Il a été le « Monsieur Afrique » de l’élysée. Aujourd’hui, il révèle les sommes folles qu’auraient reçues Chirac et Villepin.
David Le bailly et François Labrouillère – Paris Match
La disgrâce d’un homme se mesure parfois à de petits riens. Ainsi, le 20 février dernier, quand le président du Gabon, Ali Bongo, de passage à Paris, reçoit à l’hôtel George-V, Robert Bourgi attend deux heures dans un hall, seul. Qu’il lui semble loin le temps où il parlait quatre fois par jour au tout-puissant Omar Bongo, le père d’Ali, décédé en juin 2009 ! Un homme qu’il aimait comme « son père », dit-il souvent – il l’appelait d’ailleurs « papa ». Un homme qui a été le parrain de sa dernière fille, Clémence. Mais le fils Bongo veut imprimer sa marque : Robert Bourgi appartient au passé. Le vieux routier de la Françafrique – il a 66 ans – est supplanté par l’étoile montante de l’establishment parisien, le flamboyant Alexandre Djouhri, à tu et à toi avec Claude Guéant et le gratin du Cac 40. Tiens, lui aussi est là, ce 20 février, dans ce hall du George-V, à quelques mètres seulement de Robert Bourgi. Mais Monsieur Alexandre, comme on l’appelle, ne fait pas longtemps antichambre. Ali Bongo le reçoit avec joie.
Il y a encore deux ans, lorsque nous l’avions rencontré dans ses bureaux parisiens, avenue Pierre-Ier-de-Serbie, où foisonnent gravures de Napoléon et photos du général de Gaulle, Robert Bourgi ne jurait que par Claude Guéant et Nicolas Sarkozy. Du premier il disait le voir deux fois par semaine et l’avoir au téléphone tous les jours. « J’ai passé l’âge de me vanter », répondait cet avocat, qui n’a jamais plaidé, lorsque l’on feignait de s’étonner de cette proximité. Quant au second, il assurait l’avoir rencontré en 1983, le décrivant comme « brillantissime et chaleureux ». Lors de sa remise de Légion d’honneur par le président de la République en personne, le 27 septembre 2007, Nicolas Sarkozy avait évoqué une « amitié de vingt-quatre ans ». « Je sais, déclarait-il en s’adressant au nouveau décoré, que, sur ce terrain de l’efficacité et de la discrétion, tu as eu le meilleur des professeurs et que tu n’es pas homme à oublier les conseils de celui qui te conseillait jadis de rester à l’ombre, pour ne pas attraper de coups de soleil. […] Jacques Foccart avait bien raison. »
Peu connu du grand public, Jacques Foccart est, sous le général de Gaulle, le pivot des relations entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique noire, le deus ex machina dont ne cesse de se réclamer Robert Bourgi à longueur d’interviews. Dans son bureau, il montre avec fierté la figure de proue d’un vaisseau portugais coulé en Corse en 1789. « Foccart me l’a léguée », dit-il de sa voix chaude et enjôleuse. Cette filiation revendiquée a le don d’agacer les spécialistes de l’Afrique. Ainsi, Jean-François Probst, ancien conseiller de Jacques Chirac : « Foccart était d’une autre envergure. Il ne faisait pas que porter des valises ! D’ailleurs, à la fin de sa vie, il ne supportait plus Bourgi. Il ne voulait même pas qu’il assiste à ses obsèques. »
Foccart est mort en 1997, en emportant ses secrets. Bourgi, lui, a choisi de les dévoiler au grand jour. Du moins, une partie d’entre eux. Il y a deux ans, il nous jurait pourtant, la main sur le cœur : « Mon rôle est de préserver des relations privilégiées entre la France et ses anciennes colonies. Jamais je n’ai participé de près ou de loin aux côtés obscurs de la Françafrique. Je les condamne et je les combats. » En vingt-quatre heures, le discret Robert Bourgi a « jeté à terre sa tunique de Nessus », comme il l’a dit au « Journal du Dimanche ». Il désigne, avec pléthore de détails romanesques, Jacques Chirac, Dominique de Villepin ou Jean-Marie Le Pen comme destinataires des valises de billets, offrandes de chefs d’Etat africains, parmi lesquels Omar Bongo, Denis Sassou-Nguesso (Congo Brazzaville), Abdoulaye Wade (Sénégal), Laurent Gbagbo (Côte d’Ivoire) et Blaise Compaoré (Burkina Faso). La bombe médiatique est lancée, et ce fou de tennis – il a arbitré dans sa jeunesse des matchs de Rod Laver –, qui ne rate jamais une finale de l’US Open, doit annuler en catastrophe son vol pour New York, où il comptait assister au choc entre Nadal et Djokovic.
Bourgi, «mercenaire opportuniste», «personnage attachant et horrifiant»
Faut-il croire Bourgi ? Séducteur, jamais à court d’anecdotes truculentes, ce musulman chiite, né à Dakar dans une famille de riches négociants libanais, dit aimer les femmes, la bonne chère et les belles voitures – il conduit une Maserati. Chez les Bourgi, on a la politique dans le sang. Son père, Mahmoud, qui sillonnait l’Afrique pour ses affaires, était déjà l’un des meilleurs informateurs de Foccart. Lui, après un doctorat de droit public et un autre en sciences politiques, enseigne d’abord à Abidjan, où il croise le jeune Laurent Gbagbo. Puis il débarque à Paris, conseiller du ministre de la Coopération, Michel Aurillac, pendant la cohabitation de 1986-1988. Il rencontre sa femme, Catherine Vittori, à ce moment-là. Cette avocate d’origine corse l’assiste encore aujourd’hui en plaidant les dossiers de ses clients africains. Ils auront trois enfants.
Habile, Robert Bourgi sait profiter des circonstances, comme après le coup d’Etat au Niger en 2010, pour s’inviter à une réunion entre la PDG d’Areva Anne Lauvergeon et le chef des putschistes. Ou pour partir dans le plus grand secret, en Iran, négocier la libération de la Française Clotilde Reiss, avec Karim Wade, le fils du président sénégalais. Manipulateur, il obtiendra, en mars 2008, la tête du secrétaire d’Etat à la Coopération, Jean-Marie Bockel, coupable d’avoir voulu en finir avec la Françafrique. Quelques mois plus tard, le même Bockel sera invité par Bernard Squarcini, le patron du contre-espionnage français, à un déjeuner de réconciliation avec Bourgi. « J’ai découvert un personnage attachant et horrifiant », nous décrit l’ancien secrétaire d’Etat, pas rancunier. Dans un câble de la diplomatie américaine, publié par WikiLeaks, un ancien conseiller de Nicolas Sarkozy « fusille » Robert Bourgi en ces termes peu amènes : « Un mercenaire seulement préoccupé par son bien-être, un opportuniste. »
La nouvelle amitié de Dominique Villepin
Méprisé par les diplomates de haut rang, Bourgi sait pourtant faire le pied de grue dans les cabinets ministériels, lorsque ses intérêts sont en jeu. Un ancien proche de Jacques Chirac se souvient : « Lorsque j’ai été nommé, il a fait le siège de mon secrétariat, disant qu’il avait des informations extrêmement importantes à me communiquer. Il m’a même fait appeler par un ministre. J’ai demandé à Chirac ce que je devais faire. Le président m’a répondu : “Ne le prenez surtout pas au téléphone, il sent le soufre !”». En revanche, Dominique de Villepin aime recevoir Bourgi et ne s’en cache pas. Celui qui est alors secrétaire général de l’Elysée connaît bien l’Afrique. Au Quai d’Orsay, il avait été directeur adjoint aux Affaires africaines, avant d’entrer, en 1993, au cabinet d’Alain Juppé. Cultivant l’anticonformisme, Villepin aime les personnages hors norme. Tant pis si ces derniers franchissent parfois la ligne jaune. Ainsi, en avril, défendait-il devant nous son amitié avec Alexandre Djouhri, autre homme d’affaires au passé chaotique. « Ces gens-là sont capables de réussir ce que d’autres ne sont pas capables de faire ! Notre système cartésien est inopérant sur la scène mondiale. Si j’avais suivi les avis du Quai d’Orsay, j’aurais fait la guerre en Irak. Regardez au Brésil, en Argentine, au Mexique ! La culture internationale n’est pas une culture de têtes d’œuf ! »
L’amitié Villepin-Bourgi durera huit ans. Sur leur rupture, les versions et les dates divergent. Pour Bourgi, c’est Villepin qui a mis un terme aux transferts de fonds en 2005, lorsqu’il était Premier ministre. « Si un juge d’instruction vous interroge, vous met un doigt dans le cul, cela va mal finir », aurait justifié Villepin. Mais, pour les chiraquiens, c’est Bourgi qui a tourné casaque fin 2006, lorsqu’il a senti le vent changer en faveur de Sarkozy. Ainsi, dans le livre de Pierre Péan « La République des mallettes », Michel de Bonnecorse, le chef de la cellule Afrique de Jacques Chirac, raconte : « Après l’échec retentissant du CPE […], Bourgi estime que désormais la route est dégagée pour Sarkozy. Villepin est cuit… Et, au lieu de distribuer une mallette à chacun, il n’en fait qu’une, plus grosse, et la dépose aux pieds du ministre de l’Intérieur [Nicolas Sarkozy]. »
Désormais, tout le monde s’interroge. Pourquoi Bourgi a-t-il décidé de parler ? Et pourquoi maintenant ? Est-il téléguidé par l’Elysée, comme le soutient Dominique de Villepin ? Est-ce un nouvel épisode de la guerre sans fin que se livrent, depuis quinze ans, les clans chiraquien et balladurien ? Certains en veulent pour preuve la rumeur que faisait courir l’entourage de Nicolas Sarkozy sur l’origine des fonds ayant servi à Dominique de Villepin pour acheter son hôtel particulier parisien. S’arrêter à cette lecture serait cependant trop simple. Car Robert Bourgi n’a pas seulement vu son étoile pâlir auprès d’Ali Bongo et d’autres chefs d’Etat africains, comme Abdoulaye Wade. En France aussi, le nom de Bourgi n’est plus un sésame. En mai dernier, il a été rayé de la liste des invités de Nicolas Sarkozy pour assister à l’investiture du nouveau président ivoirien, Alassane Ouattara. Humiliant. « Bourgi a fait une lourde erreur sur la Côte d’Ivoire. Pendant des mois, il a assuré à Sarkozy que Laurent Gbagbo serait réélu les doigts dans le nez », décrypte un diplomate. Le dernier remaniement ministériel, en novembre, semble avoir scellé son sort. Alain Juppé, le nouveau ministre des Affaires étrangères, et Jean-David Levitte, le conseiller diplomatique de Sarkozy, ne veulent plus entendre parler de lui. Quant à Claude Guéant, c’est désormais avec Alexandre Djouhri, que le ministre de l’Intérieur s’affiche dans les lieux les plus huppés de la capitale, comme au restaurant Le Stresa.
A huit mois de l’élection présidentielle, la révélation d’une telle affaire n’est pas vraiment une bonne nouvelle pour l’Elysée. « Les remises de mallettes, c’est comme le nuage de Tchernobyl, elles ne se sont pas arrêtées à la porte du bureau de Jacques Chirac. Tout le monde a profité de la générosité des chefs d’Etat africains », lance un connaisseur du milieu politique. Alors ? Est-ce une « tentative pathétique, désespérée et désespérante », comme l’estime un ancien ministre de droite ? Ou un message à ceux qui ont voulu l’enterrer trop vite ? En tout cas, Robert Bourgi a montré qu’il conservait un vrai pouvoir de nuisance. Et rien ne dit qu’il a éclusé tous ses secrets
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