Source: Monde-diplomatique.fr
« Nous ne paierons pas votre crise. » Les banderoles déployées fin février à Athènes, où se succèdent les grèves contre les plans d’austérité, n’auraient pas déparé en Islande, dont la population fulmine à l’idée de rembourser les dettes pharaoniques héritées de l’effondrement bancaire. Ni dans les mains des manifestants espagnols protestant contre le report de l’âge de départ à la retraite. Ni dans celles des millions de travailleurs privés d’emplois depuis le début de la récession économique. Prônant la « stabilisation » des dépenses sociales, le Fonds monétaire international (FMI) a averti : l’assainissement, en Europe, « sera extrêmement douloureux ».
Par Laurent Cordonnier
Contrairement à un ménage ou à une entreprise, un Etat placé dans l’incapacité ultime de payer ses dettes… ne les paye plus, sans disparaître pour autant du registre du commerce ou de la surface de la terre, c’est-à-dire sans être contraint à la liquidation de son patrimoine pour rembourser ses créanciers. Dans le cas d’un ménage, la faillite se solde par une liquidation : vente du manoir et de l’argenterie de famille pour payer comme il se peut les derniers salaires dus aux domestiques et les ardoises laissées chez le traiteur, le notaire ou le banquier — nous laissons au lecteur le soin de transposer à un ménage vivant sous le seuil de pauvreté. Dans le cas d’une entreprise, on vend (tant bien que mal) les machines, les immeubles, les brevets, le parc automobile, etc., pour régler (plutôt mal que bien) les fournisseurs, les banquiers, les autres prêteurs et les employés qui patientent avec leurs salaires restés en souffrance.
A la différence d’une entreprise en difficulté, qui ne peut guère tenter de se « refaire » en augmentant ses prix au moment où ses clients la quittent, et qui n’a pas toujours la possibilité de réduire ses coûts (passé un certain seuil), l’Etat dispose de moyens politiques pour conjurer le scénario-catastrophe d’un défaut de paiement, en augmentant ses recettes ou en comprimant ses dépenses. Côté recettes, il lui suffirait pour tenter de « se refaire » d’augmenter les impôts, en « visant juste » (lire « L’urgence du contre-choc »). C’est-à-dire en faisant porter les nouveaux prélèvements sur les catégories sociales les plus aisées, celles qui épargnent le plus (1) — l’opération aurait donc un faible impact sur les dépenses de consommation — et qui sont de facto les créanciers de l’Etat.
La ponction équivaudrait en pratique à supprimer cette sorte de droit censitaire de l’ère néolibérale qui revient à laisser le libre choix aux classes aisées concernant l’affectation de leur surplus de revenus non consommable : soit le destiner au paiement de l’impôt, soit le placer à rente pour financer la dette publique que leur renoncement au premier terme de l’alternative rend ipso facto nécessaire. Il suffit de formuler les choses ainsi pour anticiper que le relèvement des impôts sur les classes aisées sera toujours l’option repoussée aux dernières extrémités par les gouvernants européens.
Une fois exclu le volet recettes, si l’on renonce à relever l’impôt, l’Etat conserve la possibilité de tailler à la hache dans les dépenses publiques (et forcément dans la production de services collectifs) en réduisant les salaires, les retraites et le nombre des fonctionnaires, ou les commandes publiques. On en prend le chemin. Mais cela ne fera sûrement pas l’appoint. Par exemple, le non-remplacement en France d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite fait économiser à l’Etat 500 millions d’euros par an… à comparer aux 3 milliards d’euros de baisse de TVA accordée au secteur de la restauration (en année pleine), ou encore aux 25 milliards d’exonération de cotisations patronales que l’Etat doit (théoriquement…) compenser à la Sécurité sociale.
L’hypothèse d’un défaut de paiement des dettes publiques ne constitue plus un scénario totalement impossible
Si, en plus de ces cadeaux fiscaux, le produit de l’impôt continue de plafonner à cause d’une croissance médiocre, entretenue par un régime financier et globalisé profondément dépressionnaire, l’hypothèse d’un défaut de paiement des dettes publiques — pas seulement celle de la Grèce, mais aussi celles de l’Espagne, du Portugal, de l’Italie, de la France, du Royaume-Uni, du Japon ou des Etats-Unis — ne constitue plus un scénario totalement impossible. D’autant que, en la matière, ce n’est pas un examen rationnel de la situation financière de chaque Etat qui fera la loi mais bien plutôt l’idée que les prêteurs et les spéculateurs se font eux-mêmes de la situation. Or dès que ces acteurs s’entichent de la plausibilité d’un scénario-catastrophe (rien ne les délecte plus que les tendances permettant de faire des paris), ils déclenchent les mouvements de vente ou d’achat qui font advenir la tendance, haussière ou baissière, sur laquelle sont basés leurs paris. De ce fait, la hausse des taux d’intérêt sur les dettes publiques (ce qu’on appelle le « crash obligataire ») résulte largement d’une prophétie autoréalisatrice dont la conséquence tangible confirme leurs paris initiaux.
Pour les Etats, le moment précis où le seuil d’endettement et la charge critique des intérêts paraîtront atteints, ou au contraire sembleront évités, par l’effet boule de neige combinant le cumul des déficits et le relèvement des taux d’intérêt exigés, ne figure évidemment pas dans les manuels d’économie. Il dépend du seuil de tolérance social et politique qui permet de voir détruites sans réaction les capacités productives de l’Etat au bénéfice du paiement des intérêts privés de la dette. Avant que la coupe ne déborde, cela peut parfois prendre un « certain temps », selon le théorème de Fernand Raynaud. Mais jusqu’à quand ?
Une fois le seuil atteint, le défaut de paiement n’est plus très loin. Hormis un renflouement d’urgence du Fonds monétaire international (FMI) — ce qui serait une « humiliation », selon M. Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne (BCE), évoquant le cas de la Grèce —, il ne reste plus que la possibilité d’un financement par création monétaire. L’économiste postkeynésien américain Thomas Palley suggère que la BCE devrait se doter d’un système de droits à refinancement monétaire d’une partie des dettes publiques. Ces droits à emprunter auprès de la BCE — de la monnaie créée à cette occasion — seraient octroyés aux pays de la zone euro sur la base de quotas annuels tenant compte de l’importance de chaque pays et de sa conjoncture (2). Cela créerait une sorte de « stabilisateur automatique ». En leur prêtant de l’argent à bas coût, l’institut dirigé par M. Jean-Claude Trichet agirait ainsi avec les Etats comme il le fit pour renflouer les banques en 2008 et 2009.
Une très modeste contribution de la finance à la réparation de ses propres dégâts
L’inconvénient de cette proposition (pourtant pertinente sur le fond) tient à ce que les statuts de la BCE ont précisément été conçus pour lui interdire de refinancer directement les Etats membres, afin de prévenir toute dérive budgétaire jugée « laxiste » — mais, là comme ailleurs, la méthode paraît manquer d’efficacité…
Il y a sûrement une autre piste. Sans vouloir usurper le rôle de conseiller du grand vizir, tenu avec profit par Goldman Sachs (3), les Etats européens pourraient obliger les banques exerçant sur leur territoire à refinancer les pays en difficulté. A mesure que les titres de dette arriveraient à échéance, elles seraient obligées de souscrire aux titres nouvellement émis. En se substituant aux rentiers trop près de leurs sous, elles feraient crédit à ces Etats sur la base d’un taux d’intérêt plafonné. Au fond, cet emprunt contraint ne ferait que forcer l’âne à boire un peu au-delà de sa soif — et de l’eau un peu plus salée, il faut en convenir.
Les institutions monétaires et financières de la zone euro détiennent déjà 1 000 milliards d’euros d’encours de prêts, sous forme de crédits faits aux collectivités publiques (Etats, régions, établissements publics, etc.) et 1 500 milliards sous forme d’acquisition de titres. Soit huit à dix fois le montant total de la dette publique grecque (4). Les établissements financiers, d’ordinaire avides de titres d’Etat autrefois réputés sans risques — autrefois, c’est-à-dire avant que les banques elles-mêmes ne fassent courir tous les risques à l’économie et aux Etats —, recevraient de la sorte la monnaie de leur pièce.
Réticence des rentiers face à la perspective de leur propre euthanasie
Au-delà de cette facilité, cette façon de faire présenterait plusieurs avantages. Elle permettrait à la BCE de camper sur son quant-à-soi, en ne se portant pas directement prêteuse, alors que la solution reviendrait finalement quelque part à cela. Car les banques, forcées d’acheter de la dette grecque ou autre, devraient se refinancer en partie auprès de la BCE en lui livrant en contrepartie des titres bien notés… parmi lesquels des titres de dette d’Etats membres de la zone euro, qu’elles possèdent déjà et qui sont régulièrement admis au refinancement par l’institut de Francfort (5) ? Rien d’impossible, donc, à tout cela.
Le deuxième mérite de la proposition est qu’elle instaurerait une sorte de réciprocité entre les banques et les Etats : ces derniers étant intervenus massivement pour sauver les premières, celles-ci auraient maintenant l’occasion de se montrer reconnaissantes en se portant à leur tour au secours des Etats (pour qui aime les fables morales…). Enfin, l’opération n’étant pas sans frais pour les banques, elle retournerait une partie de la facture de la crise financière à ses commanditaires. Sans forcer l’addition, d’ailleurs. Car si, comme l’admet le consensus des économistes, la crise financière explique la moitié du creusement des déficits publics (via le ralentissement de l’activité économique et les pertes de recettes fiscales qui s’ensuivent), le plafonnement des intérêts perçus par les banques serait une très modeste contribution de la finance à la réparation de ses propres dégâts.
Mais une telle mesure (qu’il faut raisonnablement situer à l’extrême centre droit de l’échiquier politique) aurait en définitive peu de chances d’aboutir, pour une foule de raisons assez éloignées de la logique économique : procédé jugé inflationniste et donc incompatible avec l’orthodoxie monétaire ambiante ; réticence des rentiers face à la perspective de leur propre euthanasie ; divergences d’intérêts entre les pays du nord et du sud de l’Europe, etc.
L’ultime phase pourrait alors être envisagée : celle de la répudiation de la dette. Les Etats se trouvant dans l’impossibilité de se financer, même à des conditions indécentes, ont ultimement le loisir de décider de se débarrasser d’une partie du fardeau, sans pour autant cesser d’être des Etats. L’ampleur du rabais peut alors être négociée avec les prêteurs (mais qui sont-ils et où sont-ils ?) ou imposée, soit sous la forme d’un abattement sur le montant nominal des titres de dette parvenus à échéance, soit encore en suspendant pendant quelques semestres (et sans espoir de rattrapage) le versement des intérêts dus. On conseillerait cependant, et volontiers, une fois parvenu à cette extrémité, de ne pas jouer « petit bras », et de répudier totalement la dette. Car quelle que soit l’ampleur du rabotage, il vaudra à son auteur la même réputation durable de mauvais payeur. Et comme la partie ne se rejoue pas cent fois, autant que ce soit pour un maximum de bienfaits.
En supprimant d’un coup sa dette, un Etat au bord de l’asphyxie retrouve immédiatement un bol d’oxygène conséquent, correspondant au montant annuel des intérêts versés à ses créanciers. C’est-à-dire presque de quoi reprendre une vie normale, si l’économie réalisée est à la hauteur de son déficit courant (6). Pour les prêteurs, le moment serait certes dur à passer : il consisterait en effet à payer d’une seule traite le montant des arriérés d’impôt qu’ils ont accumulés depuis vingt ans en préférant des gouvernements qui s’endettent auprès d’eux plutôt que des gouvernements qui lèvent l’impôt sur eux.
Laurent Cordonnier
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