M. Alassane Dramane Ouattara
Président de la République de Côte d’Ivoire
Palais Présidentiel
Abidjan, Côte d’Ivoire
Monsieur le Président,
Human Rights Watch, importante organisation internationale indépendante des droits humains, vous félicite pour votre victoire électorale internationalement reconnue en novembre 2010. Malheureusement, ces élections, qui contenaient la promesse de réunir le pays divisé géographiquement, politiquement et militairement depuis 2002, ont au lieu de cela déclenché cinq longs mois de violences et de violations de droits humains qui ont aggravé les tensions et en ont créé de nouvelles dans le pays. Nous comprenons, par conséquent, que les défis sont considérables, alors que vous prenez enfin vos fonctions. Human Rights Watch se réjouit de collaborer avec votre administration dans les mois et années à venir pour assurer que le respect des droits humains ait un rôle central dans la réunification et la reconstruction du pays.
Nous écrivons aujourd’hui pour souligner plusieurs recommandations clés préparées à l’attention de votre administration pour ses premiers mois d’exercice – en vous demandant de vous attaquer rapidement aux problèmes chroniques de droits humains en Côte d’Ivoire et aux faiblesses de l’État de droit qui en découlent. Ces problèmes ont été omniprésents pendant la dernière décennie et ont été mis en évidence depuis la dernière élection présidentielle de novembre. Le coût en vie humaines, comme vous le savez, a été désastreux, les Nations Unies faisant état maintenant de 2 000 à 3 000 morts dans les violences postélectorales, bien que le nombre de victimes puisse s’avérer encore plus élevé.
Pendant plus d’une décennie, Human Rights Watch a mené des recherches approfondies sur un large éventail de questions relatives aux droits humains en Côte d’Ivoire, notamment la violence politique, les violations du droit international humanitaire, la violence sexuelle, le rôle des groupes d’étudiants violents et des milices, l’échec des institutions de l’État de droit, les conflits fonciers, l’extorsion et le racket, ainsi que la corruption.
Depuis le second tour des élections présidentielles de novembre dernier, nous avons entrepris de multiples voyages de recherche à Abidjan et à la frontière ivoiro-libérienne, documentant des violations graves perpétrées par des acteurs armés des deux bords de la fracture politique et militaire. Il s’agit notamment de massacres commis par les deux parties, de disparitions forcées, d’assassinats ciblés et de violences sexuelles dont les victimes ont été prises pour cible en raison de leur soutien politique supposé ou de leur origine ethnique, le recrutement généralisé de milices et de mercenaires, et l’utilisation sans discernement d’armes lourdes contre la population civile.
Nous avons mis en évidence les groupes clés impliqués dans ces crimes, notamment le CECOS, la Garde républicaine, les milices pro-Gbagbo, dont les Jeunes patriotes et la FESCI en particulier, les Forces républicaines de Côte d’Ivoire, les Dozos, des mercenaires libériens, notamment un groupe dirigé par une personne connue sous le nom de guerre de « Bob Marley », et enfin un groupe de militants burkinabés dirigé par un homme du nom d’Amadé. Nos rapports et conclusions, fondés sur des centaines d’entrevues avec des victimes et des témoins oculaires, ont été rendus accessibles au public, notamment sur notre site Web. Nous avons joint un recueil de nos travaux postélectoraux à la présente lettre pour vous et votre bureau.
Nous estimons que répondre aux questions de droits humains qui sont parmi les causes profondes des conflits et des divisions en Côte d’Ivoire devrait figurer parmi les priorités de votre gouvernement. Nous vous exhortons donc à prendre un engagement clair à respecter les droits humains fondamentaux de tous les Ivoiriens et à exercer un leadership audacieux pour garantir ces droits. Nous vous demandons de prendre en compte les recommandations suivantes, expliquées plus en détail ci-dessous :
Envoyer un message clair indiquant que la crise de l’impunité qui a alimenté les violations de droits humains en Côte d’Ivoire a pris fin, en particulier en prenant rapidement des mesures pour garantir un traitement équitable, des poursuites crédibles pour les crimes graves commis en violation du droit international, en particulier aux plus hauts niveaux de responsabilité et indépendamment du rang ou de l’allégeance politique.
Consolider l’État de droit et développer des institutions démocratiques qui respecteront les droits de tous ceux qui résident en Côte d’Ivoire, et fournir une réparation lorsque ces droits sont violés.
Prendre des mesures immédiates pour répondre aux problèmes de sécurité dans tout le pays, notamment le désarmement des milices.
Mettre en place une Commission vérité et réconciliation qui fonctionne de manière transparente, avec un mandat très large, et en dialogue ouvert avec les institutions internationales et les organismes de contrôle.
L’obligation de rendre des comptes pour les violations passées
Human Rights Watch se félicite de votre engagement public à faire la lumière sur les crimes commis pendant la période postélectorale et à veiller à ce que les responsables soient punis. Nous sommes particulièrement encouragés par votre engagement à garantir des enquêtes crédibles et impartiales sur les abus commis par les deux parties et à poursuivre les auteurs de violations des droits humains, quelle que soit leur appartenance politique, et notons votre appel public à la Cour pénale internationale (CPI) pour enquêter sur les massacres dans l’extrême ouest. En même temps, nous sommes préoccupés par des messages contradictoires qui ont été envoyés par certains responsables à l’égard de l’engagement de votre gouvernement à poursuivre de façon impartiale les crimes graves.
L’impunité pour les violations de droits humains a été un problème profond et durable pendant les dix dernières années en Côte d’Ivoire. Personne n’a été poursuivi de manière crédible pour aucun des abus graves que nous, ainsi que d’autres, avons documentés depuis les violences de 2000 liées aux élections, notamment pendant le conflit armé de 2002-2003 et ses conséquences. Beaucoup des violations commises constituent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, qui sont les infractions les plus graves au regard du droit international.
La capacité des auteurs de violations à commettre des atrocités sans crainte de devoir rendre compte de leurs actes a contribué à attiser les abus, ainsi qu’une méfiance générale envers les institutions juridiques ivoiriennes. Tout manquement à inverser cette tendance ne fera qu’encourager ceux qui pourraient envisager de commettre des violations de droits humains à l’avenir. Alors que certaines personnes peuvent vous conseiller de renoncer à l’obligation de rendre des comptes, en ayant parlé avec des centaines de victimes, nous vous assurons que les victimes réclament et méritent une justice crédible et impartiale. En outre, l’expérience de nombreuses situations à travers différents pays a conforté le fait que la justice est un élément essentiel pour établir une paix durable.
Dans l’accomplissement de votre promesse de lutte contre l’impunité, Human Rights Watch estime qu’il est crucial de mener des enquêtes et des poursuites contre les personnes responsables des crimes les plus graves commis en violation du droit international lors de la crise ivoirienne dans sa totalité – à commencer par le coup d’État de 1999 par le général Gueï, les élections de 2000 entachées par la violence, et le conflit armé de 2002-2003. La lutte contre l’impunité pour les crimes odieux perpétrés depuis le mois de novembre dernier est urgente et essentielle, mais devrait s’inscrire dans un effort plus large visant à établir la vérité et rendre justice pour les violations passées et présentes.
Un point de départ utile serait que votre gouvernement demande au Conseil de sécurité de l’ONU de publier le rapport de la Commission d’enquête de 2004 soit avant, soit en conjonction avec la publication du rapport de la Commission d’enquête 2011. La décision prise par le Conseil de sécurité de l’ONU à la demande de ceux qui négociaient un terme aux hostilités d’enterrer le rapport de 2004 et de renoncer à l’obligation de rendre des comptes a contribué à permettre à un grand nombre des mêmes acteurs considérés comme les plus responsables de crimes graves en violation du droit international commis au cours du conflit armé de 2002 – 2003 de superviser et de commettre de nouveau des atrocités contre la population civile en 2010 – 2011.
En ce qui concerne la lutte contre l’impunité, une justice impartiale démontrée par l’engagement de poursuites contre des personnes impliquées dans des crimes commis à la fois par les forces associées à Gbagbo et par les Forces républicaines sera cruciale pour montrer que tous les Ivoiriens ont accès à la justice – quelle que soit la victime ou le criminel en cause. Plus de 100 réfugiés Guérés interrogés par Human Rights Watch au Libéria, dont la majorité avaient été témoins ou ont été victimes d’un crime de guerre perpétré par les Forces républicaines, ont indiqué que ces efforts influenceraient fortement leur décision quant à savoir s’ils peuvent retourner en toute sécurité en Côte d’Ivoire.
Comme vous le savez, l’éventualité d’une enquête et de poursuites par la Cour pénale internationale pose problème. Le gouvernement ivoirien a présenté une déclaration à la CPI en 2003 lui donnant la compétence sur des événements postérieurs au 19 septembre 2002, en Côte d’Ivoire. À notre connaissance, cette déclaration a été récemment réaffirmée ou soumise de nouveau par votre gouvernement. Bien que de telles déclarations attribuent la compétence, elles ne sont pas suffisantes pour déclencher l’ouverture d’une enquête de la CPI, qui requiert soit un renvoi à la Cour par un État partie à la CPI ou bien par le Conseil de sécurité, ou que le procureur agisse de sa propre initiative.
Le procureur de la CPI a déclaré publiquement au cours de la semaine du 5 mai qu’il avait l’intention d’ouvrir une enquête de sa propre initiative sur les crimes commis en Côte d’Ivoire. Une telle démarche pourrait apporter une contribution importante à la lutte contre l’impunité. Si le procureur de la CPI ouvre une enquête, la coopération de votre gouvernement sera cruciale. La CPI ne dispose d’aucun mécanisme pour faire appliquer ses décisions et compte donc sur la coopération des États pour mener à bien ses travaux, notamment dans l’arrestation de suspects.
Même si le procureur passe à l’action et obtient l’approbation nécessaire des juges de la CPI pour ouvrir une enquête en Côte d’Ivoire, la CPI ne poursuivra probablement qu’un petit nombre d’auteurs présumés en ce qui concerne les crimes commis après le 19 septembre 2002. Les poursuites nationales de crimes graves resteront donc importantes et peuvent accroître les possibilités pour que la justice ait une résonance locale. Les poursuites nationales devraient, toutefois, satisfaire les critères compatibles avec les normes et pratiques internationales. Il s’agit notamment des enquêtes et des poursuites crédibles, indépendantes et impartiales sur les crimes, indépendamment de l’affiliation ou du grade ; du respect des exigences internationales de procès équitable ; de la protection adéquate des témoins et des sanctions proportionnelles à la gravité des crimes tout en ne représentant pas des peines cruelles ou inhumaines.
Le nouveau gouvernement devrait solliciter une assistance internationale pour s’assurer que les enquêtes et poursuites des crimes graves au niveau national puissent être menées de manière adéquate. Les bailleurs de fonds devraient être en mesure de contribuer à une évaluation de la capacité du système judiciaire ivoirien à traiter de telles affaires. Human Rights Watch a déjà exprimé un certain nombre de préoccupations concernant certaines failles du système judiciaire national qui seraient susceptibles de constituer des défis en ce qui concerne la poursuite des crimes graves. Il s’agit notamment des pressions exercées par le pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire, de la perception d’un certains parti pris du personnel du ministère de la Justice, de cas fréquents d’arrestation et de détention arbitraires, de la corruption, de cas de violence physique sur des personnes détenues par la police et les gendarmes, et d’un accès insuffisant aux avocats de la défense par les accusés.
En ce qui concerne la lutte contre l’impunité, nous faisons donc particulièrement appel à vous pour :
Veiller à ce que les efforts du devoir de rendre des comptes comprennent les personnes qui sont impliquées aux plus hauts niveaux de responsabilité, et que les crimes commis par les deux parties lors de l’offensive militaire des Forces républicaines – notamment ceux documentés par Human Rights Watch dans l’extrême ouest du pays – fassent partie de ceux faisant l’objet d’enquêtes et de poursuites crédibles.
Demander l’assistance des bailleurs de fonds clés pour assurer des enquêtes et des poursuites nationales justes et crédibles sur les crimes graves, en plus des affaires qui peuvent faire l’objet de poursuites par la Cour pénale internationale. Cela devrait inclure des demandes d’évaluations de la capacité du système judiciaire ivoirien à poursuivre les affaires impliquant des crimes graves ainsi que l’assistance sur la base de telles évaluations.
Coopérer pleinement avec la CPI, y compris dans l’arrestation des suspects, si le procureur du tribunal ouvre une enquête sur les crimes commis en Côte d’Ivoire.
Coopérer pleinement avec la Commission d’enquête de 2011 établie par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies et lui permettre de travailler sans ingérence, en menant des enquêtes à travers le pays et en interrogeant les victimes, les auteurs présumés, et d’autres parties intéressées des deux côtés.
Demander au Conseil de sécurité de l’ONU de rendre public le rapport de la Commission d’enquête de 2004 sur les crimes commis pendant le conflit armé de 2002-2003.
Veiller à ce que tous les membres du gouvernement ivoirien nouvellement nommé soient soigneusement contrôlés pour toute implication dans les violations passées de droits humains, la corruption ou autres crimes graves.
Enfin, l’arrestation et la détention de l’ancien président Laurent Gbagbo et de ses plus proches alliés représentent un test immédiat pour votre administration. Leurs droits internationalement garantis doivent être sauvegardés, démontrant ainsi qu’un traitement humain et un procès équitable seront accordés à tous. À ce titre, nous faisons appel à votre gouvernement pour :
Prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer le traitement humain de toute personne en garde à vue, notamment l’ancien président Gbagbo, sa famille, et les chefs militaires, paramilitaires et politiques qui lui sont fidèles. Coopérer pleinement avec les organismes internationaux et nationaux, notamment la division des droits humains de l’ONUCI et le Comité international de la Croix-Rouge, qui souhaitent observer les conditions de détention.
Veiller à ce que les personnes détenues soient rapidement traduites devant un juge et qu’une base juridique pour leur détention leur soit présentée, conformément au droit international et ivoirien.
Allouer le temps et les ressources nécessaires pour la préparation d’une défense de qualité par des avocats compétents, et ce, pour tout accusé.
Renforcer l’État de droit
Les secteurs de l‘État de droit de la Côte d’Ivoire – le pouvoir judiciaire, de police et correctionnel – sont marqués par des pratiques peu professionnelles, notamment la corruption et le manque d’indépendance. Dans les régions du nord et de l’ouest du pays, un système judiciaire a été presqu’entièrement absent depuis la partition de facto du pays en 2002. Combler ces lacunes, et le retour du pays à l‘État de droit, doivent être une priorité immédiate pour votre gouvernement.
Nous vous exhortons à commencer par un engagement explicite sur le principe que personne n’est au-dessus de la loi et que seul l’État peut punir les individus pour violation de la loi. L’auto-justice, exercée notamment par des groupes tels que la FESCI et les Dozos, doit prendre fin. Pour hâter cela, votre gouvernement a besoin de construire un système judiciaire professionnel et indépendant qui soit exempt de corruption ainsi qu’une police et une force militaire efficaces et respectueuses des droits. Ces jours où des postes de contrôle innombrables soumettaient à l’extorsion, au harcèlement et parfois aux abus physiques et sexuels les civils – en particulier ceux de « mauvaise » origine ethnique ou nationale – doivent prendre fin. Les fiefs des anciens commandants des zones des Forces Nouvelles dans le nord et des dirigeants de la FESCI à Abidjan – où l‘État de droit a été remplacé par la puissance des armes à feu et l’intimidation – doivent également prendre fin.
Pour renforcer l‘État de droit en Côte d’Ivoire, nous faisons particulièrement appel à vous pour :
Assurer une action disciplinaire et, si nécessaire, des poursuites à l’encontre des membres des Forces républicaines, de la police et de la gendarmerie qui se livrent à des comportements criminels, notamment l’extorsion, le racket, les pillages, ainsi que les arrestations et détentions arbitraires.
Mettre en place des institutions juridiques fonctionnelles dans le nord et l’extrême ouest du pays, en particulier par la remise en état des bâtiments des tribunaux à Guiglo et dans le nord, la construction et la remise en état des centres de détention, et le déploiement de fonctionnaires judiciaires et correctionnels formés.
Accorder la priorité à la lutte contre la violence sexuelle, qui reste très répandue dans tout le pays et est particulièrement grave dans l’extrême ouest. En particulier, améliorer la réponse des forces de l’ordre et du pouvoir judiciaire à la violence sexuelle et la violence basée sur le genre, notamment en recrutant plus de femmes policières agissant en tant que points focaux dans les postes de police et par la formation du personnel judiciaire et de sécurité. Assurer l’accès aux soins médicaux, au soutien psychosocial, à l’assistance juridique, et aux services de réinsertion socio-économique des victimes de violence sexuelle, notamment celles qui ont été ciblées pour des raisons politiques et ethniques au cours du conflit.
Vous engager publiquement à travailler avec la prochaine session de l’Assemblée nationale pour ratifier les principaux traités internationaux auxquels la Côte d’Ivoire n’est pas un État partie, notamment : le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés ; le Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants et le Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique.
Faire une déclaration immédiate que la Côte d’Ivoire permettra aux individus et aux ONG de saisir la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, en vertu de l’article 34 du Protocole instituant la Cour.
Sécurité
Human Rights Watch renouvelle ses appels précédents à votre gouvernement pour qu’il assure un contrôle absolu sur les Forces républicaines et qu’il veille à ce qu’ils respectent les droits de chacun, y compris des personnes qui ont soutenu et ont combattu au nom de l’ancien Président Laurent Gbagbo. La coalition mal définie de combattants qui est devenue les Forces républicaines, ainsi que des groupes connexes tels que le Commando Invisible, sont impliqués dans des crimes de guerre et autres graves exactions. Un contrôle doit être établi, une formation en droits humains et en droit humanitaire doit être entreprise, et ceux qui continuent de prendre les civils pour cible doivent être retirés des forces de sécurité et faire l’objet de poursuites.
En outre, les milices et les mercenaires, qui ont été recrutés par les forces armées des deux bords, doivent être immédiatement démobilisés et désarmés. Les autorités ivoiriennes ont fait un minimum d’efforts pour désarmer les ex-combattants après le conflit armé précédent, ce qui a permis que se poursuive l’abondance d’armes qui ont contribué à l’ampleur des violences récentes. Des rapports crédibles indiquent qu’un bien plus grand nombre d’armes est entré en Côte d’Ivoire ces derniers mois, dont certaines ont été distribuées aux groupes armés qui ont été impliqués dans de très graves violations récentes.
Pour répondre à ces questions et autres préoccupations de sécurité, nous vous demandons expressément de :
Procéder rapidement à un programme de démobilisation, de désarmement et de réinsertion (DDR) complet et approfondi en accord avec les Normes intégrées de DDR (IDDRS) et d’autres pratiques exemplaires reconnues internationalement. Demander l’aide des Nations Unies et d’autres acteurs internationaux et veiller à ce que le DDR soit effectué de façon crédible et impartiale – en désarmant les membres de toutes les parties au conflit qui n’intègrent pas les forces armées reconstituées. Accorder une attention particulière aux Jeunes patriotes et aux groupes de miliciens de la FESCI à Abidjan ainsi qu’aux nombreuses milices dans l’extrême ouest.
Éxiger que la Force Française Licorne, les Casques bleus de l’ONU et la police continuent d’effectuer des patrouilles conjointes avec les forces de sécurité ivoiriennes, avec une formation et des instructions sur les obligations relatives aux droits humains.
Veiller à ce que les rangs des forces de sécurité ne grossissent pas exagérément, ce qui risquerait de menacer la stabilité et de paralyser la capacité du gouvernement à garantir le respect d’autres droits fondamentaux. Selon l’Institut international de la paix, il y avait environ 20 000 Forces de défense et de Sécurité (FDS) et 9 000 officiers de police avant le début des hostilités en 2002. À la date de l’élection de 2010, Gbagbo avait augmenté leur nombre à environ 60 000 FDS et 18 000 policiers. Si l’on inclut les quelque 30 000 membres des forces armées des Forces Nouvelles, le nombre de personnel armé en Côte d’Ivoire a presque quadruplé au cours des dix dernières années – même en excluant les milices et les mercenaires.
Veiller à ce que les médias ne soient plus utilisés comme outil de propagande haineuse et d’incitation à la violence, en particulier en garantissant que la TCI et autres médias d’État n’aient pas recours à l’incitation à la violence contre les partisans réels ou supposés de Gbagbo et ceux qui appartiennent encore au parti politique du Front populaire ivoirien (FPI). Définir des règles claires qui garantissent à la fois la liberté d’expression mais qui interdisent l’incitation à la violence. Garantir également que les journalistes aient la liberté de faire leur travail et ne soient pas l’objet de harcèlement et de menaces de la part des forces de sécurité ou des autorités gouvernementales, notamment en veillant à ce que le Conseil national de la presse (CNP) et la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle (HACA) soient indépendants.
Vérité et réconciliation
La Côte d’Ivoire et ses habitants demeurent profondément marqués par plus d’une décennie de divisions politiques violentes, de tensions ethniques, de violations flagrantes des droits humains, et de rhétorique xénophobe. Des ressortissants d’Afrique de l’Ouest et du nord de la Côte d’Ivoire ont été arrêtés à des postes de contrôle pro-Gbagbo à Abidjan et en de nombreuses occasions ils ont été tués seulement pour leur nom ou leur style vestimentaire – violence qui a été enflammée chaque soir sur Radiodiffusion Télévision Ivoirienne. Des civils Guérés – jeunes et âgés, hommes et femmes – à Duékoué, Doke, et ailleurs dans l’ouest du pays, ont été exécutés à bout portant en raison de leur soutien présumé à Gbagbo. Les défis représentés par l’unification d’un pays présentant de tels profonds clivages le long de lignes politiques, ethniques et religieuses sont importants, et omettre de résoudre les questions de sécurité pourrait menacer encore davantage la stabilité fragile du pays.
Human Rights Watch soutient vos efforts pour établir une Commission Vérité et Réconciliation (CVR) afin de répondre à ces divisions, notamment par le biais de votre nomination le 1er mai de l’ancien Premier ministre Charles Konan Banny à la tête de la commission. Nous vous exhortons à veiller à ce que la commission comporte un large mandat en ce qui concerne la période et les crimes qu’il couvre – donnant une voix aux victimes de violations graves remontant au moins jusqu’au coup d’État de 1999 par le général Gueï. La formation de la CVR, notamment la sélection des commissaires et du mandat, devrait être effectuée à travers un processus consultatif ouvert, avec l’aide de la société civile ivoirienne, des victimes et de la communauté internationale. La CVR devrait s’appuyer sur les réussites et les échecs des CVR qui ont été mises en place ailleurs dans la région. Pour que la commission soit crédible, elle devrait fonctionner de manière transparente et en concertation avec des organisations et des organismes de contrôle internationaux.
Toute CVR doit disposer du pouvoir et de l’assistance pour enquêter sur toutes les violations présumées de droits humains, quel que soit le rang ou l’allégeance politique des auteurs présumés. Elle devrait à terme chercher à identifier les auteurs principaux des deux bords qui se sont rendu les plus responsables de violences.
Enfin, le processus de vérité et de réconciliation n’est pas et ne devrait pas être traité comme un substitut de la justice. Des enquêtes crédibles et impartiales et la juste punition des personnes impliquées dans des crimes restent indispensables.
Dans le cadre des efforts de la vérité et la réconciliation, nous vous demandons ainsi qu’à votre gouvernement de :
Établir un mécanisme de vérité pour exposer les atrocités moins bien connues et pour donner une voix aux victimes de tous les bords de la fracture politico-militaire de longue date. Veiller à ce qu’une consultation ouverte et constructive soit réalisée avec la société civile et les victimes dans le processus de rédaction.
Mettre en place des procédures de nomination transparentes, telles que des audiences publiques des commissaires pour assurer l’indépendance et l’impartialité de la commission.
Veiller à ce que la commission explore les dynamiques qui ont donné lieu à des violences cycliques, des tensions ethniques et à la corruption généralisée, en vue de formuler des recommandations visant à assurer une meilleure gouvernance et à prévenir une répétition des violations passées.
Respecter les normes internationales relatives aux droits humains en ce qui concerne l’octroi de l’amnistie. Cela signifie l’exclusion des amnisties pour les crimes internationaux tels que les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, les exécutions extrajudiciaires, les disparitions forcées et la torture.
En tant qu’institution complémentaire pouvant contribuer à faire avancer le programme des droits humains dans l’avenir, soutenir et garantir l’indépendance de l’institutions nationale de droits humains de la Côte d’Ivoire, qui à l’heure actuelle ne répond pas aux normes établies par les Principes de Paris.
Droits fonciers
Les questions de droits fonciers ont été une source permanente de conflits inter- et intra-communautaires dans le sud et dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. L’incapacité à résoudre ces conflits à travers l’État de droit a suscité des débordements de violence répétés et, pendant les conflits armés de 2002-2003 et de 2010-2011, a contribué aux massacres à grande échelle qui ont eu lieu dans l’extrême ouest de la Côte d’Ivoire. Comprendre et résoudre les problèmes fonciers sera crucial pour réduire la tension dans cette région particulièrement instable du pays. Nous appelons donc votre gouvernement à :
Entreprendre un examen sérieux des problèmes de droits fonciers ainsi que de l’incapacité chronique du système judiciaire à régler ces litiges.
Conclusion
Le gouvernement ivoirien a des obligations légales en vertu de plusieurs traités internationaux et africains de droits humains – notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples – qui l’obligent à respecter les droits à la vie, à l’intégrité corporelle, et à la liberté et la sécurité de la personne, ainsi que les libertés d’expression, d’association et de réunion. Human Rights Watch vous exhorte à réitérer publiquement les engagements de votre pays envers ces obligations légales et à ordonner à vos fonctionnaires de se comporter en conséquence.
Human Rights Watch se félicite de vos engagements en matière de lutte contre l’impunité, de justice impartiale et de vérité. Il est maintenant essentiel que vous preniez des mesures pour remplir ces engagements et faire preuve d’un leadership fort pour résoudre les problèmes chroniques qui ont sapé les droits civils, politiques, sociaux et économiques de la population ivoirienne depuis des années. Nous partageons votre espoir qu’avec de telles actions s’écrira un nouveau et meilleur chapitre de l’histoire de la Côte d’Ivoire.
Nous serions heureux de poursuivre un dialogue constructif avec votre gouvernement dans la perspective de la promotion des droits humains en Côte d’Ivoire. Nous sommes prêts à soutenir les efforts de votre gouvernement pour renforcer l’État de droit et pour assurer l’obligation de rendre des comptes pour les violations de droits humains.
Je me tiens à votre entière disposition pour répondre à toute question ou à tout commentaire que vous souhaiteriez nous adresser au sujet de cette lettre.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma haute considération.
Corinne Dufka
Directrice de projets pour l’Afrique de l’Ouest
Human Rights Watch
Le 16 mai 2011
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