L’Union africaine face à la « crise ivoiro-ivoirienne »: il est urgent de décider de ne rien décider (Jean-Pierre BEJOT)

L’Union africaine face à la « crise ivoiro-ivoirienne »: il est urgent de décider de ne rien décider
La dépèche diplomatique

Pendant cinq longues années, les responsables politiques ivoiriens et la « communauté internationale » avaient promis aux populations une élection présidentielle et des élections générales qui, disaient-ils, allaient mettre fin à cette insupportable situation que connaît le pays. Insupportable, essentiellement, pour les populations ivoiriennes.

La présidentielle 2005 ayant été, finalement, organisée en… 2010, chacun commençait à taper des mains à l’issue d’un premier tour sans anicroches et dans la perspective d’un deuxième tour à la veille duquel les deux protagonistes avaient pris l’engagement ferme de respecter le verdict des urnes. La « communauté internationale » a continué de se réjouir de cette maturité de la classe politique ivoirienne, laissant penser que, finalement, les cinq années passées (et les cinq années précédentes) n’avaient été qu’un malentendu. C’était oublier la vraie nature de Laurent Gbagbo et de sa clique et penser qu’une seule élection pouvait effacer dix années d’exactions politico-sociales. Au lendemain du deuxième tour de la présidentielle (28 novembre 2010) et du coup de force électoral de Gbagbo rejetant les résultats de la Commission électorale indépendante (2 décembre 2010) et s’autoproclamant vainqueur (3 décembre 2010), l’honneur de la « communauté internationale » aura été de ne pas lâcher prise et de rester sur sa ligne : les électeurs ivoiriens ont décidé de confier leur destin, pour les cinq années à venir, à Alassane Dramane Ouattara.

Deux mois viennent de s’écouler. Deux mois de pantalonnades à l’ivoirienne auxquelles les observateurs sont habitués depuis trop longtemps mais que les populations ne peuvent plus supporter. La « communauté internationale », la « communauté africaine », les institutions continentales et régionales, les personnalités d’ici et d’ailleurs, les pires « blaireaux » du barreau de Paris, quelques députés et sénateurs, enfin la cohorte des habituels bouffeurs de CFA (en milliards) n’ont cessé d’annoncer tout et son contraire. Les ultimatums se sont multipliés tandis que, disait-on, le dégagement de Gbagbo par la force était imminente.

Ouattara lui-même nous avait assuré que l’usurpateur allait tomber comme un fruit mûr avant la fin du mois de janvier 2011. Nous y sommes. Gbgabo est encore là. Et la « crise ivoiro-ivoirienne » continue à faire la « une » de la presse qui raconte les multiples atteintes aux droits de l’homme : assassinats, torture, viols… auxquelles se livrent les séides de Gbagbo. Il y a, aujourd’hui, plus de morts en Côte d’Ivoire qu’il n’y en a eu en Tunisie et en Egypte. Et ces morts ne sont pas des « manifestants » mais des hommes et des femmes dont le seul tort est d’être considérés comme des électeurs de Ouattara !

Et la Côte d’Ivoire est loin, encore très loin, de savoir exactement ce qui se passe non seulement dans les quartiers d’Abidjan considérés comme des fiefs du nouveau président de la République, mais également dans les régions où l’opposition à Gbagbo a toujours été particulièrement vive. Les Ivoiriens continuent de mourir, les femmes et les filles d’être violées, les hommes mutilés, les propriétés et les biens spoliés tandis que Gbagbo et sa clique pillent sans vergogne les ressources du pays, se ménageant une « retraite » dorée tandis que les populations, depuis dix ans, ont été mises en coupe réglée par son régime.

Alors que le Maghreb s’enflamme, l’Union africaine, celle des chefs d’Etat et de gouvernement, morte de trouille plus encore qu’à son habitude, entend tout faire pour que pas un seul tison ne vienne incendier le reste du continent. Le Conseil de paix et de sécurité de l’UA y veille. Il y a urgence, proclame-t-il, de décider de ne rien décider. Il prend note, il réaffirme, il se félicite, il est préoccupé, il exige, il souligne, il décide enfin… qu’il convient, « dans un délai qui ne dépassera pas un mois », « d’évaluer la situation et [de] formuler, sur la base des décisions pertinentes de l’UA et de la Cédéao, une solution politique d’ensemble ». Le Conseil de sécurité de l’UA ose même écrire sans rire que les conclusions du groupe d’étude seront « contraignantes pour toutes les parties ivoiriennes avec lesquelles elles auront été négociées ».

Nicolas Sarkozy, à Addis-Abeba, a estimé que le choix du peuple ivoirien « est traité avec mépris ». Je pense surtout que tout le monde prend les Ivoiriens pour des « cons ». Comment peut-on affirmer que l’on reconnaît Alassane Dramane Ouattara « comme président élu à l’issue du scrutin présidentiel du 28 novembre 2010 » et envisager « une solution pacifique rapide qui permette de préserver la démocratie et la paix » ? Mille pardons, mais il n’y a pas de « démocratie » – il n’y en a même jamais eu – en Côte d’Ivoire ; quant à la « paix », posez la question aux hommes et aux femmes qui subissent au quotidien la terreur des sbires de Gbagbo, ses milices et ses mercenaires.

On se moque de savoir qui a, aujourd’hui, gagné la présidentielle ivoirienne ; ce qui importe, c’est que Gbagbo l’a perdue et que tout le monde le reconnaît, en Afrique comme hors d’Afrique. C’est cela qui importe car nous savons, depuis dix ans maintenant, quel est le mode de production politique de Gbagbo. La litanie est longue de toutes les exactions, de tous les crimes, de toutes les « affaires », etc. dont il est le plus grand commun dénominateur. Ce n’est pas aujourd’hui que l’on découvre que Gbagbo est un usurpateur ; la preuve en est faite depuis octobre 2000 et, plus encore, depuis octobre 2005 date à laquelle il devait être soumis à une échéance électorale qu’il n’a cessé de reporter. Et quand il a été obligé, enfin, de se soumettre à cet verdict « démocratique », il a aussitôt mis en branle un nouveau processus d’usurpation du pouvoir. Chapeau Gbagbo ; voilà dix ans qu’il trimballe tout le monde. Enfin tous ceux qui veulent bien se laisser trimballer et il n’est pas nécessaire de se poser la question de la motivation : ils y trouvent leur compte !

Dans l’hebdomadaire Le Marin (28 janvier 2011), le responsable d’une société de manutention portuaire ivoirienne a affirmé (« sous couvert d’anonymat ») que « l’embargo européen, qui pourrait stopper tout trafic maritime avec les ports d’Abidjan et de San Pedro, risque de constituer un coup très dur pour l’activité portuaire qui pourrait s’effondrer. Les navires vont se raréfier. Bref, avec les injonctions du président Ouattara, les deux ports sont en passe de devenir des déserts économiques ». Je note tout d’abord la prise en compte, concernant Ouattara, de son titre de « président ».

Je remarque ensuite que les opérateurs économiques en Côte d’Ivoire (ces groupes français et étrangers qui ont été, pendant dix ans, les partenaires sans états d’âme de Gbagbo, lui si prompt à dénoncer la main de l’étranger dans les affaires de la Côte d’Ivoire) ne montent au créneau (médiatique) que lorsqu’il y a péril pour leur business. J’ajoute que le pire voyou de la clique de Gbagbo est quand même (et il a du mérite car la concurrence au sein de la voyoucratie gabgboïste est forte) Marcel Gossio, le directeur général du Port autonome d’Abidjan, qui, bien sûr, dans cette affaire d’embargo, dénonce « un complot du président français Nicolas Sarkozy qui veut tout simplement contenter ses amis assiégés à l’hôtel du Golf » tout en expliquant, par ailleurs, que cet embargo a été décidé parce que c’est la société française Bolloré qui a été sélectionnée (dans un marché de gré à gré) pour l’exploitation du terminal à conteneurs de Vridi contre l’avis de Ouattara et de Henri Konan Bédié. Tiens ! Je pensais bêtement que Vincent Bolloré était un « pote » à Sarkozy. L’affaire ivoirienne reste, plus que jamais, une affaire de « grottos » et on se demande quel est le réel contenu des négociations menées dans le dos des populations ivoiriennes. Wikileaks, au secours !

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique

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