« Quand on se bat, on peut être battu ». C’est Jean-Paul Sartre qui l’a écrit. Laurent Gbagbo, l’ancien chef de l’Etat de Côte d’Ivoire, dans les heures difficiles qu’il traverse, suite à sa déchéance, trouverait bien à sa taille et à sa pointure cette idée du philosophe français. L’homme s’était battu pour s’accrocher au pouvoir. Mais depuis le 11 avril 2011, il doit se faire une raison. Il a été doublement battu : dans les urnes et hors des urnes.
On pourrait, avec beaucoup d’espoir, déclarer close une longue parenthèse de sang. La Côte d’Ivoire a eu, en effet, à payer au prix fort la bêtise de tous ceux qui, pour la défense de leurs intérêts égoïstes, ont outrageusement piétiné les intérêts de l’immense majorité des Ivoiriens. L’espoir, oui. Parce qu’il faut vite éloigner de la vue des Ivoiriens la coupe de souffrance et de sang qu’ils ont eu à boire jusqu’à la lie. Mais nous ne pouvons, sous prétexte d’espoir, tourner la page sans nous demander comment en est-on arrivé là. Qui s’entête à ignorer ou à oublier ses erreurs, se condamne à les reproduire. La fin peu glorieuse de Laurent Gbagbo est la sanction d’une triple erreur.
La première erreur de Laurent Gbagbo, c’est d’avoir assumé l’héritage d’une Côte d’Ivoire encore profondément houphouétiste, sans s’y être bien préparé. Car cet héritage, quoi qu’on pense, quoi qu’on dise, en est un. Ailleurs, en Afrique, la plupart de ceux qui ont succédé aux pères de nos indépendances n’ont pas eu grand-chose à se mettre sous la dent. Beaucoup ont hérité, comme pays, d’un désert, avec quelques gadgets tenant lieu d’attributs extérieurs de l’indépendance et de la souveraineté : drapeau, hymne national, devise et autres étrennes du même acabit.
La Côte d’Ivoire était une exception. Houphouët-Boigny a véritablement tenté de construire un pays. Face à quoi, Laurent Gbagbo a passé trop de temps à exalter et à chanter le pionnier de l’ouverture démocratique qu’il a effectivement été. En effet, on doit à l’honnêteté de reconnaître qu’il a conduit, comme opposant, une lutte exemplaire pour les libertés en Côte d’Ivoire. Mais le bâtisseur que les Ivoiriens étaient en droit d’attendre n’a pu jamais être au rendez-vous.
La seconde erreur de Laurent Gbagbo, c’est de n’avoir pas pu s’imposer comme l’homme de rupture que tout pourtant le destinait à être. Il était relativement jeune, nanti d’un passé militant respectable. Dans la Côte d’Ivoire ultra libérale de Félix Houphouët-Boigny, il flirtait avec Karl Marx. Il compte, encore aujourd’hui, de solides amitiés dans les milieux de gauche en France. Menaces, chantages et autres manœuvres n’ont pu entamer la volonté de l’un des rares Ivoiriens qui eut l’audace, sinon la témérité, de se poser face à Houphouët-Boigny et de s’opposer à son régime.
Au pouvoir, il va perdre trop de temps à manipuler, à des fins politiciennes, le dossier de l’ivoirité. A gérer la partition du pays, sur fond d’une guerre civile, consacrant la division de la Côte d’ivoire en deux entités distinctes. A jongler avec la présence de l’étranger, symbolisée, ici, par la fameuse communauté internationale qui va éroder son pouvoir et rétrécir sa marge de manœuvre. Préoccupé d’élection, occupé à se faire réélire, il magouillait plus qu’il ne contribuait, de manière significative, à construire une Côte d’Ivoire nouvelle. Ce par quoi il aurait gagné le droit de se faire précéder dans l’histoire de la statue du commandeur.
La troisième et dernière erreur de Laurent Gbagbo, c’est d’être sorti de scène avant qu’il n’ait réussi à se donner une image autre que celle d’un homme prêt à tout pour rester au pouvoir. Il avait trois cartes dans son jeu. D’abord, la violence qui lui a servi à alimenter une guerre civile sanglante. Une guerre qui n’a pas peu affaibli la Côte d’Ivoire. Ensuite, la ruse comme moyen et mode de gouvernement. Il en garde le sobriquet de « Boulanger », spécialiste hors pair dans l’art de tromper les autres, donc de les rouler dans la farine. Enfin, la tricherie, suite à une élection qu’il a estimé avoir gagné, contre l’opinion de tous. Au total, Laurent Gbagbo est arrivé, il a régné, il est en voie de s’effacer. Mais pour réconcilier la Côte d’Ivoire, et aussi paradoxale que cela puisse paraître, Laurent Gbagbo, aujourd’hui voué aux gémonies, n’est pas moins partie, directement ou indirectement, à la solution du drame ivoirien.
Par Jérôme Carlos
La chronique du 13 avril 2011
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