Les mouvements de contestation populaire qui ébranlent ou renversent de nombreux pouvoirs politiques dans le monde arabe ont pris naissance en Afrique du Nord. Pourquoi l’onde de choc de cette forte secousse géopolitique qui a déstabilisé des régimes réputés solides comme du granit n’a-t-elle pas encore atteint les côtes de l’Afrique subsaharienne ? Pourquoi les appels à la révolte de certaines oppositions politiques de pays d’Afrique subsaharienne – limitrophes ou à vol d’oiseau des dictatures qui s’effondrent en Afrique du Nord –, invitant leurs concitoyens à se soulever comme en Tunisie ou en Egypte, n’ont guère suscité d’enthousiasme chez nombre de ces peuples africains pourtant avides de justice sociale ou oppressés par des gouvernements dont les allégeances, dans la plupart des cas, tiennent à un autoritarisme musclé ou à une corruption endémique ?
N’ayons pas la mémoire courte. De nombreux peuples d’Afrique subsaharienne ont initié des processus politiques « révolutionnaires » au début des années 1990, dans le sillage de l’effondrement du bloc communiste et du mur de Berlin, de la libération de Nelson Mandela et la disparition du régime d’Apartheid en Afrique du Sud. Mais les fruits n’ont pas tenu la promesse des fleurs.
Souvenons-nous du discours de François Mitterrand à la Baule lors du sommet Afrique-France de 1990. Prenant acte devant un parterre de chefs d’Etat africains médusés, des vigoureux mouvements de revendication démocratiques dans de nombreux pays africains, il juge alors indispensable la mise en place rapide dans ces pays d’institutions démocratiques. Il s’agit alors à ses yeux de rejoindre le sens de l’histoire. Or, au moment où Mitterrand exhorte à la Baule ses pairs africains à se convertir à la démocratie, il n’impulse guère dans son discours une nouvelle ère de liberté pour ces pays d’Afrique subsaharienne. Il prend plutôt le train en marche. En effet, quelques mois plus tôt, au Bénin par exemple, un mouvement de révolte populaire s’était déjà traduit par l’effondrement de la dictature marxiste-léniniste du général Mathieu Kérékou et l’instauration d’un régime démocratique.
Dans la même dynamique contestatrice, au Mali, au Congo ou dans l’ex-Zaïre de Mobutu, les « conférences nationales souveraines », véritables constituantes, firent à la fois le procès des anciens régimes et conçurent des normes nouvelles pour un véritable Etat de droit. Pour la première fois dans l’histoire de l’Afrique indépendante, à l’exception notable du Sénégal, des régimes dictatoriaux vieux de plusieurs décennies furent défaits à l’issue d’élections libres et démocratiques ou balayés par des mouvements insurrectionnels.
DES LENDEMAINS QUI DÉCHENTENT
Pendant que l’Afrique subsaharienne exultait dans la fièvre de son printemps des libertés naissant, pareille remise en cause de l’ordre établi n’était perceptible nulle part en Afrique du Nord. En 2011, deux décennies plus tard, au moment où les forces vives des pays d’Afrique du Nord revendiquent justice sociale et démocratie, engagent de profondes réformes politiques, les lendemains semblent déchanter en Afrique subsaharienne.
La Côte d’Ivoire en est l’illustration dramatique et pathétique. Des élections libres et transparentes étaient censées ramener la cohésion sociale et le respect de l’Etat de droit dans ce pays. Au final, c’est paradoxalement par la force des armes que les deux candidats qualifiés pour le second tour de l’élection présidentielle en sont venus à vouloir faire triompher la force du droit ! Or, prévient Jean-Jacques Rousseau, « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et son obéissance en devoir ».
Quelques-unes des jeunes démocraties naguère citées en exemple en Afrique subsaharienne redeviennent des dictatures. Ces régimes en pleine mue autoritaire quoiqu’ils s’en défendent, n’ont souvent de démocratique qu’un caricatural habillage institutionnel qui voile à peine leur substance liberticide. Des opposants politiques qui naguère entonnaient devant des milliers de militants exaltés les cantiques de la liberté, promettaient des lendemains qui chantent, ont à leur tour conquis le pouvoir d’Etat. Ils ont pour la plupart prouvé à leurs concitoyens aujourd’hui désabusés qu’ils ont un appétit tout aussi ploutocratique pour la fortune publique et le même mépris pour l’Etat de droit que les dictateurs qu’ils ont parfois vaincus à l’occasion d’élections libres et démocratiques.
PAS DE « CONTAGION RÉVOLUTIONNAIRE »
Plus grave, certains chefs d’Etat qui avaient pourtant fait l’objet d’un profond rejet populaire sont revenus aux affaires et en sont venus à incarner « l’espoir ». Des universitaires brillants, jadis à la pointe du débat d’idées sur l’avenir de leurs sociétés, se sont mis en congé de la réflexion féconde et constructive pour chanter des louanges au Prince et jouir des prébendes de la république bananière qui se pare néanmoins des oripeaux de l’Etat de droit. Certains juristes réputés, au lieu de dire le droit, excellent désormais dans le tripatouillage des constitutions destinées à conforter des présidences à vie. Après les « révolutions » des années 1990, voici venu le temps de la restauration tyrannique alors que l’Afrique subsaharienne semblait avoir posé de solides fondations pour la construction d’Etats justes et démocratiques.
A l’exception de quelques légères secousses ici ou là, il n’y aura pas de « contagion révolutionnaire » dans les pays d’Afrique subsaharienne parce que l’immense majorité des citoyens de ces pays est désabusée par la faiblesse stratégique, la faillite éthique et politique des oppositions politiques. Même d’hypothétiques soulèvements populaires déboucheraient sur des impasses. L’offre politique actuelle ne donne pas à de millions d’Africains la possibilité de choisir entre plusieurs leaderships véritables et des projets de société crédibles et alternatifs. Au regard de leur énergie formidable, de leurs capacités créatrices, force est de constater que les sociétés d’Afrique subsaharienne n’ont malheureusement pas à ce jour les classes politiques qu’elles méritent.
L’horizon n’est pas pour autant bouché. Entre les mains de ces millions d’Africains laborieux, curieux du vaste monde, qui s’organisent à l’intérieur comme à l’extérieur du continent et tentent de construire dans leurs pays des modèles innovants de développement et de cohésion sociale, émerge lentement mais inexorablement, une Afrique apaisée, performante et compétitive.
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André Julien Mbem a publié Laurent Gbagbo, l’intellectuel et le politique (L’Harmattan, 2010).
http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/04/15/la-faillite-du-leadership-politique-en-afrique-subsaharienne_1507815_3232.html
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