Alors que « Case départ » – comédie sur l’esclavage écrite et réalisée par Thomas Ngijol et Fabrice Eboué – est sortie ce mercredi, l’historien spécialiste du cinéma Marc Ferro explique pourquoi les films sur le colonialisme attirent peu les foules, au point que l’on croit parfois – à tort – qu’aucun long-métrage n’a été produit sur ce sujet.
Sélectionné et édité par Hélène Decommer Source: leplus.nouvelobs.com
Il ne faut pas croire, comme on me le dit souvent, qu’aucun film ayant pour sujet de l’esclavage ou le colonialisme n’a été produit. Le problème est que les spectateurs ne vont pas voir ce genre de long-métrages.
Ainsi, il y existe de très nombreuses œuvres cinématographiques, mais elles restent cantonnées au registre « film militant » et à une diffusion essentiellement festivalière. En France il n’y a pas, à ma connaissance, de grand film sur ces thèmes-là ; à l’étranger on peut citer « Roots », film mexicain dirigé par Benito Alazraki ou « Ceddo » (1977) du sénégalais Sembène Ousmane.
Ce n’est pas un problème de censure, c’est un problème de diffusion. Très peu de films sur le colonialisme, et encore moins sur l’esclavage, ont été projetés sur grand écran dans d’importantes salles parisiennes.
La raison est simple : les spectateurs ne souhaitent pas voir ces films, donc les cinéastes – qui aiment bien devenir célèbres – n’en produisent pas. Les gens n’aiment pas qu’on leur mette sous le nez un passé peu reluisant, parce que c’est humiliant. Ils veulent aller au cinéma pour se distraire, pas pour se morfondre.
La logique est semblable en politique. Pourquoi la gauche perd-elle souvent de grandes élections ? Parce qu’elle répète aux Français qu’ils se font duper, tromper, qu’on s’est joué d’eux. Personne n’aime entendre cela ! Les Français préfèrent entendre que leur pays est grand et fort ; voilà pourquoi la droite gagne souvent les élections.
Pour en revenir au cinéma, il faut tout de même remarquer que le public, depuis ces vingt dernières années, a changé. Les personnes d’origine maghrébine ou africaine ont peut-être d’autres attentes. Cependant, la même question revient : ces personnes ont-elles envie de voir l’humiliation passée ? Souhaitent-elles qu’on leur rappelle que leurs ancêtres étaient des esclaves ?
Il me semble que traiter l’histoire des autres à leur place n’a guère de succès. La mémoire collective n’est pas uniquement réservée aux historiens, journalistes ou réalisateurs. Les individus eux-mêmes s’emparent de leur passé. Je me souviens de la présence de Jean Rouch à un séminaire « Cinéma et Histoire », il y trente ans. Ce cinéaste avait réalisé plusieurs films sur la Côte d’Ivoire et son peuple, avec toujours un regard loyal et pas du tout colonialiste. Un groupe d’Africains est venu manifester pour dénoncer le vol de leur mémoire.
Cette fois-ci, avec « Case départ » – que je n’ai pas encore vu – on peut éventuellement s’attendre à quelque chose d’autre. Il me semble que c’est une bonne idée d’avoir choisi le registre comique, qui contrecarrera peut-être la « grève des spectateurs » pour ce genre de production.
En conclusion, je dirai que nous avons trop tendance à toujours vouloir stigmatiser une soi-disant censure – même si souvent elle est bien réelle ! – qui empêcherait la sortie de films sur l’esclavage ou le colonialisme. L’autocensure, mêlée à l’intérêt commercial d’un producteur, au caractère narcissique du réalisateur et au mauvais accueil du public suffisent amplement à rendre compte du champ stérile dans ce domaine-là.
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