Jean-Pierre BEJOT – La Dépêche Diplomatique
C’est une équation à plusieurs inconnues. D’autant plus délicate à résoudre qu’il y a autant de solutions que de postulants à sa résolution. Le président de la République d’abord ; il est le chef des armées et est arrivé au pouvoir – même si celui-ci a été conquis par la voie des urnes – par la force des armes (il ne veut pas en faire un sujet de préoccupation ; mais c’en est un). Le premier ministre ensuite ; il est, aussi, ministre de la Défense mais, surtout, leader historique des Forces Nouvelles (FN), rébellion armée. Les officiers supérieurs des ex-FANCI, « loyalistes », quant à eux, n’entendent pas être « les dindons de la farce » alors qu’ils ont joué (selon eux) le jeu de la légalité républicaine.
L’ex-rébellion, de son côté, a conquis ses galons sur le terrain et ne cédera pas celui-ci à ses « ennemis » d’hier. Et puis il y a une myriade d’électrons libres qui pensent avoir joué un rôle dans les événements « militaires » qui ont bouleversé l’histoire de la Côte d’Ivoire depuis plus de quinze ans maintenant (20-21 octobre 1995 : tentative de coup d’Etat dénoncée par Henri Konan Bédié et qui coûtera son poste de chef d’état-major au général Robert Gueï). Ajoutons à ces inconnues ivoiriennes, les inconnues sous-régionales : le « bordel » militaro-politique qui a régné en Côte d’Ivoire depuis les événements de 2002 ont permis l’émergence de connexions transnationales qui ne disparaîtront pas du jour au lendemain… !
Sous Félix Houphouët-Boigny comme sous Bédié, l’armée n’était pas une préoccupation majeure. La France, pensait-on à Abidjan, « veillait au grain ». Et quand la pluie virait à l’orage, on sortait les valises de billets pour les uns et quelques prébendes pour les autres. L’armée était un corps parasitaire ; rien de plus qu’une « bureaucratie » qui craignait le désordre dès lors que celui-ci pouvait être une remise en question des avantages acquis. L’armée ivoirienne ne s’était illustrée nulle part et n’avait pas de tradition guerrière ; pas même sécuritaire : tout juste capable, à l’instar des bérets rouges des Forces d’intervention rapide para-commando – les Firpac – de « casser » de l’étudiant et de violer des étudiantes comme cela s’est passé à « Yop », le 17 mai 1991, sous la conduite du colonel Faizan Bi.
Le vendredi 24 décembre 1999 ne sera même pas un vrai coup d’Etat militaire ; juste un coup de bluff. Mais le trône de Bédié était tellement vermoulu que la seule apparition de quelques hommes en armes allait suffire à le faire s’effondrer. Sans même un coup de feu.
Gueï, devenu chef de l’Etat après avoir été chef d’état-major (7 juin 1990-21 octobre 1995), était l’illustration que les officiers supérieurs des FANCI avaient plus d’ambitions « politiques » que militaires. Patron de l’armée, cela ne l’empêchera pas de se « faire mettre une branlée » par la rue au lendemain de la présidentielle 2000. Gbagbo qui, par nature, n’aimait pas les militaires (il avait été, en1971-1972, incorporé de force), pensait comme ses prédécesseurs que mépris et prébendes suffisaient à maintenir les bidasses dans les casernes et leurs officiers dans leurs concessions. Les événements du 18-19 septembre 2002 allaient changer la donne. L’improbable s’était produit, déjà, en 1999 – un coup d’Etat militaire – et voilà que, plus improbable encore, une rébellion était en passe de conquérir le pouvoir. Un truc d’amateurs mais face à d’autres amateurs pas du tout motivés, cela aurait pu marcher. Sauf que les Forces Nouvelles ne sont pas l’Armée Rouge et que Guillaume Soro n’était pas Léon Trotsky.
L’armée ivoirienne a échoué face aux « rebelles » en 2002. Elle a échoué face à la force « Licorne » en 2004 lors de l’opération « Dignité » à Bouaké (attaque du QG des forces françaises). Elle a échoué lors de la bataille d’Abidjan. Gbagbo avait pourtant mis le paquet pour ses « militaires » : achat d’armes sophistiquées et promotions pour les officiers supérieurs. Qui se sont vu pousser des ailes d’hommes… d’affaires. Pour le reste, à l’instar des Gbagbo, ils s’en remettaient à Dieu et à ses anges (et, pour la sale besogne, aux mercenaires) ; ce qui était quand même une marque de défiance à l’égard de leurs propres troupes. Du côté des « rebelles » devenus Forces armées des Forces nouvelles (FAFN), la situation a été pire encore : chefs de guerre bien plus que chefs militaires, ils se sont, pour l’essentiel, attribué des grades qui ne visaient pas à instaurer une quelconque responsabilité, rien d’autre que la mise en coupe réglée des zones occupées (et rapidement ravagées par ces prédateurs sans foi ni loi qui confondaient la République et les jeux vidéos).
Le désarmement, toujours promis, n’a jamais été réellement organisé avant la présidentielle 2010 et il est peu probable qu’on y parvienne à court terme tant que la réinsertion des « anciens combattants » visera à vouloir transformer des potentats locaux et petits fonctionnaires provinciaux (l’expérience de l’Angola est probante à cet égard). Pour le reste, l’intégration des uns avec les autres (FANCI et FAFN) relevait de l’illusion avant la présidentielle et de la désillusion depuis. Même le Centre de commandement intégré (CCI), qui était sensé regrouper les états-majors des deux armées, institué par les accords de Ouagadougou, n’a pas résisté à la crise post-présidentielle. Et le « Seigneur ayant choisi » Gbagbo (dixit Philippe Mangou, chef d’état-major des FANCI : « Laurent Gbagbo est celui que le Seigneur a choisi en ce moment crucial de l’histoire de ce pays pour lui donner sa souveraineté et sa dignité ») tandis que Ouattara était choisi par les électeurs ivoiriens, chacun est retourné dans son camp et la bataille d’Abidjan (perdue par les FANCI et les FAFN) terminée, il était bien évident que les militaires ne faciliteraient pas la tâche du nouveau président de la République, chef des armées, et de son premier ministre, ministre de la Défense.
Pour faire le ménage, il faut un balai et quelqu’un pour le manier. Et pour faire le ménage dans l’armée, il faut que le balai soit long et solide et que celui qui le manie n’ait pas d’états d’âme (le Burkina Faso, qui a pourtant une tradition militaire autrement plus significative que la Côte d’Ivoire, en fait actuellement l’expérience). Le problème, en Côte d’Ivoire, c’est que la dispersion est totale, aussi bien du côté des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) – les « ouattaristes » – que des Forces de défense et de sécurité (FDS) – « gbagboïstes ». Entre les vrais ralliés, les faux ralliés, ceux qui se sont échappés à l’étranger, ceux qui ont rendu les armes et ceux qui les ont conservées (dans l’attente de jours meilleurs – ou pires !), les « rebelles » devenus « loyalistes » et les « loyalistes » devenus « rebelles » sans oublier les morts qui arrangent tout le monde (à l’instar de celle de IB – cf. LDD Côte d’Ivoire 0313/Jeudi 28 avril 2011), il n’est pas grand monde pour s’y reconnaître. Et personne pour faire confiance aux autres. Dans le contexte actuel, les armées ivoiriennes sont à reconstruire de A à Z avant d’être réorganisées et chaque « corps habillé » est une grenade dégoupillée.
Ouattara a conscience de la dangerosité de la situation. Il ne peut faire confiance à personne et se trouve encore totalement démuni en matière de « renseignement ». L‘Elysée, la force « Licorne » et le soutien que lui apporte Ouagadougou dans le cadre de « l’accord politique » lui permettent, cependant, de garder la tête hors de l’eau (une eau particulièrement trouble). Trois mois après la capture de Gbagbo (11 avril 2011), ADO a entrepris de brouiller les cartes au sein des armées afin de mieux les avoir en main. Enfin, il peut l’espérer tant il est vrai qu’il doit être sur tous les fronts : politique, économique, diplomatique, militaire, social… avec des équipes réduites et à compétence limitée (ou dépassée) dont la feuille de route est claire : « rigueur et efficacité » ; « changements qualitatifs notables » ; « obligation de résultat ».
A suivre
Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique
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