La Somalie et la Côte d’Ivoire hier, la Tunisie et l’Égypte aujourd’hui : des situations très différentes, mais qui illustrent les difficultés rencontrées par nombre de sociétés africaines.
L’exemple de la Somalie est le plus désespérant. Il n’y a plus, aujourd’hui, d’État, mais trois entités rivales : l’une qui est issue de l’ancien régime, l’autre qui a instauré une micro-république islamique, la troisième qui sert de base arrière à des actes de piraterie. La Somalie, qualifiée pudiquement par l’Onu d’« État déstructuré », nous rappelle que l’État, surtout dans un pays pauvre, est une construction fragile qui peut, à tout moment, imploser. Dans ce pays, l’objectif n’est pas de bâtir une démocratie, mais de reconstruire un État : il est aujourd’hui hors d’atteinte.
La Côte d’Ivoire n’est pas à l’abri d’un scénario somalien. Depuis la mort d’Houphouët-Boigny, son leader historique, elle n’a jamais connu de stabilité, devenant la proie de conflits qui accentuent des oppositions ethniques et religieuses. Elle dispose, cependant, d’atouts bien supérieurs à ceux de la Somalie : des richesses agricoles et minières importantes, des institutions administratives anciennes, des élites entreprenantes. Le problème est de rétablir un État de droit sans lequel la « nation ivoirienne » risque de se décomposer à nouveau, et ses « citoyens » de refluer vers leurs groupes d’appartenance ethnico-religieux.
La Tunisie et l’Égypte présentent un autre cas de figure. Dans les années 1970, un sociologue américain, Samuel Eisenstadt, avait forgé la notion de « tyrannie néopatrimoniale » pour désigner nombre de pays de la région. Chaque terme a ici son importance. « Tyrannie » : ces régimes refusaient au peuple toute parcelle d’autonomie et réprimaient par la force toute opposition. « Patrimoniale » : la classe politiquement dirigeante était aussi la classe économiquement dominante et, à l’image de la famille Trabelsi, en Tunisie, en était venue à s’approprier les richesses du pays. « Néopatrimoniale » cependant : une part, minime, des ressources accumulées avait aussi permis de maintenir une structure étatique et de soutenir une relative modernisation de la société et de l’économie.
Là, le problème est moins de reconstruire un État que de couper le lien entre pouvoir civil, pouvoir policier et pouvoir économique. C’est la raison pour laquelle, tant en Tunisie qu’en Égypte, une transition vers la démocratie est, aujourd’hui, plausible.
Dans chacun de ces pays, en effet, il existe un État, une administration et une armée. Il y a des ressources économiques qui, mieux utilisées, peuvent à nouveau stimuler la croissance et, surtout, réduire les énormes inégalités sociales. Il s’agit de nations homogènes qui n’ont donc pas à gérer les inévitables conflits que provoque, en Côte d’Ivoire, mais aussi au Liban ou en Irak, la fragmentation de la société. Il y a, surtout, parmi leurs peuples, une véritable aspiration à la liberté, même si, en Égypte, le risque ne peut être écarté de voir se développer, à terme, un islamisme plus radical.
Enfin, à ceux qui pourraient désespérer de la lenteur de la démocratisation en Afrique, on rappellera qu’il a fallu de nombreux siècles pour que la France émerge du féodalisme et bâtisse un État moderne. Et pas moins de deux siècles pour qu’elle parvienne à stabiliser des institutions démocratiques.
(*) Professeur de science politique à l’université de Rennes 1.
Jean Baudouin (*)
ouest-france.fr
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