Source: lesafriques.com
Michel Abrogoua est un personnage qui occupe une dimension centrale dans la sphère du secteur privé ivoirien. Cadre de la haute finance, précurseur du capital investissement en Afrique de l’Ouest et du centre, chef coutumier d’une communauté autochtone à Abidjan, il est bien placé pour esquisser les attentes de la communauté d’affaires.
Les Afriques : En tant qu’acteur économique et leader communautaire, comment avez-vous vécu la grave crise postélectorale qu’a connue la Côte d’Ivoire ?
Michel Abrogoua : Tristement bien sûr, avec la conviction inébranlable que nous aurions pu faire l’économie de ce déchaînement de violence destructrice. Je ne crois pas qu’il y ait un seul habitant de ce pays qui puisse dire qu’il n’a pas vécu difficilement cette période toute récente de notre histoire. Notre souhait le plus profond est que les traditionnels clivages politico-politiciens qui parcouraient déjà la société ivoirienne, dans ses différentes composantes, ne soient pas renforcés d’ingrédients ethnico-régionaux, voire même religieux, qui pourraient gravement miner les chances d’une réconciliation vraie et sincère, bien plus que nécessaire.
« Les établissements bancaires sont essentiellement dans le financement du fonds de roulement des entreprises. C’est dire qu’ils ont une présence insuffisante dans le financement à moyen, voire à long terme. »
Au plan économique, la paralysie avec laquelle le pays a flirté n’a fait de bien ni à l’administration, ni aux entreprises. On était sur une bonne dynamique économique avec, dans le viseur, l’atteinte du point d’achèvement de l’initiative PPTE. Dans le cadre de nos activités de gestion d’actifs et de private equity, nous avions dans le pipeline diverses opérations qu’il nous a fallu mettre tout simplement en stand-by. A des degrés divers, les entreprises ont été atteintes, avec pour corollaire une réduction des capacités productives nationales.
Socialement, cela a été encore plus éprouvant. Notamment pour la communauté Atchan, autochtone d’Abidjan, dont je suis issu. Certains de nos villages ont payé un très lourd tribut à cette crise. Aujourd’hui, je m’investis personnellement pour colmater les brèches, afin que les ressentiments et la vengeance ne soient pas ce que nous tirions de cette situation dans laquelle, du reste, chaque Ivoirien a sa part de responsabilité.
LA : Quels sont les enseignements à tirer de ce scénario postélectoral pour la Côte d’Ivoire et l’Afrique ?
MA : L’épreuve de feu que vient de s’offrir la Côte d’Ivoire en guise de solution à sa crise postélectorale est riche d’enseignements. Je voudrais, pour l’Afrique, en relever deux. Première leçon, que la faiblesse institutionnelle et la non-appropriation collective des valeurs républicaines constituent des facteurs de fragilisation de toute construction démocratique sur notre continent. Seconde leçon, que l’absence dans nos pays d’une société civile crédible, solide, forte, participative et attentive, pouvant servir de contrepoids aux regroupements politiques, contribuer au contrôle de l’Etat et proposer en permanence des solutions alternatives, ne laisse d’autres perspectives en cas de conflit comme celui que vient de vivre la Côte d’Ivoire, que la confrontation directe entre les partis.
A l’échelle de la Côte d’Ivoire, ce scénario postélectoral hard convoque certaines des valeurs sur lesquelles s’est bâtie notre société. Primo, nous tenons pour vérité péremptoire que l’accomplissement social de l’homme ivoirien et son épanouissement professionnel sont consacrés par sa désignation pour un strapontin. Cette croyance explique généralement le non-renouvellement des classes dirigeantes politiques et la réticence au changement. Secundo, le culte de l’argent facile qui alimente un esprit de concussion et de rentier. Tertio, la culture de l’arrangement qui relègue la rigueur professionnelle au rang d’exception. Quarto, ce complexe de l’Ivoirien pour qui il était acquis que la Côte d’Ivoire n’avait plus rien à prouver, tant sa place sur la scène sous-régionale était évidente, en oubliant toutefois que cela devait plutôt nous incliner à plus d’humilité, et surtout de travail.
La crise nous pose maintenant un défi, celui de construire un Ivoirien nouveau, en même temps qu’un Etat fort et une nation prospère. Individuellement et collectivement, les Ivoiriens sont convoqués à relever ce challenge qui transcende les obédiences de toutes sortes.
LA : Sur le plan économique, peut-on dire que la Côte d’Ivoire « is back » ? Quelles sont, pour l’acteur économique et financier que vous êtes, les priorités de l’équipe Ouattara ?
MA : Il est évident que tous les verrous qui ont été posés sur l’économie ivoirienne au plus fort de la crise postélectorale ont été levés depuis quelques semaines. De ce fait, le pays a repris ses relations avec l’essentiel de ses partenaires au développement qui, pour certains, lui ont déjà manifesté financièrement leur solidarité. Et cela est de bon augure.
Ne pouvant prétendre décliner les priorités de l’équipe du président Ouattara, j’indiquerais plutôt quelques préoccupations partagées par la communauté des affaires, qui souhaite les voir solutionnées de manière à entreprendre sereinement. Il s’agit essentiellement de restaurer rapidement l’autorité de l’Etat en mettant fin au désordre et à l’insécurité ambiante, d’ancrer la dynamique de réconciliation, de donner aux établissements bancaires, particulièrement affectés par la crise, les moyens de pouvoir financer la relance des activités économiques, et d’œuvrer à l’atteinte rapide, par la Côte d’Ivoire, du point d’achèvement de l’initiative PPTE, de manière à engager résolument le pays sur la voie de sa reconstruction économique et sociale.
« Son rang de premier producteur mondial, la Côte d’Ivoire pourrait bien le perdre si rien n’est fait au cours de la présente décennie pour lever certaines hypothèques sur la production. »
Les opérateurs économiques sont donc en attente d’actions d’envergure dans les principaux secteurs économiques et sociaux. Des actions qui devront aller dans le sens du rétablissement d’un climat sociopolitique véritablement apaisé et serein (pacification de l’espace politique et reconstruction de l’armée et de la police), de la gestion de l’Etat selon les principes de la bonne gouvernance, de l’amélioration de la productivité, de la compétitivité de notre économie et de la création d’emplois.
LA : Le cacao constitue la mamelle nourricière de votre pays. La suprématie de la Côte d’Ivoire vous semble-t-elle soutenable à long terme, compte tenu de l’émergence de challengers puissants, notamment d’Asie ?
MA : Le cacao va constituer, encore pendant longtemps, la sève nourricière de l’économie ivoirienne. Toutefois, son rang de premier producteur mondial, la Côte d’Ivoire pourrait bien le perdre si rien n’est fait au cours de la présente décennie pour lever certaines hypothèques sur la production. Je veux parler essentiellement du vieillissement du verger, dont un corollaire est l’affaiblissement continu des rendements, du faible niveau d’adoption de pratiques culturales modernes par les producteurs, de la transformation locale encore trop faible, de l’insuffisance de financements pour soutenir les programmes de recherche, de vulgarisation et de conseil agricole, et du système de commercialisation intérieur et extérieur.
Selon les statistiques de la FAO, la production de cacao de la Côte d’Ivoire a baissé de plus de 19% entre la campagne 2004/2005 et la campagne 2009/2010, alors que celle du Ghana, le second producteur mondial, a augmenté d’environ 36%. Le Ghana produit aujourd’hui un peu plus de la moitié de la production ivoirienne de cacao qui est actuellement autour de 1,2 million de tonnes. En Asie, seule l’Indonésie, troisième producteur mondial, pourrait constituer une menace à moyen terme, avec une production par campagne qui est actuellement supérieure à 500 000 tonnes.
Ces tendances en disent long sur le fait que la durabilité de l’économie cacaoyère ivoirienne tient beaucoup plus à la capacité des pouvoirs publics à trouver des solutions durables à la faiblesse et à l’instabilité des revenus des producteurs, à la dégradation continue de la qualité de la production ivoirienne, et à la fuite de cette production vers des pays voisins. A cet effet, une restructuration du système de commercialisation intérieur et extérieur de la production ivoirienne s’impose. Il faudra bien accepter de dresser le bilan de la libéralisation de la filière cacao et en tirer honnêtement toutes les conséquences en termes de mesures correctrices.
LA : Vous dirigez un fonds d’investissement. En tant que tel, quelle analyse faites-vous du rôle du secteur bancaire classique dans le financement de l’économie ivoirienne ?
MA : Les établissements bancaires sont essentiellement dans le financement du fonds de roulement des entreprises. C’est dire qu’ils ont une présence insuffisante dans le financement à moyen, voire à long terme. Ce vaste champ mal desservi par les banques classiques, du fait de la nature même de leurs ressources, rend plus que nécessaire et décisive l’existence des marchés financiers et de fonds d’investissement qui apportent aux entreprises le complément de ressources longues dont elles ont besoin pour développer leurs capacités productives. Tout comme le très faible taux de bancarisation de notre économie, moins de 10%, laisse présager des efforts à faire par le secteur bancaire pour mieux accompagner l’économie ivoirienne.
Les PMI-PME constituent dans la plupart des pays avancés de la planète le vivier de la création de richesse à l’échelle nationale. Paradoxalement, le secteur bancaire national est insuffisamment engagé dans leur financement. Il y a lieu de développer des moyens alternatifs de leur financement. Le développement de la microfinance devrait être une réponse, à condition que l’animation de ce secteur soit assurée par de véritables professionnels, que son fonctionnement se déroule dans un cadre réglementaire adéquat et que les pouvoirs publics exercent un contrôle effectif sur les entités qui composent ce secteur. Par ailleurs, le projet en cours de finalisation de l’Uemoa et de la BCEAO tendant à favoriser la création d’entreprises d’investissement à capital fixe et de créer les conditions d’une optimisation de leur potentiel de financement des PME-PMI est des plus opportuns.
Aujourd’hui, on ne peut cependant pas analyser le rôle du secteur bancaire ivoirien sans tenir compte de l’impact négatif que la crise a eu indéniablement sur celui-ci. Il est évident que la capacité des banques à financer l’économie s’est amoindrie ; cela en raison des dommages importants causés aux entreprises durant cette crise. Il me paraît urgent de mettre en place un programme d’appui au secteur afin de lui permettre d’être un support décisif de la relance économique.
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