Estelle Higonnet Productions
En Afrique de l’Ouest, les violences sexuelles sont utilisées comme arme de guerre. Les témoignages recueillis par Etelle Higonnet constituent un puissant réquisitoire. “Le Crime Invisible”, son documentaire, est diffusé mercredi 18 mai sur Planète. Entretien avec la réalisatrice.
Dix ans bientôt que la crise politique fait rage en Côte d’Ivoire. Dix ans au cours desquels les violences sexuelles à l’encontre des femmes se sont multipliées dans cet Etat d’Afrique de l’Ouest déchiré par les luttes pour le pouvoir et la maîtrise des ressources. Des multiples témoignages de victimes recueillis dans le cadre de son travail pour l’organisation Human Rights Watch, la juriste franco-américaine Etelle Higonnet a choisi de faire un documentaire choc, porté par des récits souvent déchirants. Une manière, pour cette spécialiste de la défense des droits humains et féminins, de dénoncer tout haut ce fameux Crime invisible qu’est l’utilisation massive du viol comme arme de guerre. Mais aussi, in fine, de libérer la parole des victimes.
Mon cœur est coupé, votre rapport pour Human Rights Watch, fait autorité. Pourquoi avoir voulu, en plus, consacrer un film aux crimes sexuels commis en Côte d’Ivoire ?
J’avais le sentiment qu’écrire un rapport ne serait pas suffisant. Sur le coup, en 2007, il n’a pas changé grand-chose, les crimes s’enracinaient. Il fallait que je trouve une manière d’agir. Un peu naïvement peut-être, j’ai pensé à la portée d’Une vérité qui dérange, le film d’Al Gore sur le réchauffement climatique, et je me suis dit que les films changeaient parfois les choses. Alors j’ai rassemblé mes économies et je suis repartie en Côte d’Ivoire, en 2008, pour tourner.
Avec Capa, qui a produit le film, nous avons coupé les parties les plus dures, pour que le documentaire soit accessible au plus grand nombre, et choisi de ne conserver que les témoignages en français, de manière à ce qu’il puisse être vu non seulement en Côte d’Ivoire mais aussi dans d’autres pays d’Afrique francophone. Faire un film me semblait le meilleur biais pour aborder ce problème-là, toucher les gens et essayer de faire bouger les lignes.
Vous avez travaillé sur des cas de violences sexuelles massives dans plusieurs pays, au Guatemala, au Liberia, au Sierra Leone, en Irak, notamment. Pourquoi avoir choisi d’évoquer la situation ivoirienne en particulier ?
Au Liberia et au Sierra Leone, on est confronté à un énorme phénomène de violences sexuelles ; le viol y est devenu un crime « signature » de la guerre civile. Cependant, ce n’est pas un secret. Cela a été largement abordé dans les commissions de vérité et de réconciliation mises en place avec l’ONU ; les gouvernements l’ont publiquement reconnu, les ONG ont œuvré pour la réparation et la prise en charge des victimes – même s’il reste beaucoup à faire. Les gens savent.
Dans le cas ivoirien, ce qui est effarant, c’est que tout le monde se tait. Les forces nouvelles comme le camp Gbagbo, les ONG locales, y compris celles censées défendre les droits des femmes. Les gens font l’autruche en prétextant un phénomène marginal. Or ce ne sont pas des centaines de viols qui se sont produits ; c’est beaucoup plus ! Il faut briser le silence et confronter les élites politiques, juridiques, médiatiques à cette réalité.
Quelles retombées espérez-vous ?
Il existe un rapport de l’ONU sur les violences sexuelles en Côte d’Ivoire, dont la parution a été bloquée, notamment par la Chine, la Russie et l’Afrique du Sud. Ces trois pays ont justifié leur position en arguant du risque d’enflammer davantage la région. Ils préconisaient plutôt, pour faire la paix, d’oublier. Mais comment faire la paix sans justice ni transparence ? J’aimerais que la médiatisation du Crime invisible pousse les Nations unies à publier ce rapport, mais aussi à enquêter sur les commanditaires de ces viols.
Je pense par ailleurs que les acteurs de la production de chocolat (1) ont des comptes à rendre. Depuis dix ans, les industriels du monde entier achètent du cacao dont les revenus servent à armer des militaires et des milices. Lesquels bafouent les droits humains, torturent et violent les femmes. C’est exactement le même mécanisme qu’avec les diamants du sang au Liberia. L’un de mes grands espoirs, c’est de voir se créer un fonds d’indemnisation des victimes, qui serait alimenté par les grands chocolatiers.
Propos recueillis par Émilie Gavoille
Télérama n° 3200
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