Pour la star ivoirienne du reggae, la crise et la violence en Côte d’Ivoire sont aussi incompréhensibles qu’inutiles: il n’y aura pas de vainqueur et il faut négocier. Au cœur du problème: l’ivoirité.
Pour la star ivoirienne du reggae, la crise et la violence en Côte d’Ivoire sont aussi incompréhensibles qu’inutiles: il n’y aura pas de vainqueur et il faut négocier. Au cœur du problème: l’ivoirité.
Alpha Blondy prépare la sortie de son nouveau disque, Vision, le 4 avril, et des concerts en France. Ancien messager de la paix pour l’ONU, toujours ambassadeur de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), la star du reggae a joué un rôle de facilitateur au moment des accords de paix de Ouagadougou, entre le régime de Laurent Gbagbo et la rébellion nordiste des Forces nouvelles (FN), menée par Guillaume Soro. Des accords signés en 2007 entre deux camps qui s’affrontent aujourd’hui à l’arme lourde.
La voix d’Alpha Blondy, en Côte d’Ivoire, porte au-dessus des partis. Bien connu pour son franc-parler et sa profonde aversion pour le mensonge, l’artiste a soutenu Laurent Gbagbo, mais a aussi été l’un des premiers à l’appeler publiquement à quitter le pouvoir, en décembre 2010. Son point de vue, pour SlateAfrique, sur la situation actuelle.
SlateAfrique – Un état d’esprit très polarisé et violent s’est installé à Abidjan. Comment le vivez-vous?
Alpha Blondy – Je suis sans prétention. Je suis habitué aux insultes et aux injures. Si je devais mettre les insultes que j’ai reçues à la banque, je serais multimilliardaire! Je fais mes chansons, j’alerte. Après, on me dit toujours: «Alpha, tu avais raison, on aurait dû t’écouter.» C’est ça qui m’énerve.
SlateAfrique – Les élections n’ont-elles pas marqué la fin de l’ivoirité, avec une alliance entre Baoulés et gens du Nord qui a fonctionné en faveur d’Alassane Ouattara?
A.B. – Je suis désolé, mais la guerre actuelle est encore celle de l’ivoirité. Les 600.000 voix annulées l’ont été dans le Nord. Pourquoi voulez-vous qu’une région soit comptable des erreurs d’une administration? Pourquoi avoir ressorti la carte ivoiritaire? Il suffisait au président du Conseil constitutionnel d’appliquer l’article 64 du code électoral ivoirien pour invalider les élections sur tout le territoire national. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait? Le président Gbagbo avait le temps, en 45 jours, de refaire les élections! Je ne suis pas un politicien. Si un inculte comme moi peut voir ça… C’est flagrant!
SlateAfrique – D’où vient le problème de l’ivoirité?
A.B. – Avant l’indépendance, il n’y avait pas de papiers d’identité ou d’état civil. Beaucoup de gens comme moi sont «nés vers» telle date. Il fallait en prendre conscience et donner leurs papiers aux gens, réparer l’erreur administrative de la colonisation et des différents gouvernements qui se sont succédé.
Au début, on a accusé Henri Konan Bédié [ex-président de la Côte d’Ivoire au pouvoir de 1993 à 1999, ndlr] d’être le père de l’ivoirité. Bédié est tombé dans le piège. Ses adversaires voulaient détruire son parti, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI).
Quelqu’un qui était supposé être un conseiller de Bédié, l’historien Pierre Kipré [ensuite envoyé par Laurent Gbagbo en tant qu’ambassadeur à Paris, ndlr] a trouvé cette formule: «Ivoiriens de souche, Ivoiriens de souche multiséculaire et Ivoiriens de circonstance» —et bla bla bla, pour diviser la famille ivoirienne. Le rêve de Félix Houphouët-Boigny [au pouvoir de 1960 à 1993, ndlr] était de créer les Etats-Unis d’Afrique dans son pays.
SlateAfrique – Que s’est-il passé, ensuite?
A.B. – Personne n’a prévenu Bédié que c’était une bombe à fragmentation ethnique, et il a cru à un concept culturel. Bédié a fait la paix avec Ouattara [ex premier ministre de Houphouët-Boigny. Selon les Nations unies et la communauté internationale, il a remporté la présidentielle de décembre 2010 avec 54% des suffrages, ndlr] quand il a compris.
Ouattara a été brûlé par l’ivoirité. Bédié a été brûlé par l’ivoirité. Quand Bédié est tombé, les «Ivoiritaires» sont allés du côté du putschiste militaire Robert Gueï [auteur du coup d’Etat de 1999, ndlr], alors qu’ils étaient dans le PDCI, le parti de Bédié. Quand Gueï est tombé, ils se sont positionnés derrière Gbagbo.
J’ai dit au président Gbagbo, attention: il y a des Ivoiritaires tapis dans l’ombre de la présidence, ils sont en train de miner votre pouvoir, de vous mettre sur la tête la couronne de l’ivoirité. Le tandem Gbagbo-Soro [ex chef de la rébellion et ex premier ministre de Gbagbo, Guillaume Soro est désormais le Premier ministre de Ouattara, ndlr] était la chance de la Côte d’Ivoire. Mais finalement, les Ivoiritaires et les va-t-en guerre ont eu raison.
SlateAfrique – Peut-on dire que Ouattara est aussi un va-t-en guerre, puisqu’il réclame une action militaire extérieure pour déloger Laurent Gbagbo du pouvoir?
A.B. – Non! Gbagbo et Ouattara sont deux victimes face à face. Ouattara est une victime de l’ivoirité. Gbagbo, lui, a hérité de la guerre de l’ivoirité. Voilà pourquoi son tandem avec Guillaume Soro pouvait mettre fin à l’ivoirité.
L’alliance entre les rebelles des Forces nouvelles (FN) et les Forces de sécurité [FDS, loyales à Gbagbo, ndlr] aurait pu mettre fin à la crise. Mais l’économie de guerre en arrange certains, dans les deux camps. Nous assistons à la victoire de ceux-là, de ceux qui prennent des commissions sur les achats d’armes. Il y a des gens que la paix n’arrange pas.
SlateAfrique – La situation est-elle encore rattrapable?
A.B. – J’ose l’espérer. Que les armes se taisent! Qu’on arrête de tuer les civils! Que les FDS et les FN ou le commando invisible arrêtent de se tuer, de s’entretuer. J’invite tous ceux qui vont sur Abidjan.net et les forums de grands débats à arrêter les insultes et les phrases incendiaires: «Je veux du sang, du sang, du sang», «Je veux égorger les Dioulas», «Je veux égorger les Bétés».
Je demande aux Ivoiriens d’arrêter d’être bêtes. Ne soyons pas bêtes! En vérité, celui qui tue Gbagbo aura tué Ouattara. Celui qui tue Ouattara aura tué Gbagbo. OK? Je suis fatigué de toujours vous mettre en garde. Je ne veux plus avoir raison. Il faut prendre ses responsabilités!
Arrêtons de dire c’est la faute à la France, c’est la faute au Burkina Faso, c’est la faute à la communauté internationale. Si nous et nos politiques avions été à la hauteur, ni la France, ni le Burkina Faso, ni la communauté internationale ne se seraient invités dans notre débat. Prenons nos responsabilités!
On se demande de quoi l’Union européenne se mêle… Voilà des gars qui ont mis 300 milliards de francs CFA [457 millions d’euros] dans nos élections [et le processus de désarmement et recensement qui a précédé le scrutin, ndlr], les plus chères au monde. Ils se mêlent de là où leur pognon est passé! Cette fois-ci, les ennemis de l’Afrique, ce sont les Africains. Les ennemis de la Côte d’Ivoire aujourd’hui, ce sont les Ivoiriens. Chaque mort ivoirien interpelle tous les Ivoiriens. Je voudrais que cette bêtise qu’est la tuerie s’arrête.
J’ai pitié du ou des vainqueurs, ils seront inconsolables devant l’étendue de leur victoire. Tout a une limite. Même les plus grosses bêtises comme celle que nous vivons.
Ecoutez la version audio (2’24)
SlateAfrique – Un scénario rwandais est-il possible en Côte d’Ivoire?
A.B. – On est bien partis pour ça… Sur le forum Abidjan.net, on la voit bien, toute cette haine. L’Ivoirien a cette insouciance bête de vouloir mimer toutes les bêtises d’ailleurs. «Ouattara, c’est Hitler», «Gbagbo, c’est Hitler»… Arrêtez de faire appel au malheur! Dieu vous écoute, il va exaucer vos vœux!
Depuis très longtemps on entend dire: «Un jour ça va chauffer dans ce pays, ça va chier ici, on va se faire ceci, on va se faire cela.» Dieu a entendu le message. Voici déjà la guerre. Et pour dire à quel point ils sont naïfs, mes frères: certains sont encore là, à attendre «le coup de sifflet pour le départ». Ah bon? Parce que c’est un match? Idiots! La guerre civile a déjà commencé. Il faut que cela s’arrête!
Ecoutez la version audio (1’01)
SlateAfrique – Comment pourrait-on sortir de la crise?
A.B. – Je fais une proposition, et si elle blesse quelqu’un, ce n’est pas la peine d’aller sur Internet pour m’insulter. Si ma proposition ne vous plaît pas, allez sur Internet faire d’autres propositions. Les insultes ne sont pas des propositions. Il faut mettre un terme à cette bestialité qui déchire notre pays.
Je demande au camp Ouattara de relancer les discussions avec le camp Gbagbo. Il faut qu’il propose de débloquer les fonds de Gbagbo et de ses proches, de dégeler leurs avoirs et de voir comment lever les sanctions. Il faut repartir vers Gbagbo et faire des propositions de départ du pouvoir.
Quel Ivoirien va accepter, après avoir été président, de se retirer avec ses comptes bloqués, ses avoirs gelés, avec en prime un passage devant la Cour pénale internationale (CPI)? C’est peut-être trop tard pour les négociations, mais mieux vaut des négociations que la guerre! Aidez-nous à stopper cette guerre!
Propos recueillis par Anne Khady | slateafrique.com
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