La question se pose alors de savoir si, hors d’un tribunal siégeant sous le droit positif, la réconciliation des personnes au sein d’une société fracturée par la guerre civile et les massacres de masse peut s’obtenir par une commission vérité-réconciliation ?
Dans une commission vérité-réconciliation, l’aveu du crime et la demande de pardon sont censés constituer une réparation envers la victime et susciter son pardon. La parole est censée soigner et guérir les âmes blessées des bourreaux et des victimes. On raconte ce qu’on a fait, on dit la vérité, chacun reconnaît les torts causés à autrui, on se confesse, on demande pardon et on pleure, on se donne des accolades, on organise une fête de réconciliation et on recommence une nouvelle vie comme si de rien n’était. On sacrifie la justice pour la paix sociale. Les bourreaux d’hier et leurs victimes se rencontrent dans la vie de tous les jours et se côtoient au quotidien ! Une rupture du contrat social suscitée par la volonté expresse de violer le droit pour satisfaire des intérêts particuliers, a fait sombrer la société dans le chaos. Des bourreaux ont massacré des innocents, des femmes, des enfants, des vieillards, des hommes ! Des escadrons de la mort ont tourné à plein régime. Des personnes humaines ont été exécutées extrajudiciairement dans des conditions horrifiantes ! Et après un dialogue collectif, on redémarre une nouvelle existence sociale qui laisse les crimes commis impunis pour préserver l’harmonie sociale! L’on peut présumer que la réconciliation collective n’aura pas lieu. La rancœur et le ressentiment couveront sous les apparences de la paix sociale comme en témoignent l’exemple de l’Afrique du Sud et du Rwanda. La division sociale, la vengeance et la violence se reproduiront aux occasions favorables parce que la volonté personnelle de violer le droit n’a pas été réconciliée avec la volonté intérieure du droit par la peine judiciaire, et que le droit n’a pas été restauré comme loi collective de l’existence publique par le tribunal. La fêlure d’une commission vérité-réconciliation se trouve dans ce hiatus de la justice provoquée par la confusion de la justice des hommes qui juge les actes concrets avec la justice la justice de Dieu qui juge les intentions.
Et si, en effet, les bourreaux toujours en avance d’une longueur, en ces temps où les techniques de manipulations des opinions et de dissimulation des crimes sont si perfectionnés, s’étaient arrangés pour distribuer les torts à toutes les parties en faisant porter la responsabilité de leurs crimes aux victimes afin de plaider l’amnistie comme solution juridique convenable à une situation où les bourreaux et leurs victimes sont tous coupables ? N’est-il en effet étrange que les massacres de Duékoué, commencés dès le début du conflit, depuis que les mercenaires libériens occupaient l’ouest ivoirien bien avant que les troupes d’Alassane Ouattara n’investissent la région, soient montés en épingle dès l’arrivée de ces troupes par une organisation non gouvernementale dans laquelle officiaient des proches de l’ancien président ivoirien ? Mme Coulibaly Monique, présidente de la Croix-Rouge Ivoirienne, n’est-elle pas un membre influent du FPI ? Cette institution ne compte-t-elle pas parmi ses membres le neveu de Laurent Gbagbo, le fils de sa sœur Jeannette ? Et si la commission vérité réconciliation était un dispositif avantageux pour les criminels ? Et si existaient dans les effusions sentimentales de la commission vérité-réconciliation surdéterminées par le désir d’amnistie des criminels, le mensonge, les omissions de l’inavouable, l’hypocrisie consistant à reconnaître du bout des lèvres ce qu’on a fait sans y renoncer ? Et si l’on jouait dans cette justice des hommes qui s’accomplit comme une justice de Dieu, une vaste comédie de la mauvaise foi où l’on avoue pour se tirer à bon compte sans réparation des torts et sans dédommagement des victimes ? Et si l’on y jouait une comédie dans laquelle les victimes sont les perdants et les bourreaux les gagnants ? Et si cette grande messe du dialogue réparateur et du pardon sans sanction judiciaire était une grande messe de l’impunité ?
Consciente du caractère tortueux du cœur humain, la justice des hommes sous la forme du droit coutumier et du droit moderne, fonctionne toujours sous le principe de la sanction du forfait, des actes posés en contradiction avec les lois. Dans le droit coutumier comme dans le droit moderne, la réconciliation résulte toujours du paiement du forfait, paiement proportionné à la gravité du crime commis. Certes, dans ces deux grandes instances juridiques une faute avouée est à moitié pardonnée. Mais elle n’est entièrement pardonnée que lorsque le criminel paie sa faute en subissant une peine judiciaire. Dans les sociétés traditionnelles, le droit coutumier organise, par des rituels précis, ce paiement incontournable de la dette réconciliatrice par le coupable et par le criminel. Relativement à cette tradition juridique immémoriale des peuples, le recours systématique et de plus en courant de nos jours à l’amnistie, constitue une grave régression juridique à un moment où les moyens de perpétration des violences massives sont si développés et les moyens de dissimulation des crimes sont si perfectionnés.
C’est pour cela que la constitution d’une commission « vérité et réconciliation » nécessite en plus une sanction judiciaire de la violation des droits et la punition des crimes commis au moyen d’un tribunal siégeant sous le droit positif. La réconciliation collective passe par la justice obtenue par la restauration du droit et par la sanction judiciaire des crimes. En substituant la déclaration des intentions à la sanction judiciaire des actes on confond la justice des hommes et la justice divine. La justice des hommes juge les actes concrets. La justice divine juge les intentions. Dans la justice humaine, le pardon humain et la réconciliation suivent la sanction pénale des actes, phénomènes de la volonté qui tombe sous les sens. Dans la justice divine, le pardon divin accordé par le Maître de la création qui sonde les cœurs suit la confession sincère du criminel et s’accompagne d’une juste peine qu’exprime le purgatoire ou l’enfer dans la tradition chrétienne. Dans la justice humaine, accorder une amnistie après une confession, alors que l’homme ne peut pas sonder les cœurs, c’est s’arroger la prérogative du Juge divin. C’est transporter la justice de Dieu sur la terre. Et cela conduit à corrompre la justice humaine et à tomber dans l’injustice.
Dans le cas sud-africain, qui se situait dans le contexte historique spécifique de la discrimination raciale légalisée et qui devait permettre de passer de l’apartheid à une République démocratique multiraciale, la justice pouvait être sacrifiée au profit de l’amnistie après l’aveu des crimes pour éviter la guerre civile. Dans le cas ivoirien, où les auteurs et commanditaires des crimes et du chaos qui résulte du refus du résultat de l’élection présidentielle par une coalition de personnes, sont clairement identifiés, la justice ne peut pas être sacrifiée pour obtenir la réconciliation. En Côte d’Ivoire la réconciliation passe nécessairement par la justice rendue par un tribunal qui siège sous le droit positif.
Dr Dieth Alexis
Vienne. Autriche
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