“Il y a des charniers à Abidjan…les gens ont peur” (Libération)

Archives - Quartier Carrefour Duékoué

Recueilli par Quentin Girard – Liberation.fr

Il y a des charniers à Abidjan

Souhayr Belhassen est la présidente de la FIDH, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme. Elle revient avec ses équipes d’une mission d’observation en Côte-d’Ivoire. Elle décrit un pays où le sentiment d’insécurité est encore très fort et où les services régaliens de l’Etat sont «par terre».

Vous revenez d’une semaine sur le terrain, quelle est la situation à Abidjan?

Même si la vie dans la capitale a repris – vous pouvez aller par exemple dans les maquis le soir [ndlr: les restaurants-boîtes locaux] – ce qui interpelle est le sentiment d’insécurité. Dans Abobo – le quartier d’Abidjan qui a subi le plus de dégâts en février et qui a continué d’en subir après – nous avons vu des nouveaux charniers dans l’université. Et on ne sait pas quand ils ont été creusés ni par qui. Ce qu’on a vu est assez horrible, les charniers étaient dans le parc même de l’université, mais il y avait également des crânes et des ossements brûlés autour. L’université est tenue actuellement par les FRCI [Forces républicaines de Côte-d’Ivoire, pro-Ouattara, ndlr], eux-mêmes ne savent pas qui sont les personnes enterrées. Il est possible que ce soit les pro-Ouattara de l’époque.

Voit-on encore ailleurs dans la ville les traces de la guerre?

A Abidjan, on ne les voit plus. Bon, à Abobo, les bataillons traversent la rue et font des exercices. Je l’ai d’ailleurs dit au Premier ministre: pour rassurer les gens, il faut que les militaires soient dans les casernes. Il a répondu qu’ils sont conscients que les militaires les desservent, qu’il faut que cela soit la gendarmerie et la police qui prennent le relais.

Mais c’est extrêmement compliqué à mettre en place, car il n’y a plus les hommes pour. Il n’y a plus les locaux aussi, puisque les commissariats ont été brûlés.

Y-a-t-il encore beaucoup d’hommes qui échappent à tout contrôle?

Selon les chiffres donnés par Guillaume Soro, lors de la prise d’Abidjan, il y a avait 27.000 combattants. Or, il dit qu’il n’a que 9 000 hommes sous ses ordres, 4.000 policiers et 5.000 militaires.

Les 18.000 autres sont des pilleurs, des gens incontrôlables, des militaires qui ne sont pas dans des casernes. Et selon lui, il faut les trier. On est face aujourd’hui à un vrai problème. Comme établir les responsabilités entre les différentes parties.

En disant qu’il ne contrôle pas tout le monde, le gouvernement ne se décharge-t-il pas de ses responsabilités dans les exactions qui ont pu être commises?

C’est ce qu’on dit quand on parle de l’Ouest du pays. Depuis les années 90, on sait que ce territoire est complètement miné par ces problèmes, qu’il est en perpétuelle ébullition. Mais dire que les problèmes là-bas sont dûs uniquement aux infiltrations de troupes incontrôlables, ce n’est pas vrai. Lors des affrontements, des gens ont été ciblés et les violations pour nous sont évidentes. Il y a réellement eu des crimes sexuelles, des tortures, des largages de bombes sur les civils, c’est avéré.

A Duékoué, des enquêtes préliminaires ont été enclenchées. On attend de voir, peut-être que cela ne sera que des déclarations.

La justice est-elle en état de fonctionner?

Le terme employé par le ministre de la Justice est que «la justice est par terre». Gbagbo l’a chosifiée: il n’y a pas de procureur général, pas de tribunaux, la corruption est très importante. Tout est à reconstruire. Il y a 80 magistrats qui ont été éliminés. Selon lui, aucune institution de l’Etat ne fonctionne normalement.

Ce que nous essayons de faire, c’est de lister les violations et surtout de trouver des personnes qui veulent porter plainte et de les accompagner dans les procédures. Mais les gens ont peur. Les mesures pour rassurer n’ont pas été prises. Les personnes n’ont pas un commissariat où aller porter plainte. Ils n’ont même pas d’endroits où aller se soigner. Quand on a demandé à une personne pourquoi elle ne s’était pas rendue à l’hôpital, elle a répondu qu’elle avait peur de «se faire prendre».

Quel rôle peut jouer la communauté internationale?

Il y a des aides bien sûr. L’Onuci a déjà donné 12 milliards pour la reconstruction immédiate. La France est présente avec l’armée. La mise à niveau technique, on peut la faire, c’est sur le fond que c’est beaucoup plus difficile: comment former les hommes, comment être sûr de leur loyauté? Surtout dans un système très ethnicisé.

Combien de victimes y-a-t-il eu durant le conflit en Côte-d’Ivoire? L’ONU parle de 3000.

Le triple. Au moins. Mais vraiment là, les chiffres… Les Ivoiriens disent eux-mêmes: «Pour le moment, on ne va pas trop se mouiller.» L’essentiel pour nous c’est que l’impunité ne perdure pas,

Quel type de reconstruction réussie peut-on prendre en exemple?

Les Ivoiriens prennent l’exemple de l’Afrique du Sud et ce n’est pas un bon exemple. Il y a eu des amnisties dans ce pays, ce n’est pas ce que nous cherchons. Il faut permettre à ceux qui veulent aller en justice d’y aller. C’est très important que l’impunité puisse avoir une fin, c’est à ce prix qu’il y aura une réelle reconstruction. Si la Côte-d’Ivoire ne regarde pas en face ses vérités, elle ne se reconstruira pas. Une paix ne va pas sans justice.

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