En Côte d’Ivoire, une armée à refaire

Les blogs du Diplo par Philippe Leymarie

Le saut « d’Air Sarko One » jusqu’à Yamoussoukro, ce samedi 21 mai, à l’occasion de la cérémonie d’investiture d’Alassane Ouattara, et les embrassades dans l’ancien fief de Félix Houphoët-Boigny, père de l’indépendance de la Côte d’Ivoire, ne peuvent faire oublier que le pays est exsangue et son armée en charpie : l’unification des diverses forces ivoiriennes est une des principales conditions de la réconciliation du pays, après ces nouveaux épisodes de guerre civile…

Il aura fallu six mois, depuis le second tour de l’élection présidentielle, pour en arriver à ce début de normalisation. Les atteintes aux droits humains commises par les forces armées des deux bords, durant cette période post-électorale, ont fait entre 2 000 et 3 000 morts, selon les Nations Unies, entraîné le déplacement de centaines de milliers de personnes et attisé les tensions ethniques et politiques dans tout le pays.

L’ONG Human Rights Watch, qui a enquêté sur place, a fait état de massacres, de disparitions forcées, de meurtres et de violences sexuelles contre des victimes prises pour cible en raison de leur soutien politique présumé ou de leur origine ethnique, le recrutement généralisé de milices et de mercenaires, ainsi que l’utilisation sans discernement d’armes lourdes contre la population civile.

La majorité des exactions perpétrées durant les trois premiers mois ont été le fait de forces contrôlées par l’ex-président autoproclamé Laurent Gbagbo, et par des groupes de miliciens qui lui étaient fidèles de longue date. Cependant, alors que les Forces républicaines, sous le commandement général du premier ministre de M. Ouattara, Guillaume Soro, avançaient rapidement en direction d’Abidjan, au cours de leur offensive du mois de mars, des forces armées des deux camps ont semé la terreur parmi les populations civiles soupçonnées de soutenir le candidat rival.

Et nombre d’autres crimes de guerre, dont des exécutions extrajudiciaires de combattants prisonniers, des meurtres de civils et des violences sexuelles, ont été commis des deux côtés lors de la bataille finale pour Abidjan, ainsi que dans les jours et les semaines qui ont suivi l’arrestation de M. Gbagbo et d’un bon nombre de ses plus proches alliés, le 11 avril dernier.
Méfiance entre les camps Retour à la table des matières

C’est sur ces ruines que le pouvoir tente de reconstituer une armée nationale, telle qu’elle pouvait exister encore dans les années 1990. Cette réunification était prévue par l’accord de Ouagadougou (2007), complété en 2008, mais avait buté sur la méfiance entre les deux camps (forces « nouvelles » irrégulières du Nord, proches de Guillaume Soro, qui ont ensuite appuyé l’offensive pour faire respecter le verdict de l’élection présidentielle de 2010 ; forces armées régulières du Sud, fidèles à Laurent Gbagbo, appuyées par des milices).

En mars dernier, alors que le vent commençait à tourner en sa faveur, le président élu Alassane Ouattara avait décidé par ordonnance la création des Forces Républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), censées absorber dans les prochaines semaines les ex-Forces nouvelles (FAFN, l’ancienne rébellion) et les ex-Forces de défense et de sécurité (FDS, l’ancienne armée régulière nationale). Un projet d’autant plus délicat à mener qu’aucune des deux armées à réunifier n’était, à l’origine, dans les mains de M. Ouattara. En outre, l’âpreté des affrontements ne permettait pas d’ouvrir l’indispensable processus de révision des effectifs, de formation et de réorganisation générale des unités, ni de songer à reprendre l’exécution du plan de désarmement et démobilisation des ex-combattants (également prévu par les accords de Ouagadougou, et dont la réalisation était en principe un préalable à la tenue du scrutin présidentiel.).
Chaises musicales Retour à la table des matières

Au lendemain de la prise du palais présidentiel, le 11 avril, les principaux chefs de l’armée « régulière », de la gendarmerie et de la police avaient défilé à l’Hôtel du Golfe — où Alassane Ouattara était resté assiégé (par leurs soins !) durant plusieurs mois — pour faire allégeance au nouveau pouvoir. Ce ralliement tardif et timide a débouché sur un jeu de chaises musicales, le chef d’état-major des FDS, le général Philippe Mangou, ex-proche de Laurent Gbagbo, laissant la place au général Michel Gueu, chef du cabinet militaire de Guillaume Soro.

A la gendarmerie, le général Edouard Tiapé Kassaraté — dont les hommes n’ont pratiquement pas combattu pour défendre le régime de la « Refondation », a été remplacé par le général Nicolas Kouakou, ancien patron du Centre de commandement intégré (l’embryon de la nouvelle armée ivoirienne, selon les termes de l’accord de Ouagadougou). Et à la police, le général Brindou M’Bia a laissé la place au commissaire Bini Kouamé, dont l’expérience internationale (Nations unies, Burundi) redonnera sans doute un peu de lustre à ce corps souvent décrié.

La difficulté principale tient au manque de confiance entre les divers partenaires, et à la composition « tribale », ou en tout cas fortement régionale, de certaines unités. Une partie des soldats réguliers qui ont repris du service à l’appel du président Ouattara s’affirment menacés, ou victimes de brimades. Gendarmes et policiers multiplient les revendications matérielles et financières, exigeant notamment la réhabilitation des commissariats et sièges de brigades, qui ont souffert des évènements. Dans les anciennes FDS, on réclame des nouvelles tenues. Et certains combattants des ex-FAFN exigent de faire partie de la nouvelle armée réunifiée, sans passer par la case recrutement, concours, formation, etc.
Recoller les morceaux Retour à la table des matières

blank

En tournée ces derniers jours dans l’intérieur du pays, le général Nicolas Kouamé s’est efforcé de remobiliser les éléments de la gendarmerie : « A San Pedro, 70 % du personnel est en place », a-t-il fait remarquer, tout en déplorant les saccages et pillages dans les services de police et de gendarmerie, qui ont causé un important préjudice matériel : « Le tissu social est disloqué. Nous sommes en train de recoller les morceaux. Pour relever ce défi, il va falloir se réarmer moralement et s’accepter mutuellement » [1].

Autre indice de la confusion ambiante, que rapporte le quotidien Fraternité Matin du 18 mai : bien qu’ayant été fermée par le gouvernement en vue de son assainissement, l’université d’Abobo-Adjamé [2] fait office de caserne, pour environ 3 000 combattants démobilisés et désormais prêts pour le service civique national. Une cérémonie de remise volontaire d’armes par une vingtaine d’hommes ayant prêté main forte aux Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), s’y est déroulée, ce jeudi 19 mai.

Le porte-parole des chefs de guerre d’Abobo, Traoré Issa, en a profité pour demander aux jeunes gens qui traînent encore les pieds de suivre cet exemple : « Ils doivent s’exécuter rapidement pour être enregistrés en vue du service civique national. » Cette opération vise, selon lui, à mettre fin à l’anarchie qui règne en ce moment dans la circulation d’armes détenues par des individus difficilement identifiables dans les rues.
Chefs de guerre Retour à la table des matières

« Ceci permettra de mieux contrôler les éléments et dénicher les individus mal intentionnées qui perpètrent des actes, peu recommandables, sèment la terreur et dont les Frci sont pointées du doigt, par les populations », a indiqué Traoré Issa.

L’opération de démobilisation et d’encasernement est une initiative de cinq chefs de guerre de la zone d’Abobo : les commandants Bolo, Hamed Libérien, Gaza, Kabila et Traoré Issa. Les démobilisés d’Abobo, au nombre de 5 000 environ, sont encasernés et consignés sur deux différents sites, dont l’université d’Abobo-Adjamé. Ils sont nourris et soignés grâce aux cotisations des différents chefs des FCRI et à la générosité de bonnes volontés. Le civisme et la discipline leur sont enseignés par des éléments des ex-FDS, en attendant leur réinsertion, qui est du ressort du gouvernement, à en croire le porte-parole des FCRI. Leur présence en ce milieu universitaire, explique-t-il, participe surtout à sa sécurisation contre les vols et pillages.

Il est probable que, tenant compte de cette désorganisation, le Conseil de sécurité de l’ONU prolongera, le mois prochain, le mandat de la force des Nations unies pour la Côte d’Ivoire (ONUCI), même si les effectifs (11 000 hommes actuellement) sont revus à la baisse.

La France, qui s’est efforcée de « coller » au maximum à l’ONU, ces derniers mois, même si elle a — dans les faits — agi pour faire pencher la balance en faveur du président élu, devrait réduire également son dispositif militaire Licorne (qui était passé à 1 600 hommes, au plus fort des combats de ces derniers mois) : après la dissolution du 43ème bataillon d’infanterie de marine, implantation « historique » de l’armée française, il n’est plus question de base, ni d’opération militaire permanente dans ce pays. Laurent Gbagbo n’en voulait plus.

Il est vrai qu’Alassane Ouattara se fait fort d’être un « ami » de la France et de Nicolas Sarkozy — lequel, selon une rumeur qui a fait le « buzz » sur la toile ivoirienne ces derniers jours, aurait « flanqué » le nouveau président d’un conseiller militaire français. Vrai ou faux, mais la réaction n’a pas tardé : « Au secours, la France recolonise ! ».
Notes

[1] Agence Xinhua, 13 mai 2011.

[2] L’Université d’Abobo-Adjamé est située non loin du quartier Abobo, à Abidjan, théâtre de violents affrontements notamment les 13 et 14 mars 2011.

Commentaires Facebook