Depuis l’irruption de M. Ouattara à la tête de la Côte d’Ivoire dans les circonstances que tout le monde sait, les notions de justice, de bonne gouvernance, de « pas de réconciliation sans justice » ont enrichi le lexique politique, chacun ayant son idée de la question. A l’occasion de la récente visite que la Fédération Internationale des droits de l’Homme (Fidh) a rendue au président Ouattara, un membre de cette délégation a soutenu qu’une justice des vainqueurs ne règlera la crise ivoirienne que de façon superficielle.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’armée d’Hitler a été contrainte à la capitulation devant les troupes alliées. S’en est suivi, dans la ville de Nuremberg, un procès qui s’est tenu dans des conditions honteuses, aux antipodes des droits de la défense ; mais qui pouvait protester ?
Autre époque, autre lieu, mais même méthode. Le président Ouattara, grisé par sa victoire militaire, ou plutôt celle de son tuteur, la France, fait feu de tout bois, affirmant urbi et orbi réconciliation, d’accord, mais justice, d’abord. Mais de quelle justice s’agit-il ? Cette justice du Président Ouattara consiste à détenir, sous le sceau d’une mesure administrative appelée assignation à résidence, le couple Gbagbo et leurs proches, tous les dignitaires politiques et militaires, ainsi que les hauts fonctionnaires qui ont collaboré avec «le régime illégitime de Gbagbo», pour utiliser la rhétorique du clan Ouattara. Mais ce dernier a essuyé un véritable camouflet, lorsque la responsable de la délégation susvisée de la Fidh a indiqué à la presse que les prisonniers de M. Ouattara avaient « un statut flou », ce qui, en langage diplomatique, signifie qu’ils sont arbitrairement, et donc illégalement détenus. Et pour cause. L’assignation à résidence, objet d’un texte adopté par le législateur ivoirien au lendemain de l’indépendance, avait pour principal, sinon unique objet, de mettre les opposants du président Houphouët au pas sous un habillage juridique. Issu du droit français, c’est une mesure qui permet au pouvoir exécutif de s’affranchir du pouvoir judiciaire, en ce qu’elle permet, par voie réglementaire, de restreindre les libertés fondamentales d’un citoyen, à savoir, entre autres, la liberté d’expression, la liberté d’aller et de venir. C’est pourquoi, plus aucun pays démocratique, notamment la France, n’a maintenu cette notion dans son ordre juridique, du moins à l’endroit de ses ressortissants. En effet, aujourd’hui, dans les Etats de droit, l’assignation à résidence ne s’applique et ne peut s’appliquer qu’aux étrangers, à l’endroit desquels une mesure d’éloignement a été prise et qui ne peut être, pour diverses raisons, exécutée immédiatement (par exemple reconduite à la frontière ou expulsion).
Avec l’avènement de M. Ouattara, ce vieux texte sur l’assignation à résidence, tombé en désuétude, du moins en ce qui concerne les nationaux, a été exhumé pour les besoins de la cause, avec à la manœuvre un nouveau Procureur de la République, censé faire oublier son prédécesseur, le trop zélé Procureur Tchimou (dixit l’ex-opposition). M. Simplice Kouadio, le tout nouveau Procureur de la République près le tribunal de Première instance d’Abidjan Plateau, magistrat hors hiérarchie est un magistrat du parquet… indépendant. La preuve, il fait ressusciter un vieux texte ou s’en rend complice, et, ainsi, des personnalités ayant un domicile sont assignées à résidence dans des cabanes ou des cachots, cohabitent avec des reptiles selon leurs avocats, ce qui bien entendu est contraire à l’esprit du texte, puisqu’elles auraient pu rester chez elles ; mais il faut bien humilier toutes ces gens et leur rappeler que les fromages de la République ont de nouveaux rongeurs, sans compter que leurs résidences respectives sont soit occupées par les soldats de M. Ouattara, soit ont été tout simplement pillées. Depuis plus de deux mois, ces personnalités, avec à leur tête le président Gbagbo, sont détenues dans des conditions à côté desquelles la maison d’arrêt et de correction d’Abidjan fait figure d’hôtel cinq étoiles. Même les bandits de grand chemin ont un meilleur traitement : pas de télévision, pas de téléphone ni de journaux, interdiction de recevoir de la visite, et bien entendu communiquer avec leurs avocats est un luxe. Les droits de la défense, c’est pour les autres. Rappelons que toute assignation à domicile peut faire l’objet d’un recours en annulation pour excès de pouvoir devant la chambre administrative de la cour suprême ; mais dans le nouvel Etat de droit qu’est devenue la Côte d’Ivoire, le rêve est permis…
Comble de l’hérésie juridique, ce magistrat indépendant, de surcroît hors hiérarchie, ordonne le gel des avoirs de 245 personnalités, et n’éprouve aucune gêne à faire référence, dans le visa de ses actes, à des décisions de…l’Union européenne, comme si ces décisions faisaient partie intégrante de l’ordonnancement juridique ivoirien, ce qui bien sûr, n’est pas le cas ; et si, par extraordinaire, ce magistrat est interpellé sur cette alchimie juridique, il y a à parier qu’il répondra, sans sourciller, que les décisions de l’Union européenne ont la même valeur que des traités, et que, dès lors, elles sont supérieures à la Constitution, et conséquemment, applicables en Côte d’Ivoire. Le droit n’est-il pas un instrument au service du pouvoir politique, comme on l’apprend aux étudiants des facultés de droit et de sciences politiques? Mais que le procureur Kouadio se rassure, il n’est pas à blâmer puisqu’il n’y est pour rien, car comme son prédécesseur, il est aux ordres, et cela de façon tout à fait légale ; en effet, les magistrats du parquet, à la différence de leurs collègues du siège( on appelle magistrats du siège ceux qui rendent les décisions de justice) ne sont pas indépendants : ils sont soumis à l’autorité de leur hiérarchie, à savoir le pouvoir exécutif, dont le président de la République est le détenteur exclusif, conformément à la constitution. Le procureur Kouadio prend tout simplement ses instructions auprès soit du ministre de la Justice, soit directement auprès du Président Ouattara, de la même façon que son prédécesseur Tchimou obéissait au Président Gbagbo. Mais si monsieur le procureur avait bien lu les décisions de l’Union européenne dont il se prévaut, il se serait aperçu que, tout compte fait, lesdites décisions ne manquent pas d’humanité, puisque le gel des avoirs n’a pas un caractère absolu, en ce qu’il autorise les transactions indispensables à la subsistance des mis en cause et de leur famille. Ici, les 245 personnes dont les avoirs sont gelés ne peuvent effectuer aucune transaction sur leurs comptes bancaires ; cela signifie qu’elles ne peuvent plus se nourrir, ni se soigner, ni accomplir leurs obligations à l’endroit de leur progéniture, ce qui est tout simplement non seulement illégal, mais aussi inhumain et, par voie de conséquence, contraire à toutes les règles de l’Etat de droit, leitmotiv théorique du président Ouattara. Le procureur de la République n’a même pas osé protester quand son commanditaire lui a demandé de sanctionner également certains de ses collègues magistrats, puisque quelques-uns d’entre eux figurent sur la liste noire. Diantre, qu’est devenue la sacro-sainte solidarité tant redoutée qui caractérise cette corporation? Bien entendu, toutes ces mesures peuvent faire l’objet de recours en vue de leur annulation. Mais quel téméraire osera prendre une telle initiative ? Et quel juge inconscient annulera de telles mesures, au risque, dans le meilleur des cas, d’aller au bagne à Bouna, et, dans le pire des cas, de voir surgir chez lui une horde de soudards, armes aux poings ?
Cette justice des vainqueurs, dont la quintessence est d’embastiller et d’humilier les adversaires d’hier est bien nauséabonde et est nécessairement un facteur dirimant à la réconciliation nationale. Sinon, comment comprendre que les avoirs des chefs de guerre Ouattara Issiaka, alias Wattao ou Losseni Fofana dit Loss, nommément cités par un récent rapport des nations unies, comme bénéficiaires de recettes « fiscales » annuelles de 2.754 millions de FCFA en ce qui concerne le premier et de 2.700 millions de FCFA en ce qui concerne le deuxième, illégalement perçues en zones CNO (centre, nord et ouest), ne soient pas gelés ? Comment comprendre que Fofié Kouakou, sanctionné par l’Onu pour avoir causé la mort de dizaines de personnes à Korhogo en les enfermant dans des conteneurs ne soit pas poursuivi ? Et tous ces meurtres, assassinats, viols, pillages, destruction de biens, commis par la rébellion entre septembre 2002 et mai 2011 ? C’est cela, le procès de Nuremberg ou la justice à deux vitesses : Laurent Gbagbo, sa famille, ses amis, ses partisans, les agents de l’Etat et opérateurs économiques plus ou moins proches de lui sont les bourreaux de la Côte d’Ivoire. Les autres, à savoir les assassins de Boga Doudou et des gendarmes de Bouaké, les combattants qui ont massacré récemment plus de mille personnes, en majorité des Guéré à Duékoué et tué 148 personnes à Abidjan, selon les chiffres d’Amnesty International et de HRW, ceux qui continuent d’endeuiller les familles à travers tout le pays, arrachent au quotidien des voitures, occupent illégalement des domiciles, sont des anges et doivent être décorés pour service rendu à la Nation…
Et pendant ce temps, que font les organisations nationales de défense des droits de l’homme ? Que deviennent les syndicats d’enseignants, d’ordinaire si prompts à quitter le terrain corporatif pour vilipender les tenants du pouvoir ? Que dire du Conseil de l’Ordre des avocats qui ne s’émeut même pas lorsque les combattants du Président Ouattara enlèvent un des leurs ou enferment un autre dans un conteneur ? Qui osera dénoncer l’assassinat odieux de cet huissier de justice à Soubré ? Certainement pas la Chambre des Huissiers de Justice à laquelle le malheureux appartenait, et encore moins le Procureur Général de Daloa dont dépend Soubré et on peut les comprendre, car aujourd’hui, force n’est plus à la loi, mais aux armes…
Xavier Kobenan
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