Alors que les Ivoiriens se débattent dans les pires difficultés et que le nouveau pouvoir en place à Abidjan semble bien incapable, pour l’instant, d’entrer dans le concret de la gouvernance d’un pays en miettes, l’outrecuidance de ceux qui ont mis par terre la Côte d’Ivoire et ne cessent de la piétiner est sans bornes.
Si je me demande « où est donc passé Guillaume Soro ? », Premier ministre et ministre de la Défense (cf. LDD Côte d’Ivoire 328/Vendredi 24 juin 2011), je m’interroge tout autant sur ce que font les autres, tous les autres. Et je ne suis pas le seul à m’interroger. Marwane Ben Yahmed, dans l’éditorial de Jeune Afrique (26 juin 2011), est bien plus virulent que ne l’est, d’ordinaire, l’hebdomadaire de son papa, pour caractériser ce qui se passe actuellement en Côte d’Ivoire et qui ressemble fort à une « espérance trahie ». « Alassane Ouattara mais aussi Guillaume Soro, écrit-il, donnent pour l’instant l’impression de regarder ailleurs. L’exaspération de la population est pourtant à son comble. Même ceux pour qui ils étaient hier des libérateurs voient en eux aujourd’hui des bourreaux. Mais ADO et Soro devront un jour répondre du comportement de leurs troupes ».
Des « libérateurs » devenus des « bourreaux » ? C’est oublier que les vrais instigateurs de la « bourreaucratie » qui a caractérisé le mode de production politique et économique de la Côte d’Ivoire depuis une décennie ont aujourd’hui la part belle. Au nom de la « réconciliation », ils sont devenus les donneurs de leçon ; et on peut, parfois, douter de leur malhonnêteté, dès lors que leurs accusateurs sont bien légers dans leurs affirmations et pensent qu’il suffit de faire des effets de manche pour convaincre du bien fondé de leur démarche.
Le pouvoir, en ce moment, en Côte d’Ivoire, est particulièrement volatile. Et ce n’est pas parce que l’on pose son cul sur une chaise en bois doré quand les autres sont assis par terre que l’on a raison et qu’il faut croire que « tout est arrivé ». Le problème, aujourd’hui, à Abidjan, c’est que les dirigeants sont ancrés dans la certitude d’être plus intelligents et d’avoir plus de classe que ceux qui les ont précédés. Et que cela suffirait à leur légitimité et à leur crédibilité. La règle a été énoncée, voilà longtemps, par Michel Audiard dans le film Un taxi pour Tobrouk : « Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche ». C’est pourquoi il faut en finir, en Côte d’Ivoire, avec les comportements « aristocratiques » et retrouver le chemin de l’humilité. La Côte d’Ivoire n’est plus un grand pays en Afrique, Abidjan n’est pas une capitale fréquentable ; et si c’est le « merdier » depuis une vingtaine d’années dans ce pays, c’est que les uns l’ont « foutu » et que les autres ont laissé faire. Par lâcheté, complaisance ou incompétence !
Illustration de cette suffisance qui confine à l’insuffisance et ouvre la porte à des polémiques stériles quand l’urgence est dans l’action. Il y a quinze jours (week-end du 18-19 juin 2011), le professeur Maurice Kakou Guikahué était à Gagnoa. Normal, c’est son fief politique : il est né à Dikouéhipalégnoa il y a soixante ans. Ce n’est pas un imbécile : docteur d’Etat en médecine, agrégé, cardiologue. C’est, aussi, un politique. Il a rejoint le BP du PDCI-RDA en 1991. En 1993, il sera nommé ministre de la Santé publique et des Affaires sociales dans le gouvernement de Daniel Kablan Duncan sous la présidence de Henri Konan Bédié.
Guikahué restera ministre tout le temps où Kablan Duncan et Bédié seront au pouvoir, soit six ans ! Lors de la campagne 2010, il sera délégué départemental PDCI puis directeur départemental de campagne, au second tour, à Gagnoa, territoire « gbagboïste ». Guikahoué y était encore voici deux semaines. Pour dire, aux PDCI qui n’ont pas voté Ouattara et aux FPI qui ont voté Gbagbo, « que la maison d’Houphouët-Boigny est la maison de tous ». Il a affirmé, aussi, à cette occasion, que 350.000 voix avaient été « volées » à Bédié lors du premier tour mais que l’ONU avait cependant « certifié le résultat ». Ce qui n’a plus grand sens aujourd’hui. Et pour faire bonne mesure, il s’est lancé dans une diatribe contre Marcel Gossio, ex-directeur général du Port autonome d’Abidjan (PAA), qui « a ouvert des comptes en France, en Belgique, au Japon, aux Etats-Unis et dans bien d’autres pays du monde […] Mais ces comptes, tenez-vous bien, au lieu de porter le nom « Port autonome d’Abidjan », portaient le nom Gossio Marcel. Authentique ! ».
Gossio a fait partie des « 85 bannis de l’Union européenne » dont les comptes ont été gelés et qui ont été interdits de voyager au sein de l’UE. Ce qui ne saurait étonner personne. Sa proximité avec Gbagbo était avérée ; et son implication dans des opérations « vaseuses » (à commencer par celle des déchets toxiques du Probo Koala) l’était tout autant.
Les propos de Guikahué ont « attristé » Gossio. Et il a souhaité, dans la presse, « rétablir la vérité dont la Côte d’Ivoire, notre pays à tous [sic], a si cruellement besoin ». S’inscrivant « pleinement dans cette recherche de la paix pour mon pays […] au moment où, je l’espère, la Côte d’Ivoire semble péniblement [sic] amorcer une dynamique de réconciliation nationale et de pardon », il entend rompre le silence que « se sont imposé » ceux des Ivoiriens qui « se sont exilés pour échapper à une mort certaine ». Ce que dit Guikahué serait « ridicule, malhonnête et honteux » ; plus encore, souligne-t-il, de la part de « gens qui ont régulièrement bénéficié de mes largesses de façon directe et indirecte ».
Habituel règlement de compte, me dira-t-on. Sans doute. Sauf que la Côte d’Ivoire sort de vingt ans de crises et d’une guerre des chefs dont les « civils » ont fait les frais, et se trouve dans une conjoncture économique difficile (c’est un euphémisme) et une situation sociale dramatique. Si Gossio est coupable des faits qui lui sont (depuis toujours) reprochés, je ne vois pas pourquoi il peut être en posture de donner des leçons. Il doit être mis en examen, inculpé, recherché et jugé. Sinon, il ne sert à rien de ressasser les vieilles antiennes sur les comportements délictueux des uns et des autres, et les propos de Guikahué sont, politiquement, à côté de la plaque. Or chacun sait, depuis longtemps, à Abidjan comme à Paris, dans les ONG comme dans les multinationales qui opèrent en Côte d’Ivoire, la nature des opérations financières de Gossio. Transferts de comptes de Belgique au Maroc (parmi d’autres opérations), manipulation de cash, proximité douteuse avec les dirigeants de Trafigura (responsable de l’affaire des déchets toxiques), etc. Une conférence de presse s’est tenue, sur ce sujet, le 27 octobre 2010 (Gbagbo étant encore au pouvoir), aux Deux-Plateaux Vallon, à Abidjan. Et les journaux ivoiriens s’en sont fait l’écho. Mais ceux qui étaient alors dans l’opposition se sont tus et se sont gardés de relayer l’information malgré les preuves apportées.
Pourquoi cette complaisance à l’égard des prévaricateurs ? Si Gossio veut s’expliquer, que ce soit devant un tribunal. Si Guikahué pense que Gossio est un voyou de la République « gbagboïste », pourquoi a-t-il tardé à dénoncer ses exactions et pourquoi, jusqu’à présent, aucun mandat d’arrêt international n’a été lancé contre lui ?
Mais il est vrai que Guikahué est mal placé pour aller au fond du problème. Il y a douze ans, le 17 juin 1999, la presse ivoirienne publiait un rapport d’audit de l’UE sur le détournement de fonds communautaires destinés au secteur de la santé. Guihakué, alors ministre de la… Santé, avait dénoncé une « campagne dirigée contre le président de la République ». Valentin Mbougueng, dans Jeune Afrique (29 juin 1999), écrira : « Sur un ton parfois impérieux, le ministre a estimé que le seul fait de parler de détournements de fonds relevait de la malveillance : il ne s’agit, selon lui, que de « divergences d’approche » avec l’Union européenne ». Un argument que devrait retenir Gossio. Il pourrait lui servir.
Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique
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