Source: Nord-Sud
Dans cet entretien, Patrick N’Gouan, explique pourquoi la société civile ivoirienne paraît dans une posture d’attentisme, à la différence de ses homologues du Burkina-Faso ou du Mali, par exemple.
Pourquoi la société civile ivoirienne ne jouit-elle pas de la même crédibilité que celle du Burkina, de la Guinée, etc. ?
Je pense qu’elle jouit de la même crédibilité. La différence se trouve au niveau du contexte et de la disposition d’esprit des décideurs. Les occasions n’ont pas manqué pour faire descendre la société civile dans la rue pour faire des revendications socio-économiques ou politiques légitimes: le scandale des déchets toxiques, la répression de la marche des ménagères contre le coût de la vie, les saccages des sièges d’ONG et d’organes de presse, la corruption et l’impunité généralisées, les compositions non orthodoxes de la Commission nationale des droits de l’Homme (Cndh-CI) et de la Commission électorale indépendante (Cei). La Cei, en particulier, qui n’est indépendante que de nom, a fait preuve d’inefficacité et de paralysie dans son fonctionnement à cause des intérêts politiciens irréconciliables ; d’où ses fâcheuses tergiversations qui ont servi de prétexte à l’ancien Conseil constitutionnel pour rendre une décision regrettable. La Cei a une part de responsabilité, aussi petite soit-elle, dans la crise post-électorale.
Dans les pays comme le Burkina et la Guinée, etc., la société civile est souvent dans la rue. Personnellement, je ne souhaite pas pour le moment pousser des gens dans la rue parce que le pays a déjà trop de problèmes. Peut-être que si on l’avait fait, on nous aurait mieux écoutés, on nous aurait mieux considérés car dans ce pays, plus on utilise la violence, plus on est écouté. J’estime que ce n’est pas la meilleure manière de procéder dans le contexte actuel. Pour le moment, nous préférons l’alerte précoce, la critique constructive, les propositions et le lobbying.
Dans les pays les plus démocratiques d’Afrique comme le Bénin ou le Ghana, les autorités auraient saisi cette attitude de fair-play et cette volonté dé négociation de la société civile pour prendre en compte ses recommandations. Mais, dans beaucoup de pays africains, dont la Côte d’Ivoire, une partie de la classe politique, se croit en compétition, voire en adversité avec la société civile. Elle a plutôt tendance à la brimer et à l’évincer de la sphère publique quand elle n’arrive pas à la manipuler. Notre rôle n’est pas de disputer la place ni à la classe politique, ni au gouvernement, ni aux pouvoirs publics. Qu’on me dise si nos propositions sont fantaisistes, légères ou inappropriées.
Autrement dit, c’est parce que la classe politique se désintéresse des propositions de la société civile que, par exemple, vous n’êtes pas représentés à la Cei, vous n’avez pas été désignés pour faire partie de la Commission dialogue, vérité et réconciliation ?
Nous, en tant que membres de la société civile, nous constituons une force de propositions. La décision finale revient aux autorités. Malgré tout, même si cela ne va pas au rythme que nous voulons, je peux dire qu’en Côte d’Ivoire, on assiste à un changement lent mais réel et progressif de mentalité au niveau d’une grande partie de la classe politique et des pouvoirs publics. Après la période post-électorale, tout le monde reconnaît maintenant que nos analyses et alertes étaient fondées. La quasi-totalité des ministères techniques nous associent de plus en plus à des consultations et des réflexions sur des projets et activités à mener. Nos organisations-membres, en raison de leur expertise avérée dans des domaines précis, participent régulièrement à des rencontres internationales de haut niveau. Par exemple, je viens de présider, il y a quelques jours, à Dakar, une des séances plénières d’un atelier de consultation organisé par la BAD (Banque africaine de développement) sur ses politiques de financement en Afrique Centrale, du Nord et de l’Ouest.
Mais, il y a certains acteurs politiques qui critiquent le fait que la société civile ressemble à un panier à crabes…
Je pense que ce sont des erreurs graves d’analyses. Dans nos pays africains, la tendance, c’est de chanter les louanges des dirigeants et de courtiser le parti au pouvoir pour chercher quelques petits avantages. Quand ce n’est pas fait, on vous assimile à l’opposition. C’est un peu le problème que nous avons. Vous devez comprendre que la force de la société civile, c’est sa diversité. Ce n’est pas un parti unique.
C’est certainement dans cet état d’esprit que vous avez jeté un pavé dans la mare en critiquant les débuts de la Commission dialogue, vérité et réconciliation. Que reprochiez-vous précisément à cette commission ?
Vu les échecs du Forum de réconciliation nationale de 2001 et du ministère de la Réconciliation nationale sous l’ancien régime, nous estimons qu’il faut en tirer des leçons et adopter plutôt les bonnes pratiques en la matière. Au sein de la société civile, il y a eu quelques réticences par rapport au choix de M. Banny, considéré comme homme politique donc partisan. Nous avons réussi à expliquer que, pour le moment, il fallait accepter le fait accompli avec le choix de M. Banny, quand bien même nous aurions préféré une procédure plus consensuelle. Toutefois, nous demandons avec insistance que les autres membres de la Cdvr soient désignés librement et en toute responsabilité par leur structure de base. De plus, nous demandons que le règlement intérieur, les prises de décisions, la méthode et le programme de travail au sein de la Cdvr se fassent de manière collégiale. Nous demandons que le mandat de la Cdvr en termes de période couverte et de faits à traiter soit défini de manière consensuelle par l’ensemble du corps social à travers les corps constitués.
Toutes ces demandes de la société civile peuvent paraître idéalistes voire contraignantes ; mais c’est dans l’unique but d’obtenir une réconciliation réelle et définitive. Si tout le monde se reconnaît dans la commission, ses décisions seront plus facilement acceptées et nous aurons la vraie réconciliation et la vraie stabilité politique, gage du développement économique.
Selon certains observateurs de la scène politique, vous êtes réputé être un polémiste voire un équilibriste. N’êtes-vous pas en train de vous préparer à entrer en politique?
Je ne suis ni polémiste, ni équilibriste. Je suis au service de la plus grande faîtière de la société civile nationale qui regroupe 132 structures issues des confessions religieuses chrétiennes et musulmanes, des organisations professionnelles, des centrales syndicales et des grands réseaux d’ONG. J’essaie de traduire à chaque fois, le point de vue objectif et majoritaire de la société civile sur chaque question. Dans une telle position, on ne peut pas se permettre d’être aligné sur un parti politique, fut-il au pouvoir ou dans l’opposition. On ne peut pas non plus être manichéen pour ne voir que du noir ou du blanc. Notre règle de conduite est l’impartialité et l’objectivité. Demandez aux organisations-membres de la Csci si elles approuvent nos prises de positions. C’est ce qui est le plus important. Mon engagement est citoyen. J’estime avoir humblement contribué, parfois au prix de sacrifices personnels, à l’affirmation de la société civile en Côte d’Ivoire. Aujourd’hui, la société civile est de plus en plus respectée, même s’il y a encore du chemin à faire.
Vous parlez de sacrifices, lesquels ?
Des sacrifices de toutes sortes, mais plus particulièrement au plan professionnel. J’ai subi beaucoup d’injustices dans ma carrière. Excusez-moi de ne pas en dire davantage.
Cela fait pratiquement trois mois que le gouvernement a été formé, comment jugez-vous ses premiers pas?
Je vais vous répondre à partir des réactions de la société civile et des populations. Cela peut constituer un feed-back utile aux pouvoirs publics. S’agissant du côté positif, nous notons une baisse notable de l’insécurité, une amélioration de la ponctualité dans les services publics, la réforme du Conseil constitutionnel, l’assainissement de la ville d’Abidjan, le redémarrage de la stratégie de réduction de la pauvreté sous réserve de l’implication de la société civile, les efforts de beaucoup de ministères en matière de consultation de la société civile, la fin de l’isolement diplomatique du pays …
Concernant les aspects à améliorer ou à expliquer davantage, nous relevons le coût de la vie, le problème du foncier rural, la situation de l’école, la justice à deux vitesses, les nominations dans les administrations publique et parapublique, le maintien de la composition politique de la Cei, les violences des Frci dans certaines localités…
Votre dernier mot ?
La Csci, en plus de ses recommandations sur des questions politiques commandées par le contexte pré-électoral et électoral, va désormais donner une plus grande priorité aux problèmes économiques, sociaux, humanitaires et de cohésion sociale, en rapport avec la situation post-crise. C’est pour cela qu’en octobre prochain, nous comptons organiser la deuxième édition des Journées de consensus national. Voilà un peu comment la société civile voudrait apporter sa modeste contribution à l’œuvre de reconstruction post-crise.
Nous comptons également accompagner le reste du processus électoral par des activités de sensibilisation, d’éducation civique, de monitoring et d’observation des élections législatives, municipales et régionales.
Entretien réalisé par Marc Dossa
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