Jeune-Afrique | Par Christophe Boisbouvier
Après le lancement de la grande offensive du 28 mars, il n’a fallu que quelques jours aux FRCI d’Alassane Ouattara pour arriver aux portes d’Abidjan. Récit d’une guerre éclair.
Laurent Gbagbo se croyait invincible. Derrière ses sourires et ses embrassades, il n’avait que mépris pour ses adversaires. À force de ruse, il avait réussi à tenir dix ans et demi. Gueï, Bédié, Ouattara… Il les avait si souvent roulés dans la farine qu’il se sentait capable de passer en force, une nouvelle fois. Mais ce coup-ci, c’est raté. Le funambule est tombé.
Pourquoi une chute aussi brutale ? D’abord, pour des raisons tactiques. On s’attendait à une bataille acharnée pour la prise des deux verrous de Duékoué, dans l’Ouest, et de Tiébissou, au centre. En fait, il n’a fallu que trois jours aux hommes d’Alassane Ouattara, les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), pour marcher sur Yamoussoukro, puis fondre sur Abidjan. Une offensive éclair. Un blitzkrieg sous les tropiques. Les Forces de défense et de sécurité (FDS) de Laurent Gbagbo ont été pulvérisées.
Tout a commencé le 6 mars dans le Grand-Ouest, à Toulépleu. De cette ville frontière, le camp Gbagbo avait fait une forteresse. Normal : Toulépleu contrôle la route vers le Liberia. C’est donc par cette ville qu’arrivaient les mercenaires libériens recrutés par le régime. Les FDS y avaient même déployé un BM21, un lance-roquettes multiples de fabrication russe. Le 6 mars, un déluge de feu est tombé sur les positions FDS. « Les rebelles avaient beaucoup plus d’hommes que nous. Nous ne pouvions pas tenir », raconte Yao Yao, le chef des opérations du Grand-Ouest. Le camp Gbagbo manquait aussi de gens résolus à se battre. Les artilleurs se sont enfuis sans même prendre le temps d’emporter leur BM21 ou de le détruire…
Toulépleu le 6 mars, Bloléquin le 21… « Pour nous, la prise de ces deux villes a été décisive », confie un officier de haut rang des FRCI. « Le Grand-Ouest pullulait de mercenaires et de miliciens à la solde de Gbagbo et de Gossio [le directeur général du Port autonome d’Abidjan]. Il fallait absolument qu’on les neutralise avant d’attaquer au centre, sur Tiébissou et Yamoussoukro. Sinon, ils risquaient de nous tomber dessus par l’ouest. »
Quatre axes
De fait, à la mi-décembre, une colonne commandée par Chérif Ousmane avait réussi une première percée à Tiébissou, puis s’était repliée sur Bouaké, de peur d’être attaquée sur son flanc droit par les FDS.
Le 28, c’est la grande offensive. Les « comzones » (commandants de zone) attaquent sur quatre axes. Losseni Fofana (dit « Loss ») et Dramane Traoré sur Duékoué, dans l’Ouest ; Issiaka Ouattara (dit « Wattao ») sur Daloa, au centre-ouest ; Chérif Ousmane et Hervé Touré (dit « Vetcho ») sur Tiébissou, au centre ; et Morou Ouattara sur Bondoukou, dans l’Est. L’affaire a été minutieusement préparée. Fini l’improvisation de septembre 2002, lors de la première opération militaire contre Laurent Gbagbo. À l’époque, les rebelles n’avaient même pas de moyens radio pour communiquer entre eux. Juste des téléphones satellitaires. Ainsi, lors du siège du camp de gendarmerie d’Agban, à Abidjan, ils n’avaient pas pu prévenir leurs camarades qu’ils étaient à court de munitions et avaient dû abandonner la partie…
Cette fois-ci, Guillaume Soro, Premier ministre et ministre de la Défense du gouvernement Ouattara, a donné à ses comzones les équipements nécessaires. Avec ses deux officiers d’état-major, les généraux Soumaïla Bakayoko et Michel Gueu, il a monté une vraie logistique. Des tonnes d’armes et de munitions sont entrées par l’aéroport de Bouaké, notamment des lance-roquettes RPG-7 et RPG-9, mais aussi du matériel de combat nocturne – ce qui explique pourquoi plusieurs villes du Grand-Ouest sont tombées la nuit. Du matériel de transmission performant a été distribué à chaque commandant d’unité. Surtout, les comzones ne sont plus de simples capitaines ou sergents, voire des caporaux, comme en 2002. « Chérif Ousmane est devenu un vrai commandant de bataillon, qui sait se faire obéir de 500 ou 600 hommes, explique un de ses compagnons d’armes. La qualité des hommes, c’est 50 % du secret de notre victoire. »
Moral cassé
La défection de Mangou, c’est tout un symbole. Si le régime Gbagbo s’est effondré en quelques jours, ce n’est pas seulement pour des raisons tactiques. C’est aussi parce que ses troupes n’avaient plus le moral. Dès la fin de décembre, Guillaume Soro avait tenté de « retourner » Mangou. Fort de ses trois années à la primature, il avait multiplié les coups de fil aux officiers des FDS qu’il connaissait bien. « Il n’y a aucun avenir avec Laurent », leur disait-il. Pendant deux mois et demi, son travail de sape n’a rien donné. Mais le 30 mars, le sapeur Soro a fait tomber la muraille Gbagbo. Après Mangou, des dizaines d’officiers de toutes les unités ont rejoint Alassane Ouattara au Golf Hôtel.
À trop recruter des mercenaires, le régime Gbagbo a cassé le moral de ses soldats. Aux hommes venus du Liberia, il promettait un salaire de 1 million de F CFA (1 500 euros) par jour de combat. À Tiébissou et à Abidjan, plusieurs d’entre eux se sont fait assassiner par des soldats de l’armée régulière qui convoitaient leur cagnotte ! Pour ne rien arranger, le dernier mois, beaucoup de FDS n’ont pas été payés, faute d’argent dans les caisses de « l’État Gbagbo ».
Dans cet effondrement moral, une unité anti-Gbagbo a joué un rôle clé : le « commando invisible » d’Abobo. Dès la fin de janvier, les combattants de cette commune du nord
Le 28, c’est à Duékoué que les FDS opposent une vraie résistance. S’agit-il de mercenaires ? En tout cas, ils tiennent vingt-quatre heures, puis se débandent. À Daloa, les pro-Gbagbo tentent aussi de riposter, mais la puissance de feu des FRCI les cloue sur place. Puis les pick-up de Wattao débordent Daloa et foncent sur Gagnoa, au cœur du pays bété. Le 30, le comzone arrive à Mama, le village natal de Laurent Gbagbo. Il entre dans la maison du président déchu, puis monte à l’étage. Il rêvait de dormir dans le lit de son pire ennemi. Ce soir-là, il le fait !
Le 29, presque tout est déjà joué. À l’annonce de la chute de Duékoué et de Daloa, les FDS prennent peur. Dans l’Est, à Bondoukou et à Abengourou, ils s’enfuient sans combattre. « Le matin, ils étaient encore en uniforme, mais l’après-midi, je les ai vus en civil. Ils cherchaient un véhicule pour quitter la ville au plus vite », raconte un habitant d’Abengourou. Seul môle de résistance : Tiébissou, au nord de Yamoussoukro. Mais le combat est trop inégal. Trente mercenaires sont capturés par les assaillants. Le 30, en début d’après-midi, les FRCI entrent dans Yamoussoukro sans coup férir. La cité d’Houphouët se donne à Ouattara.
À ce moment-là, tout est plié. Et pourtant, Laurent Gbagbo croit qu’il peut encore renverser la situation. Il reste le maître d’Abidjan. Le général Konan et les unités de la garde républicaine de Yamoussoukro se sont repliés sur la métropole. Cette fin d’après-midi du 30, il réunit son état-major dans sa résidence de Cocody. « Pouvez-vous défendre Abidjan ? » Quelques officiers répondent oui, sans excès d’enthousiasme. Philippe Mangou, le chef d’état-major, parle à peine. Le soir, le président sans troupes compte lancer un message à la télévision pour galvaniser les Patriotes. Mais quelques minutes avant 20 heures, il apprend que Mangou s’est réfugié avec femme et enfants à la résidence de l’ambassadeur d’Afrique du Sud. Le coup est rude. Aussitôt, il annule son message à la nation.
d’Abidjan ont tendu des embuscades meurtrières aux FDS. Quand un véhicule de police a été touché de plein fouet par une roquette, la terreur s’est emparée des pro-Gbagbo. Ils ont renoncé aux patrouilles dans ce quartier de 1 million d’habitants. « Pour Abobo, l’état-major des FDS avait organisé une rotation, raconte un officier. Chaque unité devait y aller à tour de rôle. J’ai vu plusieurs officiers produire un certificat médical pour ne pas y mettre les pieds ! »
Le mystère « IB »
Qui sont les chefs de ce « commando invisible » ? Longtemps, le mystère a plané sur leur nom. Aujourd’hui, Choi Young-jin, le patron de l’Onuci, lève le voile. L’un d’entre eux n’est autre que « IB » (Ibrahim Coulibaly), le chef de la première insurrection, en septembre 2002. À partir de 2003, les rapports Soro-IB se sont gravement détériorés.
En juin 2004, à Korhogo et à Bouaké, le sang a coulé entre partisans des deux hommes. Aujourd’hui, les deux ex-rebelles sont-ils réconciliés ? Pas sûr. Quand on l’interroge sur IB, le Premier ministre feint de ne pas savoir que son frère ennemi est rentré d’exil depuis deux mois. D’où cette interrogation : Ouattara a-t-il facilité le retour d’IB en Côte d’Ivoire pour ne pas être le débiteur du seul Soro ?
Reste une question : quel a été le poids des amis extérieurs dans la victoire d’Alassane Ouattara ? Le 23 janvier, le Burkinabè Blaise Compaoré a eu cette phrase prémonitoire : « Si la Cedeao [Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest] dit qu’elle ne va pas faire d’intervention militaire, est-ce que l’on peut croire que cette majorité du peuple ivoirien qui sent qu’elle a élu Alassane Ouattara ne va pas user de la force face à une force qu’elle trouve illégitime ? » Une phrase lourde de sens, quand on connaît la proximité entre le chef de l’État burkinabè et les ex-rebelles des Forces nouvelles (FN). Et cela depuis septembre 2002…
Quant à la France, officiellement, rien. Pas d’aide aux FRCI. En 2002, elle avait bloqué l’offensive des FN au sud de Bouaké. Cette année, la légitimité a changé de camp. La force Licorne n’a donc rien fait pour empêcher les Forces républicaines de marcher sur Abidjan. A-t-elle fait un peu plus ? Confidence d’un officier ivoirien : « Oui, elle est allée un peu au-delà, en matière de renseignement et de conseil aux gens de Bouaké. Mais elle n’a pas envoyé d’instructeurs sur place. » Selon une source bien informée, des éléments FRCI ont reçu une formation « opérations spéciales » au Burkina Faso et au Nigeria, avec des instructeurs américains et français…
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