Pour clore dix années d’affrontements sanglants, Alassane Ouattara tente d’instaurer la réconciliation en Côte d’Ivoire. A quelques milliers de kilomètres d’Abidjan, dans les rues de Paris, l’initiative de l’homme qui a chassé Gbagbo du pouvoir ne fait pas l’unanimité.
Sur le bitume parisien, pas un Ivoirien qui ne pleure un proche. Rue Doudeauville, une dame traîne son cabas derrière elle, triste et anonyme. Elle n’a jamais pu rentrer pour assister à l’enterrement de sa mère. Lui parler de réconciliation nationale la laisse de marbre:
«La soi-disant réconciliation… C’est quoi? On fait mal et on se demande pardon, comme les enfants. Il n’y a que désolation chez moi. On a tout arraché à ma mère, qui est restée à la morgue pendant des mois. La réconciliation, je veux bien, mais je veux d’abord que le monde entier reconnaisse le traumatisme que les Ivoiriens ont subi depuis 2002.»
Loin des tumultes d’Abidjan, et près d’un an après la crise postélectorale, la diaspora ivoirienne de Château Rouge, en plein cœur du 18e arrondissement, vit toujours au rythme des blessures du pays. Dix ans d’affrontements intracommunautaires sortis des frontières ivoiriennes par le biais des médias pour venir meurtrir le quotidien des immigrés.
La réconciliation, une affaire de politiciens?
Certes, il est loin le temps où le badaud parisien pouvait lire sur les vitrines des boutiques afro des pancartes avertissant «On ne parle pas de politique ici». Comprendre: pas touche à Gbagbo.
Au plus fort de la crise postélectorale, le simple mot «élections» suffisait pour jeter le trouble et disperser les passants. Aujourd’hui, les Ivoiriens acceptent de parler, mais nuance: le «on ne parle pas de politique» a fait place à un «on ne fait pas de politique». Pour les Ivoiriens de Château Rouge, la réconciliation n’est pas l’affaire du peuple, mais un discours d’hommes politiques.
Celle du peuple ivoirien ira de soi. Inza gère une boutique de produits frais rue Myrha. Il interdit à ses clients de parler de politique:
«Les plaies ne sont pas cicatrisées. Ma femme est repartie au bled tout le mois d’août et elle me racontait qu’il n’y avait pas un jour sans que les Ivoiriens ne s’engueulent dans les cars de ramassage.»
Pour Inza, l’urgence n’est pas à la justice ni au pardon, qui se feront naturellement:
«Aujourd’hui, les Ivoiriens ont faim, ils ont besoin de travailler. S’ils ont ça, ils vont se réconcilier et oublier le passé. On n’oublie pas la mort de son père ou de sa mère comme ça».
L’heure n’est donc pas à la roublardise: la diaspora veut panser ses plaies et apaiser les tensions. Chez Queen Africa, rue Doudeauville, les portraits de Ouattara trônent au milieu des sacs d’attiéké (mets à base de manioc). Sous le regard protecteur du nouveau président, la réconciliation est en route. Pour Aïssatou Coulibaly, une fidèle cliente, les gestes d’apaisement sont visibles:
«Avant, c’était la bagarre. Aujourd’hui on se fait la bise, on rigole… La réalité est là, monsieur Ouattara est là. On est tous des Ivoiriens; pourquoi on se bouffe le nez? Qu’on lui laisse le temps de faire son travail, il ne partira pas avec la Côte d’Ivoire. Après tout, on sort d’une guerre. On ne se rétablit pas d’un claquement de doigts.»
Même si les Ivoiriens se veulent optimistes et de bonne volonté, reste une pomme de discorde, un fruit qui empoisonne encore la rue ivoirienne, de Paris ou d’Abidjan: le sort de Laurent Gbagbo. Pour ses partisans, sa libération et celle de ses «barons» reste une condition pour rentrer pleinement dans la réconciliation.
Au Marché Gouro, dans la même rue Doudeauville, les gbagboistes ont la dent dure. En novembre 2010, dans ces mêmes boutiques, les journalistes restaient à la porte. Aujourd’hui, les mâchoires se desserrent. Quelques mots lâchés, juste le temps d’avaler des cacahuètes, l’œil encore méfiant, cherchant d’éventuelles caméras cachées:
«La commission réconciliation de Konan Bany, c’est pas du vrai, c’est du maquillage. Les pro-Ouattara sont toutes griffes dehors, prêts à nous manger au coin de la rue.»
Et le couperet tombe, point final à toute discussion:
«De toute manière, je suis apolitique. Les clients restent les clients, j’accueille tout le monde.»
L’humour pour faire la paix
Au bas de la rue des Poissonniers, autre ambiance, plus consensuelle. Un groupe de vieux Ivoiriens refont la Côte d’Ivoire à grand renfort de proverbes bien sentis. Parmi eux, Stéphane Dramane Traoré. Le visage marqué par des cicatrices et le sourire vissé aux lèvres. Il n’est pas un fervent supporter de Gbagbo, loin de là, mais de sa voix rocailleuse, il joue les sages:
«Le linge sale se lave en famille. Le président déchu est rentré dans l’Histoire et je le respecte pour avoir présidé notre grand pays. Il a été manipulé par sa femme. Moi, j’ai un cœur de maman, je sais pardonner. Ceux qui ont perdu des gens, qu’ils se réconcilient entre eux. J’ai aussi perdu des parents.»
L’avis de son ami Basile, gérant du Marché de Dabou, est plus tranché. Pour lui, le gouvernement doit cesser la chasse aux sorcières:
«A partir du moment où l’opposition est en prison, il n’y a pas de démocratie, c’est la rébellion qui a pris le pouvoir. La réconciliation, c’est entre les partis politiques, pas le peuple. Tout le monde veut la réconciliation. Mais il faut que les gens soient libres de parler, sinon on se réconcilie avec qui? Avec nous-mêmes?»
Le reste du groupe, interpellé par la conversation, acquiesce: commission ou pas, la réconciliation est en marche, et elle se fait souvent par l’humour et les chamailleries.
Chez Suzy Coiffure», Amy, pro-Ouattara, accepte même de tresser les chevelures gbagboistes:
«La, tout à l’heure, il y avait un pro-Gbagbo. Il a commencé à me chercher des histoires, je lui ai dit que je n’avais pas le moral, d’aller faire un tour et de revenir se faire coiffer ici. Moi, j’ai envie d’avancer.»
Pourtant, parler de «pro-Gbagbo» ou de «pro-Ouattara» n’a plus de sens pour Amy. La coiffeuse préfère penser au présent:
«Le pays a un président. Alors rallie-toi là, parce que Gbagbo ne sera pas libéré de sitôt; il y a encore trop de douleurs».
A Paris, les Ivoiriens n’oublient pas que la réconciliation n’est rien sans un minimum de sécurité. Surtout après dix ans de troubles. Le témoignage d’Henri Jo, membre actif du PDCI (Parti démocratique de la Côte d’Ivoire, d’Henri Konan Bédié), montre que cette question pourrait être le premier défi de la présidence Ouattara:
«Mon village a été saccagé et des soldats y sont toujours postés. Les tensions ont diminué, d’accord, on avance avec Ouattara, bien sûr, mais la priorité c’est de libérer ceux qui n’ont pas de sang sur les mains et les villages occupés par des soldats. Aujourd’hui à Abidjan, les exactions des jeunes du FRCI [Forces républicaines de Côte d’Ivoire, ndlr] sèment la panique. Avant de réconcilier, il faut sécuriser le pays. Aujourd’hui, on a toujours peur de sortir de chez nous.»
L’insécurité trahit une autre peur: celle de rater la réconciliation et de retourner dans les anciennes divisions. Gbagbo est en prison, en résidence surveillée. Ouattara est le maître d’Abidjan, mais les démons réveillés par leur lutte hantent encore les Ivoiriens, jusqu’à Paris.
Marie Alix Saint-Paul
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