André Silver Konan (journaliste-écrivain) : « La Côte d’Ivoire est au bord de la faillite »

Le journaliste-écrivain André Silver Konan est connu pour être un analyste politique. De nombreuses personnes ignorent qu’il est diplômé en économie. Dans cette interview, il fait le tour d’horizon de l’actualité économique et financière de la Côte d’Ivoire. Mais pas seulement.

Plus de trois semaines après la décision prise par la BCEAO de rompre les amarres avec Abidjan, quelle est la situation sur le terrain financier en Côte d’Ivoire ?

En termes de situations, j’évoquerai des faits, pour éviter de faire des commentaires, qui pourraient être interprétés d’une façon ou d’une autre. Les faits sont ceci : aujourd’hui, il est quasi impossible de retirer plus de 200.000 FCFA, dans une agence de transferts de fonds. Les banques commerciales ont fixé des sommes plafonds, généralement 1 million FCFA, au-delà desquelles aucun retrait n’est possible. La plupart des banques n’octroient plus de crédit ni de prêts. Les guichets automatiques sont de moins en moins approvisionnés. En début de semaine, au moins deux banques commerciales, en l’occurrence Bicici et Citibank, ont décidé de suspendre provisoirement leurs activités, après que des responsables de la Société générale, eurent été contraints, sous la force des armes, quelques jours plus tôt de faire de la compensation. Manifestement, c’était à leur tour et elles ont décidé de ne pas céder à cette façon de faire. Conséquence : elles ferment provisoirement.

Qu’est-ce qui explique tout cela ?

La raison est toute simple. Il y a, on pourrait dire, panne de liquidité, autrement dit manque d’argent frais. La Bceao à Dakar en coupant les ponts avec l’agence nationale et en mettant cette dernière, réquisitionnée du reste, dans l’illégalité, empêche l’une des fonctions essentielles qui participe de la raison sociale d’une banque : la compensation. De fait, depuis Dakar, la Bceao, qui est la patronne des banques, qu’elles soient privées ou publiques, a procédé au blocage informatique de la chambre de télé-compensation de l’agence nationale d’Abidjan. C’est un système contrôlé par un logiciel ultra sécurisé qui permet aux banques et aux établissements financiers, de traiter informatiquement et avec un risque zéro, leurs opérations. En guise d’exemple, si la SGBCI a des chèques Ecobank et que celle-ci a des chèques SGBCI, chaque soir, après la fermeture officielle des guichets, les responsables des deux banques font le point des chèques. Si Ecobank a des chèques SGBCI d’une valeur de 10 millions FCFA et que SGBCI a des chèques Ecobank de 15 millions FCFA, la compensation fait que Ecobank doit 5 millions FCFA à SGBCI. Le lendemain, on fait encore ce travail qui évite les convois d’argent dans tous les sens, chaque jour. Ce travail, ainsi que d’autres travaux, est supervisé, contrôlé et régulé à partir de la chambre de télé-compensation. Les autres agences nationales disposent de ses mêmes chambres, ce qui permet de traiter les informations bancaires à l’échelle de l’Uemoa. Depuis lors, ce travail n’est plus fait, alors au pire, les banques refusent les chèques des autres banques, au mieux, elles font patienter les clients détenteurs de ces chèques. Puisque chaque banque gère sa caisse, donc sa liquidité de façon autonome et précieuse.

Etait-ce normal que la Bceao prenne cette décision qui selon elle participerait à l’asphyxie financière de M. Gbagbo, quand on voit que les perdants dans cette affaire sont plus les petits épargnants que le pouvoir de M. Gbagbo ?

Je n’ai pas envie de juger ni de commenter cette décision. Je fais des constats. Vous savez, l’une des principales particularités de la banque, c’est la confiance. Quand la confiance est rompue, cela devient difficile. La situation est d’autant plus compliquée que les agents qui travaillent au sein des agences nationales de la Bceao ont été sommés par Dakar (siège de la Bceao, NDLR) d’aller ouvrir des comptes dans des banques commerciales, pour le virement de leurs salaires de février. Cela a été fait. Au demeurant, les décisions radicales prises par le Gouvernorat de la Bceao ont été rendues possibles sur le plan pratique, d’autant plus qu’elle s’était préparée à ce genre de situations. D’abord après le casse de Sia Popo en 2001, puis les casses des agences régionales en zone Forces nouvelles en 2004. Du coup, depuis Dakar, le Gouvernorat change quotidiennement les codes d’accès aux voutes, contenant à peu près 240 milliards FCFA. L’argent disponible en caisse, estimée à près de 8 milliards FCFA, avait déjà été emporté après la démission forcée, pour employer le terme fort à propos de l’un des deux protagonistes de la crise postélectorale, du Gouverneur Dakoury Tabley.

Manifestement, ces décisions n’ont aucun effet sur le « gouvernement illégitime » de M. Gbagbo, puisque le ministre délégué au Budget de son gouvernement a déclaré que les recettes du cacao ont fait un bond, en dépit de la mesure prise par M. Ouattara et il assure que les salaires du mois de février ne sont point menacés, puisqu’il semblerait que le camp Gbagbo a sollicité l’appui financier de certains pays comme l’Angola ou l’Afrique du Sud. Quel est votre commentaire sur les assurances du ministre ?

Le ministre délégué sait ce qu’il dit, je ne commenterai pas ses propos. Pour ma part, je ne fais pas de politique. Je fais des constats. Et les constats sont simples. D’abord en ce qui concerne, la hausse de la quantité de cacao exportée. Les chiffres sont justes mais contrairement à ce que certaines personnes veulent comprendre, ce sont les chiffres de l’exercice 2010. Depuis que M. Ouattara et son gouvernement ont pris la décision de suspendre les exportations de cacao, dont notre pays est le premier producteur mondial, vous pouvez aller faire le constat dans les deux ports du pays. L’activité a considérablement baissé. Les principaux exportateurs que sont Cargill, ADM, Armajaro, etc. ont gelé leur exportation à partir des deux ports du pays. Quant au payement des salaires, je fais le constat suivant. Un : à la fin du mois de janvier, le salaire de certains fonctionnaires n’a pas été viré le jour annoncé. Deux : les personnels dans les Etablissements publics nationaux ont perçu leurs salaires seulement dans la deuxième semaine de février. Trois : jusqu’à présent, de nombreux retraités n’ont pas encore perçu leurs pensions. Indéniablement, le mois de février sera plus difficile puisque les recettes douanières ont chuté, les recettes fiscales, pareil, de même que les revenus tirés du pétrole et du gaz. Ce qu’il faut savoir, c’est que la Côte d’Ivoire compte environ 105.000 fonctionnaires et 55.000 soldats, tous corps confondus. La masse salariale mensuelle tourne autour de 80 milliards FCFA et les dépenses de fonctionnement de l’Etat avoisinent 50 milliards FCFA. Ce qui fait qu’il faut trouver mensuellement environ 120 milliards FCFA. Ce que tout gouvernement qui a des problèmes d’argent fait, c’est de faire une répartition discriminée des ressources. En d’autres termes, faire comme feu Lansana Conté en Guinée, à savoir payer prioritairement les soldats et échelonner le payement des salaires des fonctionnaires, en commençant par les plus difficiles à gérer que sont les enseignants, puis terminer par les masses les plus socialement vulnérables que sont les retraités et les plus politiquement marqués que sont les travailleurs dans les institutions.

Qu’en est-il des prêts sollicités par le gouvernement Gbagbo auprès de l’Angola et de l’Afrique du Sud ?

La masse salariale mensuelle en Côte d’Ivoire est fort importante. Aucun Etat, même inconditionnellement ami et déterminé dans son soutien, ne peut supporter de faire des prêts ou des dons, de cette hauteur pendant plusieurs mois. L’Angola peut donc aider pendant un temps. L’Afrique du Sud, non. Vous savez, beaucoup de choses se disent sur l’Afrique du Sud. Très souvent, cela n’est pas juste. Ce pays s’est doté d’instruments et de mécanismes de gouvernance les plus démocratiques d’Afrique, qui empêchent que M. Jacob Zuma, s’il ne veut pas courir le risque de la destitution, comme son prédécesseur, ne peut pas se laisser aller à des transactions financières au noir. Très souvent en Côte d’Ivoire, on fait des projections selon notre façon de concevoir la démocratie. De sorte qu’on accuse les médias occidentaux par exemple de cacher l’information sur la mort d’une personnalité, parce que nous contrôlons les médias et dictons les informations à la presse. On ignore totalement que les journalistes occidentaux sont indépendants et qu’ils sont à la recherche du scoop qui va booster leur carrière. Etant donné qu’on peut se permettre, sans passer ni par le parlement, ni par le conseil des ministres, ordonner un transfèrement de fonds à l’endroit d’un Etat qui n’arrive pas à honorer ses engagements vis-à-vis de ses fonctionnaires, plus parce que le Président est incompétent et moins parce qu’il y a une forte pression salariale, on pense qu’il suffit d’un coup de téléphone, pour que le Président d’une nation comme l’Afrique du Sud, fasse décaisser des fonds pour tel Président. Ce qu’il faut savoir à propos de l’Afrique du Sud, c’est que ce pays joue sa notoriété dans le monde avec le dossier ivoirien. Ses dirigeants en ont pleinement conscience. Sachez que les Etats, plus ils deviennent démocratiques, plus ils n’ont pas d’amis et plus ils privilégient leurs intérêts plutôt que les intérêts d’un autre Etat encore moins les intérêts d’un individu dans un autre Etat. L’Afrique du Sud lutte depuis des années pour obtenir une place au Conseil de sécurité des Nations-Unies, lesquelles ont reconnu M. Ouattara comme président élu de Côte d’Ivoire. L’Afrique du Sud fait ce que font tous les Etats qui sont dans cette posture, elle joue l’équilibriste.

Sur le plan économique, comment se porte la Côte d’Ivoire aujourd’hui ?

Ma réponse est radicalement pessimiste : la Côte d’Ivoire se porte mal, très mal. Notre pays est au bord de la faillite, quoiqu’un Etat ne peut faire faillite. Même en plein conflit, les indicateurs économiques et financiers n’étaient pas autant dans le rouge. Ceci encourage une gestion empirique des affaires publiques qui a fait reculer le pays, en termes de mécanismes de gestion, à l’ère coloniale, pendant la seconde guerre mondiale. Evidemment, cette gestion au noir est la porte ouverte à toute sorte de détournement de fonds. Les faits prouvent mon affirmation. Le secteur de l’hôtellerie est en plein sinistre. De nombreux hôtels dont certains huppés, ont fermé. Le gaz butane manque dans les ménages. De nombreuses stations d’essence affichent « rupture ». Les entreprises attributaires de marchés dans le cadre des projets post-conflit, financés par les institutions de Breton Woods ou par l’Union européenne, ou encore par les coopérations de l’un des pays de l’UE ou de l’Asie, principalement le Japon, ainsi que par des pays comme le Canada ou les Etats-Unis, sont au bord de l’asphyxie. Les fournisseurs de l’Etat réclament des dizaines de milliards à l’Etat, tout comme les fondateurs d’établissements scolaires, qui crient à la banqueroute. Chaque jour, ce sont des emplois qui sont supprimés, des hommes licenciés ou mis au chômage technique. Allez à la bourse de travail de Treichville, et vous serez édifiés sur l’ampleur du drame. Les entreprises qui résistent encore produisent moins avec une charge de production beaucoup plus importante, du fait de l’approvisionnement en matières premières, qui se fait rare, situation liée à la décision de l’UE et des Etats-Unis d’inscrire les ports sur leur liste noire. L’inflation, du fait de la panne de liquidité, et du renchérissement des coûts de production sur les prix de vente des produits finis, est de la partie. Et toute chose étant égale par ailleurs, les salaires n’augmentant pas, diminuant même, dans certaines entreprises, je puis vous dire que la situation est intenable pour l’Ivoirien ordinaire. L’administration publique ignore maintenant le système de traçabilité (avec les chèques, les bons de livraison, les courriers, etc.) pour préférer l’argent frais, disponible hic et nunc. En attestent les appels à payer les impôts directement chez le receveur, plutôt que par chèque. Cela ressemble au système d’encaissement de la contravention dans les régies de police, à savoir l’opacité parfaite.

La création de la Monnaie ivoirienne de la résistance (MIR) n’est-elle pas une solution à envisager ?

La création d’une nouvelle monnaie pour faire face à une inflation galopante est une solution radicale et appropriée adoptée dans certains pays. Elle est le fruit d’une étude approfondie et conséquente. Cependant, ce n’est certainement pas la MIR, comme vous dites, qui sera une monnaie crédible. Rien que par son nom, cette idée de monnaie est ridicule. Aucune monnaie ne se fabrique sur la base de la résistance. Je vous ai dit plus tôt que la banque, c’est la confiance. La monnaie l’est encore plus. C’est ce qu’on appelle la valeur fiduciaire de la monnaie. Une monnaie doit inspirer la confiance. Pourquoi le dollar a plus de valeur que le GNF, le franc guinéen, qui lui-même a moins de valeur que le CFA ? Eh bien, c’est la confiance que les consommateurs placent en cette monnaie, puisque tous les billets sont fabriqués avec du papier. Certains intellectuels de la Refondation, je crois, ont exclu cette hypothèse, née dans certains esprits retors qui ne comprennent rien aux affaires financières et monétaires et qui pensent qu’on peut gérer un pays, comme on gèrerait un champ de manioc au village.

Qu’en est-il donc de l’idée d’aller fabriquer des billets de CFA en Argentine pour alimenter le marché local, éventée par La Lettre du Continent ?

Elle participe elle aussi de l’hérésie financière. Ce serait la pire des fautes que ceux qui nourrissent l’idée de la faire, commettrait, puisqu’elle précipiterait la faillite du système financier ivoirien et par entraînement, celle de toute la Communauté financière africaine. La raison est simple. Si rien que la rumeur annonce que des billets fabriqués en dehors de la procédure habituelle à la Bceao circulent sur le marché ivoirien, la réaction de la Banque centrale sera de dénoncer l’existence de faux billets sur le marché ivoirien. On dira « On s’en fout s’ils dénoncent », mais non. Puisque les banques commerciales ne reconnaîtront pas ces billets. Pire, le boutiquier du quartier commencera à être méfiant vis-à-vis de tous les billets et très vite, même la vendeuse de banane braisée va refuser un billet de banque, qu’il soit vrai ou faux. La psychose des faux billets d’Argentine (je vois d’ici là les Ivoiriens donner des surnoms à ces billets) va s’emparer de tout le monde et comme la monnaie, c’est d’abord et avant tout la confiance, les billets de banque ne vont plus circuler sur le marché et ce sera la faillite du système. Il faut dire que l’on risque d’arriver à la faillite du système financier ivoirien d’une autre façon, si l’on n’y prend garde. Si les difficultés de retrait de fonds subsistent, il faut craindre que la panique s’empare des épargnants dans les banques et surtout dans les micro-finances, et que ceux-ci accourent un jour dans les banques pour retirer partiellement ou totalement leurs épargnes. Ca serait catastrophique.

Que faut-il pour sortir de cette situation ?

Il faut que la situation se normalise.

Que M. Gbagbo accepte de quitter le pouvoir ou que la « force légitime » soit mise à contribution pour le déloger ?

(Rires) Je vous avais déjà dit, avant de commencer cette interview que je ne parlerais pas politique.

De quoi avez-vous peur ?

Selon vous, de quoi devrais-je avoir peur ? La réponse légitime à votre question appartient aux Ivoiriens, pas à moi.

Propos recueillis par Elvire Ahouanan

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