Les artistes zouglou ont ceci de particulier qu’ils savent toujours prendre une bonne longueur d’avance sur tous les observateurs attitrés de la société ivoirienne. En scandant , il y a de cela quelques années, « Guéré ô Abidjan ô Guéréééé!!!! » Yodé et Siro n’avaient pas mesuré la pertinence de cette sociologie spontanée, appelée à faire office de corpus social.
Voilà que Bah-Henri, enseignant-chercheur, professeur de philosophie à l’Université de Bouaké vient de faire une proposition intitulée « Violence à Duékoué, comprendre pour mieux agir » sur le portail de connectionivoirienne.net, ce jour du 25 juillet 2011. Il reprend en échos le motif « guéré » , non pas pour en rire, mais, pour dit-il, « Pleurer secrètement et silencieusement, mais dignement ; travailler à veiller sur le reste de mes parents et à éveiller leur conscience ».
Je voudrais d’abord rassurer le professeur, tous les Ivoiriens pleurent avec lui et avec les parents de toutes les victimes de cette idiote conflagration post-électorale. Sans savoir qui est « Guéré » et qui ne l’est pas, de quelle région est-on le rejeton ou le porte-parole, qu’on soit d’Abobo, de Guiglo, d’Abengourou, de Bouaké ou de Duékoué, nos morts et leurs survivants participent tous, au même titre, de notre imaginaire national.
Pourquoi cette nécessaire solidarité dans la douleur? Parce que « la vie n’est pas un spectacle, qu’une mer de douleur n’est pas un proscenium , qu’un homme qui crie n’est pas un ours qui danse » (Aimé Césaire, 1983; 22). Ici, au moins, on ne suspectera pas certains morts d’être des metteurs en scène, de s’être badigeonnés de mercurochrome, on s’excluera pas la douleur des autres de la mémoire de la nation.
Je voudrais, ensuite, après avoir pleuré avec lui, marquer mon désaccord avec son texte que je trouve truffé de choses non-dites, de manipulations sournoises, car prétendant aller à la réconciliation, sa contribution comporte trop de demi-vérités, (voir par exemple sa cartographie des alliances ethnico-politico-militaires) au point d’être affectée à un travail idéologiquement déterminé.
Dans l’ensemble, sa démarche argumentative a porté le reflet de ce qui constitue l’épistémè des laboratoires ivoiritaires des Universités ivoiriennes: un mode de pensée du « Soi » contre « l’Autre », tel qu’il part de l’idéologie de l’autochtonie au ressentiment ethnique. Pour cette raison, Bah-Henri répondra avant tout d’une identité d’« intellectuel guéré » avant qu’il ne porte l’étendard du symbole national. Puisqu’il qualifie son analyse de « froide » , le professeur aurait pu faire sien cette recommandation de Durkheim, à savoir « considérer les faits sociaux comme des choses » Il aurait alors échappé à cette tendancieuse objectivation de soi au prétexte de « sauver encore ce qui reste de ses parents et de sa région ».
Au demeurant, J’ai bien peur que la plume de Bah-Henri ne fonctionne comme les armes des miliciens guérés dont il narre les hauts faits en les disant « bien entraînés », malheureusement « abandonnés et non encadrés », quoique « invincibles », d’un destin des brigands qui rançonnent et assassinent les voyageurs.
En fait, la méthodologie de l’auteur procède d’une vieille ethnologie, obsédée par une histoire des peuplements du territoire ivoirien, c’est-à-dire, une odyssée de l’occupation des terres, animée par le mythe de la sédentarisation, donc rythmée par le discours sur la primauté ou sur la légitimité de la possession, en tant qu’éléments significatifs d’identité et/ou de citoyenneté (autochtones Vs allochtones, allogènes): « Les premiers habitants de cette zone et aujourd’hui considérés comme originaires de Duékoué sont les Guérés (wê), (…) Duékoué a accueilli dans ses forêts, toutes ces populations venues de tous les horizons et qui avaient « faim et soif » Ces populations « étrangères » et allochtones sont installées et intégrées à Duékoué au point d’en faire « chez elle », « leur ville ». Écrit-il avant de poursuivre « Hélas, cette ville est aujourd’hui celle d’une autre expérience à double face : celle du génocide à l’ivoirienne dans lequel l’ami qu’on a hébergé devient notre bourreau ou finit par devenir notre « gibier ».
Par soucis d’économie, je ferai l’impasse sur ce traitement stéréotypé [Nous: (hospitaliers, bons, gentils) Vs Eux (ingrats, méchants, violents] que le professeur prétend combattre en l’investissant avec dextérité pour le cacher entre les lignes.
Tant qu’il s’agit de douleurs et de pleurs, je n’insisterai pas non plus sur le caractère consacré du mot « génocide » ici usité, afin de ne pas remuer le couteau dans la plaie.
Qu’il me soit permis de rappeler tout de même que ce type de conflit entre le propriétaire foncier et son hôte a une histoire aussi vieille que la côte d’Ivoire elle-même, avant qu’il ne coïncide, tardivement, avec des événements politiques majeurs (sécessions, élections, coups d’États ou rebellions).
On pouvait en faire remonter l’histoire au temps colonial quand furent introduits dans les zones fertiles de la partie Sud de notre pays, le café et le cacao. Déjà, la main d’œuvre voltaïque venue du Nord ne manquait pas de poser quelques sérieux problèmes.
Puis, dès les années 1970, avec la construction du barrage de Kossou, les populations baoulés se déportèrent dans la zone ouest à la recherche de terres cultivables.
Á la même époque, en pays bété, avec l’épisode du Guébié, il eut des affrontements et leurs lots de massacres à propos du foncier. Les mêmes malheureuses scènes ont refait surface à l’occasion du boycott actif de 1995 du FPI de Laurent Gbagbo.
Si les choses ressurgissent ainsi chez le professeur et « ses parents guérés » en 2002, cela tient d’un ensemble de représentations, savamment entretenues par des politiques locaux ou des élites ethniques, convaincus que «plus de la moitié de l’économie de la zone est aux mains des allogènes et allochtones ».
On voit donc Duékoué n’est pas que le condensé de toute la complexité de la crise ivoirienne, il en porte également les traces de ressentiment, tel que celui-ci mêle frustration économique, invisibilité politique et illusions ethniques ou prétentions identitaires au motif du foncier.
C’est justement ici que Bah Henri traduit un pan du ressentiment « guéré », à l’origine de tout le drame.
En effet, une des variations des idéologies de cette nature, c’est de prendre appui sur des paralogisme principiels inconséquents, transmués en frustration, rancœur, convoitise, et envie, puis, à une prise en charge programmatique de mise en discours, de visions du monde et de stratégies politiques de type communautariste.
Autrement dit, quand Bah -Henri parle de « main mise sur l’économie » de sa région par des allochtones et allogènes, il rend ces derniers coupables ou fautifs d’être bénéficiaires du fruit de leur labeur, dans un contexte de transactions consenties par toutes les parties.
De mon point de vue, pour mieux comprendre le drame de Duékoué et agir efficacement, il faudra, déjà dans la texture de sa narration, se défaire du pathos de la plainte et de la rancune spécifiques, c’est-à-dire du ressentiment qui pose l’altérité comme origine de tout le mal afin de se victimiser soi-même et en tirer toutes les dividendes symboliques.
Il faudra, également, que les élites locales modifient leur grille définitionnelle de ce qu’il faut entendre en ce 21è siècle par « la modernité ivoirienne ». Elles pourraient commencer, d’une part, par se guérir du complexe de l’autochtonie, En effet, si « le conflit à Duékoué est aussi celui de l’identité, de la nationalité entendue comme appartenance à la nation, à la terre (…) Le Guéré appartenant à « sa terre », comme dit le professeur Bah-Henri, il devra aussi admettre que le code foncier autorise tout citoyen de nationalité ivoirienne à accéder à un titre foncier (loi 98-750) .Or les Baoulés, les Sénoufos, les Koulangos et même certains originaires du Burkina Faso, devenus « Ivoiriens » peuvent se retrouver à Duékoué sans y être considérés comme des « étrangers » parce qu’étant des citoyens ivoiriens vivant et travaillant dans leurs pays. Conséquemment, les jeunes Atchans comprendront qu’ils ne sont pas « propriétaires » d’Abidjan dès lors que cette ville, mise en valeur par tous, a été érigée en capital ivoirienne au nom de l’idéal national.
De la même façon, un fonctionnaire Abbey, ayant vécu et travaillé à Katiola pendant plus de trente ans est en droit de s’y sentir chez lui, d’y finir ses vieux jours sans que le premier venu ne l’exproprie de son habitat au motif d’être sur la « terre de ses ancêtres ».
Enfin, le problème économique des désirs inassouvis se règle par le travail, et non par le recours systématique aux milices et aux mercenaires, furent-ils les « frères guérés venus du Liberia en renfort ». Je crois humblement, au risque de me tromper que s’il n’existe pas de Maho Goflei (chef milicien), ni de Flgo (front de libération du grand ouest) , encore moins de Apwê (alliance des patriotes wê), dans aucune autre région de la Côte d’Ivoire, mis à part quelques dérivés dans les zones fanatisées de Yopougon et d’Abobo, c’est bien parce que cette méthode de défense et illustration d’une identité nationale est une aventure ambiguë.
Plusieurs cadres l’ont si bien compris qu’ils ne déversent pas des armes lourdes dans les espaces revendiqués comme leurs lieux d’identité sociologique. Ils n’ont jamais appris à leur jeunes frères à devenir « des guerriers invincibles », ils leur montrent une autre voix: celle du travail ordinaire qui fait vivre la nation dans sa plus simple expression. Peut-être est-ce cette humilité qu’il faudra proposer aux frères « guérés » de Duékoué.
Dr David N’goran
Comparatiste et Politologue
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