Maria Malagardis – Source: slateafrique.com
Une bataille judiciaire oppose pour la première fois trois Rwandais réfugiés en France aux producteurs d’un documentaire sur le génocide de 1994.
Sacré match! Face à face, une émission télé d’investigation, et des Rwandais désormais installés en France mais suspectés d’avoir joué un rôle dans le génocide de 1994.
Lundi 20 juin 2011, au Palais de Justice de Paris, la Première Chambre des Référés était le théâtre d’un débat inédit. Elle examinait des plaintes déposées pour la première fois par les avocats de trois Rwandais réfugiés en France: ils exigaient de visionner, avant même sa diffusion, un documentaire pour lequel ils avaient pourtant tous accepté d’être interviewés.
Mais en découvrant le communiqué annonçant la programmation de l’émission, ils ont, disent-ils, l’impression d’avoir été floués. Et selon leurs avocats, il y a donc possible atteinte à la présomption d’innocence. Leurs clients font tous l’objet d’enquêtes judiciaires en France. Mais pour l’instant, ils n’ont pas été jugés, ni donc condamnés.
A t-on le droit d’évoquer les charges qui pèsent contre eux? Où se situe la frontière entre la présomption d’innocence et le droit d’informer?
C’est tout l’enjeu du débat qui s’est déroulé lundi, pendant plus de trois heures, dans un petit bureau au premier étage du Palais de Justice. Un arbitrage difficile pour le juge Emmanuel Binoche, confronté malgré lui à un sujet, le génocide au Rwanda, qui de l’aveu même de l’un des avocats des plaignants est «si compliqué, que nous aussi on se prend les pieds dans le tapis».
L’émission mise en cause fait partie d’une série, La grande traque, diffusée sur France 2 depuis le 24 mai. Un nouveau magazine d’investigation qui se penche sur les grandes affaires criminelles du siècle.
Ratko Mladic, Pablo Escobar, Albert Spaggiari: aucun de ces sujets n’a suscité de polémique. D’autant plus que la série souffre d’avoir été programmée par France Télévisions à une heure bien trop tardive.
Jusqu’à l’annonce de l’épisode finalement le plus sulfureux: des Rwandais accueillis par la France auraient-ils trempé dans les massacres de 1994? Génocide rwandais: des tueurs parmi nous?, tel est le titre du documentaire, dont la diffusion était prévue pour le 28 juin prochain.
Le réalisateur, le journaliste Manolo d’Arthuys a été mener sa propre enquête au Rwanda entre la fin 2009 et le printemps 2010. Il a repris les dossiers de trois plaintes déposées devant la justice française par une association de victimes du génocide, le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR).
C’est en découvrant, pendant l’été 2009, un article paru dans le Nouvel Observateur sur le couple franco-rwandais à l’origine de cette association que le journaliste a décidé de s’intéresser à cette tragédie, qui a fait plus de 800.000 morts (essentiellement des membres de la minorité Tutsi) en seulement trois mois. Le journaliste a retrouvé des témoins au Rwanda et interviewé en France les trois suspects concernés par les plaintes du CPCR, leur donnant ainsi l’occasion de répondre aux accusations formulées contre eux.
Trois plaignants accusés, toujours pas jugés
Tous les trois ont déjà fait l’objet d’articles et d’enquêtes dans les médias. Mais ils n’avaient jusqu’à présent jamais attaqué en justice ceux qui les mettaient en cause. On compte juste un droit de réponse, pour un article publié dans Le Monde.
Or, les trois plaignants qui s’attaquent aujourd’hui au documentaire de Manolo d’Arthuys, ne sont pas des inconnus, à commencer par Agathe Kanziga, veuve du président Juvénal Habyarimana, est tué la veille du début du génocide, le 6 avril 1994. Bien qu’assassiné juste avant le début des massacres, Habyarimana n’était pas forcément un apôtre du partage du pouvoir, et son rôle ambigu, soufflant le chaud et le froid, tenant en permanence «un double langage» avait été plusieurs fois dénoncé.
Mais c’est le cercle familial autour de sa femme (l’Akazu) qui concentrait l’essentiel des critiques. A tel point que dans une décision du Conseil d’Etat en 2009, elle est ouvertement soupçonnée d’avoir fait partie des planificateurs du génocide.
Il y a ensuite le lieutenant-colonel Marcel Bivugabagabo qui vit désormais dans la région de Toulouse. Cet officier, qui se trouvait dans le nord du pays pendant les massacres, est notamment accusé d’avoir armé les miliciens et massacré des Tutsi dans l’enceinte de la Cour d’appel de la ville de Ruhengeri. Recherché par Interpol, il fait l’objet d’une plainte en France depuis 2008 et deux juges français auraient amorcé une enquête préliminaire le concernant.
Enfin, il y a Charles Twagira, aujourd’hui installé en Normandie, région du nord-ouest de la France. En 1994, il se trouvait à Kibuye, dans l’ouest du pays. Il était l’un des principaux responsables de son hôpital, théâtre de nombreux massacres. Il est notamment accusé par le témoignage d’un coopérant allemand, qui l’a vu donner aux tueurs la femme d’un collègue ainsi que ses fillettes. Après un séjour au Bénin, il est venu en France où il a rapidement obtenu l’asile politique. Au Rwanda, il a été jugé par un tribunal populaire et condamné par contumace.
Bourg et Meilhac, avocats-stars des présumés génocidaires rwandais
«Le journaliste a abusé de notre confiance», ont affirmé les quatre avocats des trois plaignants rwandais devant le vice-président du Tribunal de Grande Instance de Paris, lundi 20 juin. Pour preuve, affirment-ils, le communiqué de France Télévisions annonçant la série et l’émission, qui évoque des criminels «en cavale», qui «vivent en toute impunité en France».
«Mon client n’est pas en cavale! Tout le monde sait où il habite, il ne se cache pas. Il a un emploi régulier», s’insurge l’avocat de Bivugabagabo, désormais employé comme vigile de supermarché.
Même discours chez l’avocat de Twagira, qui rappelle que son client a obtenu la nationalité française. Mais les avocats se sont également déclarés choqués par une interview accordée par l’auteur du documentaire à l’hebdomadaire Télé Obs, où il ferait preuve de son «parti pris».
«Ce n’est pas de la censure, nous voulons visionner l’émission, rien de plus!», se justifie Maître Florence Bourg, l’une des avocates d’Agathe Kanziga-Habyarimana.
«Le communiqué nous fait plus que craindre une atteinte à la présomption d’innocence. Ma cliente n’avait pas connaissance de la destination finale de l’interview qu’elle a donnée», affirme Maître Philippe Meilhac, qui défend lui aussi la veuve de l’ancien président rwandais.
Il était pourtant présent lors de l’interview d’Agathe Habyarimana, réalisé par Manolo d’Arthuys dans le cabinet de l’avocat.
Florence Bourg et Philippe Meilhac sont des avocats spécialisés dans la défense de suspects rwandais, parmi les plus connus. Outre la veuve du président, Maître Meilhac a aussi défendu le Docteur Eugène Rwamucyo, aujourd’hui réfugié en Belgique et accusé d’avoir participé aux massacres dans la ville de Butaré.
Meilhac est également devenu récemment l’avocat d’un autre Rwandais, Callixte Mbarushimana, finalement envoyé à la Cour pénale internationale en janvier 2010.
Quant à Florence Bourg, elle a défendu un médecin rwandais réfugié à Bordeaux, ainsi que le journaliste Pierre Péan, accusé en 2008 de diffamation après la publication de son livre Noirs fureurs, blancs menteurs. A l’époque, elle avait réclamé le droit à la liberté d’expression d’un écrivain qui évoquait pourtant «la culture du mensonge chez les Tutsi» et stigmatisait les femmes de cette ethnie. Pierre Péan avait gagné le procès.
Présomption d’innocence et. négationnisme?
Face à ces spécialistes du Rwanda, l’avocat de la société de production du documentaire, Maître Richard Malka, avoue d’emblée n’avoir eu «que 48 heures» pour appréhender la réalité du génocide. Mais il a vite décelé une première source de malaise: dans toutes les demandes de référés présentées, le mot «génocide» est remplacé par «massacres interethniques». Ou, au mieux, «génocide interclanique».
«C’est un positionnement politique: des massacres de part et d’autres? C’est la première étape vers le négationnisme», accuse l’avocat. «S’il y a un sujet sur lequel il est légitime d’enquêter, c’est bien un génocide. Et cette liberté, il faut la préserver comme un trésor», a t-il plaidé, avant de constater: «Sous prétexte de présomption d’innocence, ils veulent interdire à quiconque de les mettre en cause.»
Et de rappeler l’étrange situation de ces trois Rwandais «poursuivis par la justice, mais toujours pas jugés, alors même que la France refuse leur extradition». C’est vrai pour deux d’entre eux: la demande d’extradition vers le Rwanda d’Agathe Habyarimana sera, elle, examinée par la Cour d’appel de Paris le 29 juin prochain. Soit le lendemain de la diffusion programmée du documentaire.
La justice française accusée
Sa situation de justiciable sans-papiers est peut-être la plus étrange de toutes. Le problème, c’est que la justice française ne s’est jamais vue accorder les moyens d’enquêter sur ces accusations de crimes contre l’humanité. Malgré la bonne volonté des juges, elle avance avec lenteur, autorisant dès lors toutes les spéculations.
«Mon client n’a jamais été entendu par un enquêteur, malgré une plainte déposée contre lui en 2008», se défend maître Ludovic Rivière, l’avocat de Marcel Bivugabagabo.
«Mon client n’a jamais été mis en examen, nous ne savons même pas ce qu’il y a dans la plainte», souligne à son tour Maître Richard Sedillot pour le Docteur Charles Twagira.
Ajoutant que, pour sa part, «jamais il n’aurait accepté de défendre un Rwandais qui refuserait la réalité du génocide».
Accusés mais pas jugés, depuis tant d’années, pour des crimes contre l’humanité? A t-on le droit d’en parler? Si la justice française, à l’instar de ce qui s’est fait en Belgique, Norvège, Pays-Bas, Allemagne, avait été plus rapide et plus efficace, la question ne se poserait même pas.
Et si les journalistes sont désormais contraints de se taire, qui évoquera la nécessité de la justice? Qui suivra ces affaires toujours en suspens? «Ce qu’on vous demande, c’est de transformer la France en Argentine du Rwanda», et faire ainsi de ce pays une terre d’impunité, constate Maître Malka en s’adressant au vice-président Binoche. Lequel a peut-être entre ses mains bien plus que le sort d’un documentaire.
Maria Malagardis
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