Côte d’Ivoire – Quel discours normatif sur les sorbonnes, agoras et parlements de quartiers ? Par Edmond Yao – Université de Bouaké-La-Neuve

Par EDMOND Yao – Maître de Conférences de Philosophie Politique – Université de Bouaké-La-Neuve

Quel discours normatif sur les sorbonnes, agoras et parlements de quartiers en Côte d’Ivoire ?

Dans la mesure où il ne faut guère transiger avec l’orientation normative de la philosophie politique consistant à introduire, chaque fois que besoin est, les concepts qui éclairent l’histoire, ne serait-ce que localement, il y aurait un intérêt manifeste à étudier l’émergence des saps et des phénomènes apparentés. Ce n’est pas tant le descriptif du phénomène qui importe que son élucidation censée le porter vers un rapport moins difficile à « ce que vivre en démocratie veut dire ».insi, à l’attitude des personnes directement concernées auxquelles se laissent identifier les acteurs des saps, celle des personnes potentiellement concernées ((potentiell Betroffenen) nées dans un contexte de théorisation, par Habermas, de la société civile, sera, ici, privilégiée. Ce choix paradigmatique appelle la re-définition de l’espace public (1) qui a considérablement évolué depuis la publication, en 1962, de L’Espace public, au point de donner lieu à ces spécifications déclinées par Nancy Fraser en publics forts, publics faibles et contre-publics subalternes ; spécifications non moins extensibles à la situation ivoirienne où sorbonnes, agoras et parlements (saps) du sud de la Côte d’Ivoire et ceux du nord seraient reconnus comme ayant un accès privilégié à l’espace public. Qu’est-ce qu’une sorbonne, un agora, un parlement de quartier dans le contexte ivoirien de crise ? Pourquoi ces noms ? Ces regroupements de jeunes occupant l’espace public en Côte d’Ivoire sont-ils les mêmes ? Où les classer et pour quels motifs ? (2).
Au-delà de ces interrogations, il s’agira, aussi, de poursuivre la réflexion des Intellectuels ivoiriens face à la crise (3) dans l’esprit de ce que plutôt que de se poser en force prétentieuse en face de la totalité du monde moderne, « une philosophie devenue pragmatique essaie de se localiser dans ce monde, qui est en même temps interprété par elle, de telle manière qu’elle puisse assumer divers rôles fonctionnellement différenciés et produire des contributions spécifiques». N’est-ce pas, ainsi, questionner le rôle des intellectuels, des contre-publics subalternes et de tous ceux qui se rapportent à l’espace public ? (4)

1- L’espace public : hier et aujourd’hui

Suivant l’approche archéologique menée par Habermas dans L’Espace public, des pratiques épistolaires et des écrits journalistiques, nous sommes arrivés aujourd’hui aux mass média grâce aux innovations technologiques couplées à la mobilisation intellectuelle des hommes de culture. Par la radio et les autres supports médiatiques, il est loisible de communiquer l’inspiration littéraire la plus intime au même titre que l’argument philosophique le plus percutant. « La liberté de presse, de la radio et de la télévision, ainsi que le droit au libre exercice du journalisme, assurent, écrit Habermas, l’infrastructure médiatique de la communication publique qui doit garantir l’acceptation des opinions concurrentes et une diversité représentative des opinions ». Il s’agit d’une réflexion qui, parce que située au niveau du devoir-être, laisse voir que les prétentions normatives de la presse écrite et audio-visuelle peuvent, à certains égards, décevoir certaines attentes. Ce sort du journaliste est également celui de toute personne en situation d’usage public de ses idées, qui ne remplirait pas le cahier de charge propre à la normativité démocratique en accord avec les critères de sincérité, d’objectivité et d’authenticité des opinions des uns et des autres.

Lorsque l’on se rapporte aux sorbonnes, aux agoras et aux parlements de quartier qui se réclament de l’espace public en Côte d’Ivoire, c’est précisément sur le moment de la perversion de l’opinion (publique) qu’on cherche à croiser les regards et les tirs. La question mérite d’être traitée d’autant plus que la connivence entre ce type de regroupement et les mass média est connue. Leur influence ne se discutant quasiment plus, ce sont les sujets et les faits susceptibles d’être médiatisés que l’entreprise normative regarde. Si, comme nous pouvons le constater, à la différence des siècles passés, la présence physique des masses manifestant sur les places et dans les rues peut déployer une violence révolutionnaire, c’est en raison de sa transformation « par la télévision en une présence ubiquitaire ». Il s’ensuit que l’importance des saps n’a pu s’accroître qu’en raison de la couverture médiatique dont ils bénéficient depuis les places publiques et les coins de rues où ils ont élu domicile. Ils occupent ces lieux sans en avoir, en règle générale, l’autorisation de la puissance publique, notamment celle du premier magistrat de la ville, d’exercer ; car il ne suffit pas d’avoir un arrêté ministériel de constitution légale d’une association pour se voir décerner un terrain urbain d’existence. Que les saps passent ces procédures, cela peut déjà expliquer la nature de leur rapport aux normes en vigueur dans la société ivoirienne. Faut-il pour autant les soupçonner d’être de purs et simples hors-la-loi ?

2- Excursus dans les zones de turbulence politique : le cas ivoirien

Ce n’est trop fort de tenir les saps pour des zones de turbulence. En plus de leur rapport décalé à la loi, rappelons que de grains de quartier qu’ils étaient pour la plupart, les saps en sont arrivés à déborder et leurs frontières physiques, et leurs frontières idéologiques. Leur désignation en dit long, qui traduit une soif d’excellence qui ne trouve guère à être étanchée auprès d’une société qui n’a de cesse à se dégrader. La sorbonne est, en effet, le nom de baptême d’une série d’universités parisiennes, dont la qualité des enseignements, quoiqu’en dise Raguet, reste mondialement connue et défendue ; comme l’est le parlement à l’échelon de la démocratie parlementaire.
En baptisant par les noms de sorbonne, d’agora, lieu par excellence de la théâtralisation verbale de la démocratie athénienne, et de parlement, ceux qui procèdent ainsi entendent donner l’assurance de jouer le jeu de l’excellence et du discours rationnellement motivé. Les sorbonnes abidjanaises n’ont-elles à la vérité rien à envier aux sorbonnes parisiennes ? Les parlements de quartiers ont-ils des raisons de se comparer au parlement national ?

Ces questions dont le caractère rhétorique saute aux yeux, orientent vers le chemin de la caricature du savoir d’un côté, et de l’autre, de la démocratie. En effet, en grands orateurs improvisés, les usagers des saps se prennent pour des « spécialistes » de l’actualité, des « experts » des questions politiques, alors qu’ils semblent, dans une large mesure, mal-traiter au lieu de les traiter, les sujets qu’ils choisissent au gré des attentes des chapelles idéologiques et politiques de référence. Alors que les saps du sud s’aligneraient sur les thèses du néocolonialisme orchestré par la France avec pour suppôts les rebelles qui occupent la partie nord de la Côte d’Ivoire, les saps du nord s’occuperaient à dénoncer un processus démocratique confisqué par le Front Populaire Ivoirien.

C’est dire qu’en même temps qu’ils cherchent à développer un discours (heureux) de l’émancipation au nom de l’État de droit démocratique, les saps en déchireraient le voile de protection qu’il offre à tous ; leur formation, leur source de financement et l’autonomie qu’ils revendiquent ne facilitant pas les choses. Cela mérite d’être souligné, ce n’est guère l’élève, l’étudiant, l’enseignant, le salarié qui occupent la scène des saps ; ces derniers s’y retrouvant qu’à titre de curieux passants ou de partisans face à des orateurs bien décidés à débiter tout ce qu’ils ont dans leur tripe pour le grand bonheur de la belle société civile ivoirienne. Celle-ci serait dès lors si mal outillée qu’elle stimulerait une opinion publique du même genre.
« Pour constituer une opinion publique, explique Yacouba Konaté, il ne suffit pas qu’une société politique se représente comme société civile. Le type de société civile caporalisée par l’alliance des jeunes patriotes a, ajoute-il, son pendant en zones rebelles. Il n’y a pas d’opinion publique là où il n’y a pas de place pour une discussion normée selon les règles du débat d’idées. L’opinion ne devient publique, peut-il poursuivre en guise de remarque forte, que si elle permet une certaine interactivité et une autonomie avérée par rapport à la société politique en tant que telle ».

La séparation entre la société politique et la société civile, remarquablement étudiée et conseillée par Habermas, ne semble pas être effective en Côte d’Ivoire. Les conséquences (négatives) en sont nombreuses. Konaté en cite quelques unes. La plus pernicieuse d’entre elles semble être la perte de l’autonomie réelle, en tant que cause et conséquence. En d’autres mots, si les acteurs de la société civile en Côte d’Ivoire, précisément ceux des saps, n’arrivent pas à s’émanciper de l’appareil politique, le crédit à leur accorder, quant à la nature publique (raisonnée et délibérée) de leurs opinions, sera difficile à obtenir. Or, l’émancipation politique dans laquelle se reflète l’autonomie individuelle, ne s’obtient pas du jour au lendemain, portée et modelée qu’elle est, par l’histoire de l’État considéré.
En Côte d’Ivoire, comme le montre bien la trajectoire historique, c’est la politique du père de la nation , celle d’Henri Konan Bédié, celle de Guéi Robert et enfin celle de Laurent Gbabgo qui contribuent à façonner l’autonomie individuelle et la conscience collective des ivoiriens, en particulier celles des jeunes qui, ces dernières années, semblent bien se prêter à l’image choisie par Konaté :

« La poule qui picore dans la basse-cour déplace comme une traînée la bande de poussins. Quant à la mère canne, elle ne conduit pas sa progéniture, elle la suit. Dans l’histoire contemporaine de la Côte d’Ivoire, et notamment dans la parenthèse d’incertitude ouverte avec la mort de Félix Houphouët-Boigny, « sa » jeunesse, est passée d’une philosophie de la mère poule à une stratégie de la mère canne. Chacun s’assoie et les jeunes poussent. Ils poussent et ils tirent ».
C’est à une perte d’autonomie à double tranchant que nous ouvre le texte de Konaté qui termine, avec cette réflexion, une longue approche étiologique de la crise ivoirienne. Comme il le reconnaît lui-même, à travers les cas sénégalais et chilien, ce n’est pas une spécificité de la Côte d’Ivoire, mais plutôt celle des espaces où la démocratie peine à s’établir durablement. La structuration de l’espace public ivoirien est aux couleurs de la crise qui divise le pays en zone sud gouvernementale et zone nord rebelle, avec un effet de duplication de par et d’autre des faits et gestes des saps.

Comme au sud où les leaders des saps semblent jouir d’un accès direct et privilégié aux média, au nord, les jeunes patriotes passent pour être dans les bonnes grâces des supports médiatiques tels que « TV Notre Patrie ». Avant de les re-situer dans une perspective moins conjoncturelle, il n’est pas inutile de camper chez les saps des deux côtés de la ligne de front, l’arrière-plan d’un rapport monolithique à l’espace public qui succombe « fatalement » à la tentation totalitaire et au régime de violence comme son âme (arme). Quoique générale, la réflexion de Jean-François Bayart, qui s’ancre dans le régime de la violence citadine propre à cette partie de l’Afrique où des jeunes organisés ou non, ‘’miliciarisés’’ ou pas, préfèrent la violence à d’autres modes de règlement pacifique des différends (politiques), n’est pas moins éclairante :

« Les principales catégories qui problématisent la fabrique coercitive du politique, à commencer par celles de l’ethnicité ou de la « jeunesse délinquante », se sont nouées lors du moment colonial. Et leur actualisation dans le moment postcolonial constitue la grille d’entendement par laquelle s’énoncent les mobilisations ».
Selon Bayart, il y a un continuum de l’époque coloniale à nos jours, celui de la « chicotte » comme violence exercée sur le corps pour faire partager un idéal ou pour réprimer les contrevenants à celui-ci. Et, dans l’esprit de tous ceux qui privatisent cette violence de l’État, ils y sont enjoints en tant que supplétifs des carences de l’État. Pour s’en convaincre, dans le cas de la Côte d’Ivoire, le régime privé de la violence (verbale) qui semble faire corps avec les saps, y est, non pas en tant qu’invité surprise, mais parce que la société ivoirienne semble l’appeler et la chérir, du moins ceux qui le prolongent sur le terrain politique.
Alors que leur regroupement invitait à une concurrence d’interprétation et de légitimation du fait politique, en ses versions tant structurelles que conjoncturelles, l’histoire et les réflexions existantes viendraient contredire les saps comme pour saper le moral des ivoiriens avides de démocratie radicale (au sens communicationnel exposé par Habermas) et de paix perpétuelle (au sens kantien). Que la voie nouvelle à explorer provienne des analyses récentes de Fraser fondées sur la positivité de l’espace public élaboré par Habermas et ses re-traductions, est le sens des lignes qui suivent. Mais avant, voyons jusqu’où Habermas a poussé sa conceptualisation des acteurs de l’espace public avec les personnes potentiellement concernées.

3- Les intellectuels ou les potentiell betroffenen : espoir de l’espace public ?

C’est dans les derniers écrits politiques de Habermas, notamment dans Droit et démocratie, qu’une place centrale est accordée aux personnes potentiellement concernées. Mais, déjà dans les Écrits politiques un certain portrait de ces personnes était envisagé à travers Henri Heine qui a su exercer le métier critique de l’intellectuel — qui a toujours besoin d’auto-critique. « Ce sont, écrit Habermas, les révélations des crimes nazis qui nous ont ouvert les yeux sur les aspects monstrueux et inquiétants que Heine pressentait jusque dans nos meilleures traditions, jusque dans celles-là même auxquelles nous ne saurions renoncer » . Que l’intellectuel ne se préoccupe pas d’être applaudi, qu’il fasse son travail, telle est l’éthique de la responsabilité de l’intellectuel qui se dégage de la vie de Heine et à laquelle renvoie le rapport des personnes potentiellement concernées à l’espace public, où elles ont à faire résonner des sujets sur lesquels la jalousie et la myopie (scientifique) des personnes directement concernées pourraient devenir la pire des tyrannies contre la vérité.

Pas plus que la philosophie qui a fait son mea-culpa, aucun cercle ne peut prétendre avoir un accès privilégié à la vérité ; d’où tout l’intérêt de sa quête perpétuelle et de son renouvellement dans l’effort des personnes qui s’intéressent à elle ; car la vérité n’est pas à prendre pour « une prostituée » qui se jette dans les bras de qui ne la séduit pas. Séduire la vérité, c’est la pourvoir en arguments contre d’autres prétentions argumentatives. Selon Habermas, « les institutions et les garanties juridiques de la libre formation de l’opinion reposent sur le terrain instable de la communication politique entre ceux qui, tout en les utilisant, les interprètent, défendent et radicalisent leur contenu normatif » et « ceux qui se contentent de se servir des tribunes existantes, par une double orientation caractéristique de leur politique ». Ces derniers comptent sur « leur programme pour exercer directement une influence sur le système politique », mais ils espèrent l’adhésion et de la société civile et de l’espace public. En cela, ils « cherchent en même temps à stabiliser et à élargir la société civile et l’espace public et à s’assurer à la fois de leur propre identité et de leur capacité d’agir ».
C’est sur cette dernière attitude, décisive lorsqu’on entre dans l’univers ivoirien des saps, où il s’agit de se servir d’un espace public pour faire passer des positions partisanes, (au lieu de radicaliser les contenus normatifs de la démocratie parmi lesquels la justice, le bien-être collectif et les droits fondamentaux) que nous insisterons pour problématiser l’action des personnes directement concernées dont pourraient bien faire partie les saps, mais surtout pour faire droit à la contribution de Nancy Fraser.

4- Le concept de contre-publics subalternes est-il extensible aux saps ?

Il est bon d’insister sur la domestication de la violence en société des hommes par le principe de la souveraineté populaire clairement élaboré par Rousseau. S’il reprend à Rousseau un tel principe, Habermas ne le porte à sa nouvelle vision qu’en se souvenant, non seulement de Kant, mais aussi et surtout de Hannah Arendt en vue de défendre la culture communicationnelle contre la violence révolutionnaire. Arendt tire, en effet, comme leçon radicale du fait totalitaire, l’idée du pouvoir politique « comme une force d’autorisation se manifestant à la fois dans la création d’un droit légitime et dans la fondation d’un certain nombre d’institutions, dans des ordres qui protègent la liberté politique, dans la résistance aux répressions qui menacent de l’extérieur ou de l’intérieur la liberté politique, et surtout dans les actes fondateurs de la liberté même qui créent de nouvelles lois ».
Cette relation à Arendt n’est pas fortuite, en ce sens qu’elle vient dire qu’aux portes de la Côte d’Ivoire, rôdait, à un moment donné, la dérive totalitaire. En effet, l’écroulement des hiérarchies militaires, la montée en puissance des milices transformées en polices sécrètes, le flottement des centres de décision, l’écrasement des Droits de l’Homme, etc. en sont la preuve. Ces constats sont extensibles aux « deux parties » de la Côte d’Ivoire : le sud de la loyauté démocratique et le nord de la contestation d’une certaine légitimité démocratique. Cela revient à dire que les tentatives (volontaristes) visant à traduire en débats publics les douleurs et les affres de la crise connaissent des fortunes diverses. Souvent désespérées et faibles, elles sont l’œuvre de personnes directement concernées se sentant interpellées parce qu’elles sont du pays agressé ; parfois enjouées et fortes, elles procèdent de la volonté de magnifier les valeurs démocratiques reconnues universellement.
Alors que la première catégorie de personnes agirait en vue soit d’une revanche personnelle sur l’histoire, soit d’une défense de la patrie, la dernière catégorie, quant à elle, déroulerait une action authentiquement citoyenne. L’une semble se donner et se battre sans taire les ressentiments et déceptions ; l’autre s’attacherait aux normes démocratiques qui favorisent sinon un patriotisme de type constitutionnel, au moins une occupation critique de l’espace public, telle qu’on le découvre sous la plume de Fraser à propos des contre-publics subalternes aux États-Unis. À bien comprendre Fraser, cet univers fonctionne comme un pôle de résistance d’où émergent des contre-discours. Sur quoi portent de telles résistances ? La réponse fraserienne est la suivante :

« Dans la mesure où ces contre-publics naissent en réaction aux exclusions au sein des publics dominants, ils contribuent à élargir l’espace discursif. Ils obligent en principe à ce que les hypothèses qui ne faisaient l’objet d’aucune contestation, soient publiquement débattues. La prolifération de contre-publics subalternes est en général synonyme d’un élargissement du discours contestataire, ce qui est positif dans les sociétés stratifiées ».
Ces publics seraient, par conséquent, à même de percer la cage d’acier dans laquelle les forces stratégiques tentent d’emprisonner l’action collective. Rappelons que la société au sein de laquelle Fraser expose ses idées, est bien celle des États-Unis, marquée par diverses formes d’exclusion et de marginalisation. « L’exemple le plus frappant, écrit-elle, est certainement le contre-public subalterne féministe de la fin du XXème siècle aux États-Unis, avec son large éventail de journaux, de librairie, de maisons d’édition, de réseaux de distribution de films et de vidéos, de séries de conférences, de centres de recherches, de programmes universitaires, de congrès, de conventions, de festivals et de lieux de réunions au niveau local ».
Dans cet espace, explique Fraser, les femmes féministes ont inventé de nouveaux termes pour décrire la réalité sociale, comme ceux de « sexisme », de « double journée de travail », de « harcèlement sexuel » et de « viol conjugal, viol commis lors d’un rendez-vous amoureux ou viol commis par un proche ». Fortes de ce langage, dit-elle, en guise de satisfaction personnelle, nous avons redéfini nos besoins et nos identités, gommant ainsi partiellement ; mais sans le faire disparaître complètement, notre désavantage dans les espaces publics officiels.
À l’intérieur de la société américaine fortement divisée, le ton de la réparation a pu être donné, à l’échelon des femmes, à travers théâtralisation et dramatisation de leurs situations respectives. En citant ce passage, nous visons davantage les supports mobilisés par les femmes pour faire passer leur cause. De tels supports ne sont pas adossés à la violence, mais à l’usage public des idées et à la visibilité qui en découle. C’est ainsi tout l’intérêt de l’appel aux développements de Fraser, qui conduiraient à soutenir que les saps du nord préfigurent la marche des contre-publics subalternes vers une remise en cause des pouvoirs dominants, à la différence des saps du sud qui, dans la mesure où ils semblent être de « l’appareil », auraient du mal à faire figure de pôle de résistance à la domination politique qu’ils partagent, quoique subsidiairement, avec le pouvoir dominant qu’ils « poussent » ou supportent.

Cependant, les saps du sud reviennent à l’éligibilité au statut de porteurs de contre-discours d’émancipation, dans les termes de la logique fraserienne des contre-publics subalternes, par le détour de la communauté internationale, notamment de la France accusée à tort ou à raison de connivence avec l’ennemi. Les publics et contre-publics sont, par conséquent, dans un jeu complexe avec l’espace public politique. Ils ne sont pas toujours vertueux. En effet, certains d’entre eux, fait remarquer Fraser, sont malheureusement explicitement anti-démocratiques et anti-égalitaires, et mêmes ceux qui sont animés d’intentions démocratiques et égalitaires ne sont pas épargnés par des modes spécifiques d’exclusion et de marginalisation informelles ».
Il est donc difficile de croire en un monde des contre-publics subalternes rompus aux bonnes mœurs démocratiques. Leurs intentions pourraient bien être en divorce avec leurs actions. L’abîme qui sépare volonté et réalité vient encore une fois d’être reconduit dans l’analyse de Fraser, à la suite de Habermas qui plaçait dans l’entre-deux des faits (Faktizität) et des normes (Geltung), l’intérêt à délibérer et à se remettre indéfiniment à l’ouvrage. C’est ainsi dans l’unité théorique à sceller entre Habermas et Fraser que l’espace public, à la remorque du contenu normatif de la souveraineté populaire, tombera sur son âge d’or.
Marqué par les thèses des deux auteurs, notre discours a alors cherché à avancer en gagnant sur son côté droit l’idéal de l’espace public désembourgeoisé et sur son côté gauche, l’idée que tous les publics comptent en démocratie réelle. À ce propos, nous n’avons guère de raisons de disqualifier les sorbonnes, les agoras, les parlements de quartier ivoiriens qui prétendent rendre service à l’État de droit démocratique en crise. Ils procèdent certainement du lot des contre-publics subalternes de Fraser ; ce gros lot quand il s’agit des pays post-coloniaux où les codes d’accès à la participation politique effective sont frappés du sceau du secret (privé) et où les dirigeants politiques ont rarement réussi l’effacement des injustices sociales laissées par le colonisateur. Car, dans les villes comme dans les campagnes, la démocratie qui reste, avant tout, une logique de la ville moderne, n’atteint pas à la bonté qui préside à son institution. Les contre-publics subalternes ont donc beau jeu et prédisent pour la justice sociale un avenir meilleur.

Remarques finales

En choisissant de réfléchir sur les sorbonnes, les agoras, les parlements qui peuplent les villes ivoiriennes et sur principalement, leur relation à l’espace public en contexte de crise, nous entendions faire partager deux idées fortes. D’une part, à l’intérieur d’une crise si aigüe soit-elle, le fil institutionnel (normatif) d’entrée et de sortie des conflits n’a pas à être cassé voire aboli en ce qu’il est la condition du jeu des organes centraux et des contextes périphériques desquels relèvent les saps ; leurs discours et contre-discours n’étant pas définitivement en dehors des prétentions normatives propres aux contre-publics subalternes thématisés par Fraser. D’autre part, n’ayant pas un accès exclusif ou privilégié à la vérité, les victimes et les saps qui les accueillent ou recueillent, peuvent-il se soustraire de l’approche coopérative de la décision, qui permet de rapprocher relation plébiscitaire et relation problématique à la décision ?
Souvenons-nous, en guise de réponse forte, que « plus la force de socialisation inhérente à l’activité communicationnelle est paralysée dans la vie privée et plus l’étincelle de la liberté communicationnelle s’éteint, et plus il est facile de faire en sorte que les acteurs isolés et aliénés les uns par rapport aux autres se comportent comme des masses, de les placer sous surveillance et de les mobiliser dans un sens plébiscitaire ». C’est ce qui semble arrivé (fatalement) dans une société fragmentée par la crise, comme la Côte d’Ivoire.

Les sorbonnes, les agoras et les parlements de quartier sont, certes, des lieux décidés à traiter l’actualité, de la plus brûlante à la plus splendide, de la plus difficile à la moins problématique, mais leurs animateurs ont à comprendre que le modèle du cercle fermé ou de groupe de partisans reste un rapport moins problématique à l’espace public, au sens où la « problématisation» traduit une attention soutenue et accrue du public de personnes potentiellement concernées pour une recherche intensifiée de solution. Ils ont, en cela, à s’ouvrir au monde intellectuel.

Interroger sur le devoir de l’intellectuel ivoirien par Ousmane Dembélé, Bathélémi Kotchy a donné cette réponse : « Nous avons le devoir d’éduquer le peuple. En tant qu’intellectuels, nous avons une vision que celui-ci n’a pas ».
Même si on peut ne pas partager l’ensemble des points de vue, énoncé relativement à la difficile question constitutionnelle constitutive d’une souveraineté nationale ouverte (ou) ou close (et) en Côte d’Ivoire, il est par contre difficile de ne pas reconnaître que si nos parents nous ont inscrit à l’école (des blancs), c’est pour faire face aux défis du monde moderne en en établissant les continuités heureuses avec leur monde traditionnel, de même qu’en rejetant d’une main ferme ses avatars et ses paradoxes.

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