Francis Wodié promu président du Conseil constitutionnel: un honnête homme quelque peu dépassé.
La Dépêche Diplomatique – La dépèche diplomatique
Il y a huit mois, après des décennies de combat politique, mais constatant l’échec historique de la gauche ivoirienne, Francis Wodié, candidat au premier tour de la présidentielle 2010, décidait de démissionner de la présidence du Parti ivoirien des travailleurs (PIT). Il avait obtenu 3,56 % des voix à la présidentielle 1995 et 5,25 % en 2000. « Cette année [2010], ce sera au moins 15 %. Au moins », avait-il prédit à Malika Groga-Bada (Jeune Afrique du 24 octobre 2010).
Wodié, candidat du PIT, ne fera que 0,29 % soit 13.406 voix, loin derrière le trio de tête (Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo et Henri Konan Bédié), mais aussi Toikeusse Albert Mabri de l’UDPCI et Konan Gnamien de l’UPCI. « Une véritable débâcle électorale » avait commenté le vieux combattant socialiste. Le jeudi 11 novembre 2010, il décidera donc de démissionner de ses fonctions constatant que les électeurs « veulent la même politique à base de régionalisme et de clientélisme » ; « je n’ai pas ma place dans cette politique », affirmera-t-il alors (cf. LDD Côte d’Ivoire 0272/Mardi 16 novembre 2010). Le voilà, pourtant, promu à la présidence du Conseil constitutionnel. Avec la rude tâche de lui redonner sa légitimité.
Né en 1936, c’est au sein de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) que Wodié a fait ses armes de militant politique. En France, la période est propice à la mobilisation « à gauche » des étudiants africains : guerre d’Algérie et lutte pour les indépendances, manifestations contre l’assassinat de Patrice Lumumba, etc. En 1961, Wodié, étudiant en droit, fera partie de la flopée des expulsés de France. En Côte d’Ivoire, la situation politique est loin d’être sereine. Le 5 avril 1962, Félix Houphouët-Boigny réclamera le vote d’une loi autorisant le gouvernement à prendre des mesures d’internement et d’assignation à résidence, voire d’obligation de travail, contre toute personne qui pourrait être suspectée de s’opposer au pouvoir. L’année suivante, en 1963, une cour de sûreté de l’Etat sera implantée à… Yamoussoukro ; un tiers des membres du bureau politique du PDCI seront arrêtés et emprisonnés. Houphouët voit des complots partout ; y compris dans son propre camp. A plus juste raison, pense-t-il, chez les intellectuels « subversifs ».
Pour Wodié, c’est le temps du yo-yo, alternance entre enseignement, emprisonnement, formation (il sera agrégé en droit public), exil (en Algérie), militantisme (il participera à la fondation du Synares), récompense et reconnaissance (il deviendra doyen de la faculté de droit)… A la fin des années 1980, la situation sociale de la Côte d’Ivoire devenant intenable, sa revendication d’une gouvernance économique se transformera en exigence de la démocratie, « seul remède au laxisme et à la corruption qui gangrènent tous les niveaux de l’appareil de l’Etat ». Le syndicalisme cède le pas à l’action politique. Le congrès constitutif du PIT se tiendra le 8 avril 1990. Wodié sera élu premier secrétaire national. La crise, dira-t-il alors, « n’est plus seulement économique et sociale. Elle est également politique et imputable au système du parti unique ». Wodié va réclamer une conférence nationale alors que Houphouët cherche une parade en appelant Alassane Ouattara, gouverneur de la BCEAO, à remettre le pays sur les rails.
La Côte d’Ivoire est en ébullition. Le PIT a une vision idéologique et ne propose que des analyses ; Gbagbo, leader du FPI, a une vision militante et entend faire reculer le pouvoir ; moins dogmatique, il se présente comme une alternative démocratique. Dès lors, il imposera le tempo ; la marche du 31 août 1990, à Abidjan, en fera le leader de l’opposition dont il deviendra la tête d’affiche lors de la présidentielle du 28 octobre 1990. Il y va seul alors que la Coordination de la gauche démocratique – dont le FPI était membre – appelait au boycott, considérant que les conditions d’une élection pluraliste n’étaient pas réunies.
Gbagbo s’opposera au « père de l’indépendance » et passera à la télévision lors de la campagne : une première. Il devient, titrera Jeune Afrique, « l’opposant public numéro un ». Wodié, lui, mise sur les idées (plus encore quand ce sont des idéaux). Gbagbo, plus confus politiquement, réfléchit moins et parle plus ; et quand il parle, tout le monde le comprend. Ce qui n’est pas le cas de Wodié. « Sur le plan de la croissance et de la vie quotidienne des Ivoiriens, du chômage, de l’école, de l’avenir de la jeunesse, nous ne nous croyons pas autorisés à être optimistes », commentera-t-il ainsi le débat télévisé auquel a participé Ouattara le 1er octobre 1992.
L’isolement du PIT va s’accentuer, à la veille de la présidentielle 1995, avec la constitution du Front républicain (FR) entre le FPI et le RDR nouvellement créé. Le FR appellera au « boycott actif » alors que le PIT présentera Wodié face à Bédié. « Il fallait tester la bonne foi des autorités et aussi des textes », se justifiera le leader du PIT qui ajoutera avoir « voulu jouer le jeu de la légalité ». L’opposition lui reprochera d’avoir effectivement… légalisé la victoire de Bédié. Ce sera pire encore quand Wodié acceptera, le 12 août 1998, le portefeuille de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, afin de « montrer une fois encore que le PIT travaille pour le pays ».
La contestation universitaire (menée par Charles Blé Goudé) puis le renversement de Bédié vont faire oublier Wodié ; ce qui ne l’empêchera pas de se présenter à la présidentielle d’octobre 2000 que Gbagbo va remporter face à Gueï sans jamais avoir besoin des voix du PIT. Wodié, qui avait milité par le passé avec Gbagbo au sein du Synares, avait souhaité pourtant un accord de gouvernement avec Gbagbo : « Nos programmes ne sont pas très éloignés. Quand le FPI est arrivé au pouvoir, on a même espéré que les choses pouvaient changer. Mais dans la méthode, le gouffre qui nous sépare est infranchissable », rappellera Wodié à Malika Groga-Bada (cf. supra), dénonçant le « côté théâtral et populiste » de Gbagbo et précisant : « La dernière fois que nous avons discuté, je lui ai conseillé de se comporter en chef d’Etat et non en chef de clan ». C’était en 2004 ! « Le changement de régime intervenu en 2000 avec l’accession du FPI au pouvoir n’a rien changé fondamentalement dans les méthodes et les pratiques politiques de la Côte d’Ivoire, contrairement aux attentes légitimes des populations. Les pratiques anti-démocratiques demeurent et persistent », constatera le PIT qui disait vouloir « doter le citoyen ivoirien d’une culture politique afin qu’il choisisse, de manière libre et responsable, le système social et politique qui lui convient ».
Engoncé dans une vision idéologique d’une réalité politico-sociale qui lui échappait totalement, le PIT de Wodié a été l’expression d’un intellectualisme politique dépassé ; mais au sein de la classe politique, compte tenu de son passé et de sa prégnance, Wodié incarnait encore une « vision de gauche » que le FPI a renié depuis longtemps. Dont la présidentielle 2010 vient, hélas, de sonner le glas et sans laquelle il ne peut pas y avoir de démocratie réelle en Côte d’Ivoire. Wodié, au lendemain de la victoire de Ouattara à la présidentielle, va s’insurger contre le comportement de Gbagbo (« une usurpation, voire un coup d’Etat ») et le « caractère irrégulier et surréaliste de la décision du Conseil constitutionnel » dont le « parti-pris […] achève ainsi de le discréditer et de le disqualifier ».
Le 21 décembre 2010, au nom du PIT, Wodié avait affirmé : « Nous nous sentons humiliés par le spectacle déplorable que nous offrons au monde. Tout cela doit prendre fin sans délais afin que nous puissions tous nous rassembler pour former un seul bloc autour de la Côte d’Ivoire ». Sa nomination à la présidence de la Cour constitutionnelle en est la première pierre.
Jean-Pierre BEJOT
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