Par Dr Dieth Alexis – Vienne Autriche
La majorité des Ivoiriens est outrée et même choquée par la détermination du camp Gbagbo à réclamer justice et réparation pour les torts causés à Gbagbo et à ses partisans au moment même où justice n’a pas encore été rendu aux milliers de victimes de leurs déprédations et de leurs crimes. Elle est d’autant plus choquée que cette détermination à réclamer justice à leur profit semble signifier que les coupables de tant de morts et de souffrance ne reconnaissent guère leur culpabilité mais se posent en victimes de leurs victimes devenus des coupable qui sont mis en accusation. Cette mise en accusation des victimes réelles par les coupables présumés, à grand renfort de battage médiatique et d’engagements d’avocats français et étrangers plus ou moins renommés, semble ajouter un outrage de plus aux torts incommensurables qui ont été infligés aux victimes de la violence politique et de la xénophobie du régime. Caractère spécifique du menteur, cette mentalité renversée de l’interlocuteur, que nous avons dénoncée dans une récente contribution est réellement déroutante et choquante. Elle menace l’objectif de réconciliation qui doit permettre à la Côte d’Ivoire de clore la tragédie et d’inaugurer une nouvelle histoire. Si ceux qui ont attenté si gravement à la cohésion de la société ivoirienne par leur déprédation et crimes divers, plus horrifiants les uns que les autres, ne reconnaissent pas leurs torts et s’estiment victimes de leurs victimes, comment sera-t-il possible de recoudre le tissus déchiré de la société ? Comment pouvoir pardonner ? Ce d’autant plus que dans le contexte d’une distribution des torts à tous les protagonistes, objectif visé par les plaintes déposées par les partisans et les affidés de l’ex-président, la formation d’une commission justice-réconciliation intègre la solution de l’amnistie !
Toutefois cette posture de victime, adoptée par le coupable présumé, n’est-elle pas une posture de défense ? Cette posture de victime peut en effet s’inscrire dans une stratégie de défense qui consiste à prendre des devants à partir du principe selon lequel « la meilleur défense est l’attaque ». La préoccupation des affidés et des partisans de l’ancien président quant aux conditions dans lesquelles il a été mis aux arrêts, leur indignation devant la violence de son arrestation et son humiliation, traduit leur reconnaissance in fine de l’exigence de proscrire la violence dans les relations humaines, de respecter les droits humains et la dignité humaine. Loin d’être de l’indécence, on peut alors penser que la passion soudaine du droit, de la part de ceux qui, il y a peu, faisaient de la force le critère du droit et pratiquaient des exécutions extrajudiciaires traduit une conversion au respect absolu de la justice et des droits humains. Il faut se satisfaire de ce qu’ils se plaignent chez leurs avocats d’être victimes d’atteintes à leurs droits humains. Il faut se réjouir qu’ils puissent se plaindre « d’être systématiquement torturés et blessés avec des machettes quand ils ne sont pas simplement assassinés » comme l’écrivent leurs avocats. Leur réprobation de la torture, des blessures, de l’assassinat et du crime est un gage d’espoir. Il faut donc convenir au bien fondé de leur plainte. Si l’on remet en cause le bien fondé de leur plaintes, on brise le consensus qui commence à être tissé avec eux sur le respect absolu du droit, des droits humains et de la dignité des personnes, base du nouveau contrat social sur lequel la nouvelle société ivoirienne doit être fondée. On tombe dans la vengeance en procédant à une condamnation extrajudiciaire et en justifiant le crime. Il faut donc accepter le bien fondé de cette plainte pour fonder une nouvelle société sur la justice et le respect absolu du droit.
Certes, la mise en accusation du camp Ouattara par le camp Gbagbo obéit probablement à la stratégie qui consiste à diluer la responsabilité des crimes en la distribuant à tous les protagonistes. On peut ainsi plaider l’amnistie comme étant la solution juridique qui convient à une situation où, du camp Gbagbo au camp Ouattara en passant par l’ONUCI et la France, tous les protagonistes furent coupables et se rejoignirent dans le crime. La détermination du camp Gbagbo à mettre l’ONUCI et la France en accusation semble, au premier abord, plaider pour cette hypothèse. Mais cette responsabilité partagée peut être aussi destinée à recentrer l’attention sur la nécessité de sanctionner la faute juridique d’où qu’elle vienne, et quel qu’en soit l’auteur. Ainsi, quel que soit le point de vue où l’on se place, la passion juridique du camp Gbagbo est une chance et un espoir pour ses victimes.
La détermination des membres du gouvernement de l’ancien président, de leur proches et de leurs sympathisants, quant au respect scrupuleux de leurs droits et de leur dignité, le pointillisme de leurs avocats, fait mieux ressortir l’urgence du respect du droit qu’ils sont soupçonnés d’avoir violé et de la dignité humaine qu’ils sont soupçonnés d’avoir piétinée. Leur passion juridique constitue la plaidoirie la plus incisive et la plus convaincante qui puisse être faite au profit de leurs victimes qui réclament justice. La plainte juridique, déposée par l’assassin présumé, réhabilite ses victimes. Elle montre qu’il n’aurait pas dû commettre les forfaits qu’il a commis pour autant qu’il s’estime lui-même victime de ce qu’il reconnaît comme forfaits. S’il peut se plaindre, après ce qu’il a fait, c’est qu’il n’aurait jamais dû faire subir à ses victimes ce qu’elles ont subi de sa part. Par sa plainte judiciaire l’assassin présumé revendique le respect de ses droits en tant qu’homme. Si un tel criminel peut se plaindre d’avoir été victime de graves atteintes à ses droits en tant qu’humain, c’est qu’il sait que les droits humains doivent être impérativement respectés. S’il doit être défendu quand il est mis en accusation, c’est que la défense des droits humains est inconditionnelle.
En faisant appel à des avocats pour défendre ses droits et sa dignité en tant qu’homme, Gbagbo, soupçonné d’avoir commis des crimes contre l’humanité, reconnaît qu’il est accusé d’avoir fait à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fasse. Il reconnaît qu’il est accusé d’avoir piétiné la dignité de ses victimes et d’avoir violé leur droit à la vie. Vergès et Dumas n’obtiendront pas son acquittement si les faits sont établis. Ils défendront les droits d’un criminel, qui est tout de même un homme, ayant des droits et de la dignité. Il sera donc condamné pour ce qu’il a fait à des hommes qui méritaient que leurs droits soient respectés et notamment le droit à la vie qu’il a lui-même reconnu comme un absolu en demandant aux soldats d’épargner sa vie malgré ses crimes. En disant « ne me tuez-pas » aux soldats venus le mettre aux arrêts alors qu’il a passé son temps à tuer les autres, il reconnait l’impératif catégorique « tu ne tueras point » en se mettant en situation d’exception. Autrement dit, il s’accuse. Il reconnait la règle d’or de la condition humaine qu’il a violée : « ne fais-pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te soit fait ». Il reconnaît indirectement sa culpabilité. Sur cette base, il déclare sa responsabilité que ne diminueront pas les circonstances atténuantes. Dès lors, sa condamnation est acquise.
La question est alors celle des raisons qui l’ont conduit à agir comme il l’a fait. Quelles sont les conditions qui ont déterminé son action ? Quelle est sa part de responsabilité ? La marge d’action de la défense se limitera dès lors à déterminer les conditions externes historiques dont ses crimes sont la conséquence. Mais ces conditions déterminantes externes n’aboliront pas sa responsabilité absolue en tant qu’homme doué de raison et de liberté, prérogatives qui en font précisément un sujet juridique susceptible de répondre de ses actes. Il a violé le droit en pleine conscience. Il a violé le principe de la souveraineté du suffrage universel parce qu’il voulait conserver le pouvoir suprême. Il a piétiné la dignité humaine et commis des massacres parce qu’il voulait atteindre cette fin égoïste. Avec ses complices, il a commandité la totalité de ses meurtres en connaissance de cause en sachant qu’il était interdit de tuer. Lui et ses complices étaient absolument libres au moment de violer le droit. Ils auraient pu agir autrement malgré toutes les contraintes politiques et passionnelles qui les conduisaient à conspirer contre le peuple et l’Etat de Côte d’Ivoire. Et la rébellion de 2002 ne saurait constituer pour eux une excuse. Depuis 2000, lors de sa prise du pouvoir, Gbagbo avait délibérément choisi la terreur et le meurtre massif comme mode de gouvernement. En juillet 2010 et bien avant cette date, comme viennent de le révéler des témoignages, il amassait des armes lourdes en vue de faire la guerre au cas où il perdrait les élections. Il a prémédité intentionnellement le chaos en toute responsabilité. Il est l’initiateur absolu de la violation massive des droits humains, des crimes contre l’humanité ; humanité dont il reconnaît les prérogatives et la dignité absolue en déclarant aimer la vie comme tous les hommes, en protégeant les siens contre la mort pendant qu’il donne la mort aux autres et en s’écriant « ne me tuez pas » devant les soldats venus l’arrêter.
C’est pour cela qu’à une telle échelle de lucidité et de conscience dans le crime, l’amnistie de Gbagbo, initiateur absolu et direct de la terreur et des massacres en Côte d’Ivoire, serait une absurdité juridique. Gbagbo est l’initiateur absolu des crimes qui peuvent lui être imputés. Les fauteurs absolus de la deuxième guerre mondiale qui avaient initié le génocide n’ont pas été amnistiés. Si, en France, certains collaborateurs français furent amnistiés après la Libération, c’est parce qu’ils furent en quelque sorte des seconds couteaux. Ils prirent le train en marche dans un contexte où les résistants à l’occupation allemande commirent eux aussi des crimes. Par contre Laval et les autres, tels Brasillach, furent condamnés. Les amnistiés du Liban qui commirent des massacres à grandes échelles le furent en raison d’un contexte de guerre civile aux conditions déterminantes multiples. Mais cette amnistie rendit impossible la réconciliation nationale au Liban. Aux Rwanda il n’y eut pas d’amnistie pour les auteurs directs du génocide qui sont jusqu’à ces jours poursuivis et condamnés. Au Chili Pinochet ne fut pas amnistié. Il fut poursuivi jusqu’à sa mort. En Afrique du sud l’instrumentalisation de l’amnistie qui permit aux assassins d’échapper à la sanction judiciaire de leurs crimes a institué une injustice durable qui explique la persistance du ressentiment et de la fracture sociale. L’amnistie rend impossible le pardon qui permet la réconciliation.
Auteurs et responsables absolus des crimes qu’ils ont commis, Gbagbo et ses complices ne peuvent donc être amnistiés parce que la motivation politique d’un crime ne légitime pas le crime. Ils peuvent être jugés et rendre compte de leurs crimes parce que justement, ils peuvent déposer plainte contre leurs victimes et être défendus malgré l’énormité des crimes qu’ils sont soupçonnés avoir commis. Lorsque le criminel présumé fait valoir ses droits et dépose une plainte contre ses victimes, cela ne constitue guère un acte indécent et une injure. Cela est plutôt un gage d’espérance. Il faut s’en réjouir. Il renonce à la force, consent au droit et s’inscrit délibérément dans le processus judiciaire qui comprend l’acceptation de la décision du tribunal de la justice. Dans la mesure où le camp Gbagbo dépose une plainte contre ses victimes, il réclame la tenue d’un tribunal qui appréciera judiciairement les actions de tous les protagonistes. Il s’accorde avec ses victimes sur le caractère inconditionnel du respect des droits humains, de la dignité humaine et sur la nécessité de rendre justice dans le cadre d’un tribunal judiciaire. Sur la base de cet accord s’établissent le nouveau contrat social et le consensus autour des nouvelles valeurs qui permettent de passer de la dictature à la démocratie en Côte d’Ivoire.
Dr Dieth Alexis
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