Il avait les siens. Une flopée. Jacques Batmanian (alias Jacques Baulin), Alain Belkiri, Yves Bridault, Norbert Beyrard, Antoine Cesaréo, Antoine Filidori, Jacques Kosciusko-Morizet, André Latrille, Jean Mauricheau Beaupré, Jean Millier, Georges Monnet, Guy Nairay, Jacques Raphaël-Leygues, Roger Perriard, etc… Normal, Félix Houphouët-Boigny a été un homme politique de la colonisation, de la décolonisation et de l’indépendance ; autant dire que ses connexions étaient tout autant françaises (et, par ailleurs, souvent – Côte d’Ivoire oblige – métisses) qu’ivoiriennes.
Alassane Ouattara, qui a épousé une Américaine puis une Française (par ailleurs mariée, en première noce, à un « coopérant » français en Côte d’Ivoire), et a vécu plus longtemps à « l’international » que dans son pays, n’est pas homme a mettre une étiquette « nationaliste » sur ses collaborateurs et ses partenaires. On se souvient que, Premier ministre, il avait un directeur de cabinet guinéen (Sidya Touré) et un directeur adjoint de cabinet béninois (Pascal Koupaki). On ne s’étonnera donc pas qu’il donne, quand il le faut, la priorité à la compétence sur la naissance. Sans oublier la confiance qu’il peut accorder à des hommes qui sont, depuis de longues années, dans son sillage ; on sait que ADO ne déteste rien tant que les « ambiances délétères » qui caractérisent, souvent, le milieu politique ivoirien (ce n’est d’ailleurs pas une spécificité de la Côte d’Ivoire).
C’est dans ce contexte qu’on retrouve quelques Français dans l’entourage immédiat de ADO 2011. Et parmi eux Philippe Serey-Eiffel que l’on a connu longtemps, en Côte d’Ivoire, sous le seul patronyme de Serey. PSE est aujourd’hui conseiller spécial du président Alassane Ouattara, chargé des questions économiques. Ce n’est pas un nouveau venu dans l’entourage de ADO, bien au contraire mais, compte tenu de son parcours, on s’attendait à le voir à la tête du Bureau national d’études techniques et de développement (BNETD) ; or celui-ci a été confié à Pascal Kra Koffi, la nomination de PSE aurait, sans doute, fait désordre dans une Côte d’Ivoire qui sort de dix années de « nationalisme » exacerbé.
Philippe Serey, quand il est sorti de l’ombre, a été présenté comme « l’arrière petit-fils » de Gustave Eiffel, constructeur de la tour qui porte son nom et symbole de Paris et de la France. C’est, en fait, un arrière-arrière petit-fils. Né le 13 juin 1953 à Neuilly-sur-Seine, il est le fils d’André Serey, agent commercial travaillant, à l’origine, pour le compte d’une usine à papier, et de Christiane Paul. André et Christiane se sont mariés le 16 août 1947 à Vayres, dans le Bordelais. Christiane était la fille de Jacques Paul, ingénieur, directeur régional du pétrolier Antar, et de Marguerite… Eiffel : la grand-mère maternelle de PSE. Philippe, orphelin de père de bonne heure (il avait 17 ans quand celui-ci est mort), a fait ses études au lycée Montaigne à Paris et sa « prépa » au lycée Louis-le-Grand avant de rejoindre l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées (après avoir été « seulement » admissible à l’Ecole Polytechnique) qu’il intégrera en septembre 1972. Il en sort en 1975 et c’est en 1979 qu’il sera recruté par Antoine Cesareo, un Français originaire de Tunisie, en charge des « Grands travaux » en Côte d’Ivoire.
Sous Houphouët, Cesareo était considéré comme « l’un des hommes les plus puissants » de la Côte d’Ivoire. Il régnait sur la Direction de contrôle des Grands travaux, la DCGTX, qui comptait alors une centaine d’ingénieurs et d’économistes étrangers et une centaine de cadres ivoiriens ainsi que 400 collaborateurs. Cesareo contrôlait, techniquement, économiquement et financièrement, toutes les réalisations entreprises dans le pays et a participé, dans les années 1980, à ce titre, aux négociations sur la dette extérieure ivoirienne à Washington. « César » disait qu’il était « l’homme le plus détesté de Côte d’Ivoire ». Ce n’était pas faux. « Avant, disait- on, tout le monde bouffait un peu ; maintenant, il n’y a que Cesareo et deux ou trois ministres d’Etat (ses rares amis) qui se remplissent les poches » (Jean-Baptiste Placca, Jeune Afrique Economique, mars 1988). Pourtant, le 30 novembre 1989, Cesareo sera brutalement remercié après 26 années passées en Côte d’Ivoire dont 13 à la tête de la DCGTX. Il venait d’achever la basilique de Yamoussoukro (son portrait figure sur un vitrail) et la Fondation Houphouët-Boigny parmi des centaines d’autres réalisations : routes, autoroutes, échangeurs, aéroports, logements… y compris l’enlèvement des ordures ménagères. En cette période de crise économique et de tensions politiques, cette « présidence bis », cet « Etat dans l’Etat », qu’était la DCGTX devait perdre de sa superbe. Et de la superbe, Cesareo n’en manquait pas…
Cesareo parti, on annonça la venue, pour le remplacer, de Aziz Thiam. Mais, début 1990, c’est Philippe Serey qui sera intronisé nouveau patron. Il avait 37 ans, il était ingénieur ; et depuis peu, il avait obtenu d’accoler Eiffel à Serey. Une façon de sortir de l’anonymat. Beaucoup pensaient d’ailleurs que c’était une initiative de Cesareo : Serey était son candidat à sa succession et Houphouët était enclin à promouvoir une « personnalité » française. PSE ne faisait pas l’unanimité. Les Ivoiriens souhaitaient « l’ivoirisation » d’une entreprise dont on disait qu’elle privilégiait les ingénieurs français (l’adjoint de PSE sera également un Français : Pierre Cabrelli, qui avait assuré le contrôle de la construction de la basilique). Les « étrangers », quant à eux, considéraient PSE comme un « homme fragile ». Une réputation qui lui collait à la peau. Quand il l’avait recruté, en 1979, Cesareo l’avait qualifié de « jeune homme plutôt frêle mais au regard malicieux et plein d’intelligence ». Premières armes au LBTP, le laboratoire de la DCGTX, puis accession au service autonome des structures et, à compter de janvier 1984, direction des études économiques et de développement ; en avril 1989, PSE sera nommé directeur général adjoint.
PSE va connaître des jours difficiles à la tête de la DCGTX*. Crise économique, crise politique, crise de succession… PSE se retrouvera dans le collimateur de La Voie, le journal de Laurent Gbagbo, dès le lendemain de la mort du « Vieux ». « Par quel miracle M. Serey-Eiffel est-il encore à la tête de la DCGTX […] Le moins que puisse faire le premier ministre [Daniel Kablan Duncan], c’est de remettre son dossier entre les mains de la justice ivoirienne », y écrira Freedom Neruda le 16 décembre 1993. Le 20 avril 1994, PSE sera remplacé par Tidjane Thiam qui devenait ainsi le premier patron ivoirien de cette entreprise. Retour en France pour PSE : il rejoint la SCETauroute puis, à compter de 1999, va travailler comme consultant notamment auprès de Réseau ferré de France (RFF) pour tout ce qui concerne les infrastructures pour les TGV. Il est, dans le même temps, président de la SCI Château Bel Air (qui est, aussi, producteur de vins de Bordeaux rouges : Graves de Vayres, Vayres étant, je le rappelle, le lieu de naissance de son père – cf. supra) et président de l’Association des descendants de Gustave Eiffel. Il va, dans le même temps, et ceci explique cela, rejoindre l’Institut international pour l’Afrique (IIA), le cabinet créé par Ouattara, un club d’ex-FMI (Christian Buchet, Hugues Alexandre Barro Chambrier, Evangelo Calamitis, Clément François…) au sein duquel il sera en charge des projets d’infrastructures. Le voilà conseiller spécial du président de la République avec un œil sur les… infrastructures. Pour lui, la boucle est bouclée.
Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique
* La DCGTX est devenue en 1994, sous Bédié, tout d’abord une société d’Etat puis, en 1996, elle a pris la dénomination de Bureau national d’études techniques et de développement (BNETD). Sous Gbagbo, il a été dirigé par Ahoua Don-Mello.
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