(La Croix )
Deux mois exactement après le second tour de l’élection présidentielle, les exactions perpétrées par les forces favorables à Laurent Gbagbo sont quotidiennes.
Le rendez-vous est pris au quartier de Treichville, qui compte 120 000 habitants, devant une station-service. On se repère sans se saluer, la communication téléphonique qui a conclu la rencontre a pu être écoutée. On suit une camionnette jusqu’à une ruelle bondée. Là, on entre dans une cage d’escalier délabrée, où des enfants à moitié habillés jouent entre des sacs de riz.
On monte à la terrasse de l’immeuble, propriété d’un Guinéen, habité par des Nigériens et des Burkinabés. On domine le quartier. Du linge sèche, deux moutons bêlent, trois femmes accroupies font la cuisine, cinq hommes jeunes sont assis.
« D’ici, nous pouvons observer si les Forces de défense et de sécurité (FDS) pro-Gbagbo entrent dans le quartier », explique Mohamed. Ce commerçant ivoirien, originaire du nord du pays, est l’un des cinq commissaires politiques du quartier, pour le RHDP, la coalition d’Alassane Ouattara, reclus à l’Hôtel du Golf, de l’autre côté de la lagune.
« Les milices massacrent pour tuer l’idée de révolution »
« Les milices de Gbagbo massacrent pour tuer l’idée de révolution dans la tête de nos militants. Les gens hésitent maintenant à répondre aux mots d’ordre de mobilisations que nous envoie l’Hôtel du Golf. Depuis le 16 décembre, les gens sont atteints. »
Ce jour-là, Guillaume Soro, le premier ministre d’Alassane Ouattara, a appelé ses partisans à marcher sur la télévision publique (RTI) dans le quartier de Cocody. À Treich ville, comme à Abobo (650 000 habitants) ou Adjamé (350 000 habitants), trois quartiers favorables à Ouattara, les jeunes s’étaient mis en route.
Les forces pro-Gbagbo qui ceinturaient les quartiers ont tiré. Des dizaines de partisans de Ouattara sont tombés. Les autres se sont souvenus des 300 morts sous les coups des forces pro-Gbagbo lors d’une autre marche, en mars 2004.
Sur la terrasse de l’immeuble de Treichville, le récit de chacun des cinq jeunes hommes parle de sang et de coups. Fofana allait à la marche. « J’ai été arrêté par la garde républicaine. Ils m’ont demandé mes papiers, ont vu que mon nom était du Nord. Ils m’ont frappé et emmené. C’est un délit de patronyme. Nous étions plus de 200 à la préfecture de police. Au bout de deux jours, la Croix-Rouge est venue et on nous a donné à manger. Un officier ivoirien nous surveillait. Originaire du Nord, il s’est débrouillé pour avoir la garde de nos cellules. Il ne s’est pas absenté pendant une semaine, pour nous protéger. Et puis on nous a libérés. »
« On a perdu les élections, mais on ne cédera pas le pouvoir »
Ce 16 décembre, Issiaka était là par hasard. Ce jeune Nigérien est un vendeur ambulant de vêtements pour enfants. Il est encore hagard, montre son bras dans le plâtre, les plaies laissées par la balle, les cicatrices de son opération. Assis à côté d’Issiaka, Ali est un militant de la Fesci, l’organisation étudiante ivoirienne. Seulement, il était favorable à Ouattara, et cela n’a pas plu à ce mouvement qui soutient le président sortant.
« Après le second tour des élections, j’étais à la maison, car je ne pouvais plus aller à l’école. La proviseur m’avait dit : “Je te tiens à l’œil.” » Un camion de la garde républicaine est venu chez moi. Ils m’ont giflé, battu, emmené au commissariat. J’ai pu appeler mon frère qui a prévenu l’Onuci. Le lendemain, ils m’ont libéré en me menaçant : “Ce que tu fais est dangereux. Tu as trahi ton organisation.” »
Issa, un jeune couturier ivoirien, voulait aussi participer à la marche du 16 décembre. Une balle l’a touché à l’épaule. Il a été soigné par l’Onuci, mais il ne peut toujours pas se servir de son bras pour travailler. « J’ai voulu marcher, car on nous a volé notre victoire. Même les militants de Gbagbo le reconnaissent maintenant. Ils se moquent de nous en nous disant : “On a perdu les élections, mais on ne vous cédera pas le pouvoir.”
À Abidjan, la menace et l’espoir viennent de l’étranger
À Saint-Albert-le-Grand, une paroisse qui jouxte l’université de Cocody, les étudiants sont amers, aussi. Avant qu’un vicaire de la paroisse vienne lui signaler qu’il n’était pas possible de parler aux journalistes, Sylvestre, un étudiant pro-Gbagbo, expliquait : « C’était une erreur d’organiser ces élections, sans avoir désarmé au préalable les rebelles. C’était un piège tendu à Gbagbo qui a été contraint de l’accepter. Il faut maintenant que la situation se dénoue de façon pacifique et que les deux antagonistes puissent discuter. »
L’appel à la paix et au dialogue est répété par le camp Gbagbo qui ne comprend pas « l’acharnement de la communauté internationale à installer Ouattara », explique Kouakou Krah. Ce député FPI, musulman de la région du Nord-Est, explique que son candidat « a gagné conformément aux lois ivoiriennes, puisqu’il a été reconnu vainqueur par le Conseil constitutionnel, alors que Ouattara a gagné conformément aux lois de la communauté internationale ».
À Abidjan, la menace et l’espoir – selon le camp où l’on se range – viennent de l’étranger : d’une intervention militaire extérieure ou d’un embargo sur les exportations de cacao. Chez les militants de Ouattara, beaucoup pensent que seul l’étranger pourra maintenant faire exploser la lourde chape qui écrase Abidjan.
« Nous ne sommes pas ces Tunisiens qui ont eu la force de se soulever »
« Nous ne sommes pas ces Tunisiens qui ont eu la force de se soulever. Ici, il y a la pauvreté », lâche Mohamed, à Treich ville. Il continue à obéir à l’Hôtel du Golf qui lance des mots d’ordre, notamment pour l’opération « ville morte », destinée à bloquer l’activité économique de la ville. Malgré les risques et les manques à gagner dans une vie quotidienne devenue plus difficile.
Certains voudraient que Ouattara les arme. D’autres ne se sentent pas capables de lutter contre les miliciens que recrute et entraîne le camp d’en face. C’est le cas de Youssouf. C’est lui qui est le correspondant de l’Hôtel du Golf à Adjamé. Depuis que ses voisins lui ont dit que les policiers avaient débarqué chez lui, il vit caché dans l’entresol d’un atelier de réparation.
« Ma famille me vient en aide pour manger. La nuit, je me promène pour rester éveillé. J’ai la responsabilité de 19 sous-quartiers du parti et dans chacun, il y a un groupe d’une vingtaine de jeunes. » Youssouf réussit à résister, mais la peur au ventre. Il ne souhaite pas d’armes. « Je pense que cela légitimerait les forces de Gbagbo à nous massacrer. » Il voudrait néanmoins rejoindre le Golf : « Pour ma sécurité, je préfère être là-bas. Un général n’est utile que lorsqu’il est en vie », estime-t-il.
« Le président a promis que tout allait finir à la fin du mois »
Mais Youssouf n’ira pas au Golf. Les militaires pro-Gbagbo n’ont pas levé leur blocus autour de l’hôtel. Pour se rendre au Golf, il faut prendre un hélicoptère de l’Onuci. Le vol, assuré deux fois par jour, prend sept minutes. Ce jour-là, parmi les 27 passagers, il y a un ambassadeur occidental et son conseiller, deux journalistes étrangers, des techniciens ivoiriens d’entreprises de maintenance.
Arrivés dans le parc de cet hôtel bâti pour des touristes qui ne viendront plus avant longtemps, on passe devant les tentes où dorment les soldats jordaniens, sénégalais, bangladais, de l’Onuci, puis le pédiluve de la piscine qui sert de lavoir.
Ismaël est l’un des 200 marcheurs bloqués là depuis le 16 décembre. Il joue au Scrabble à côté de sa voiture, avec laquelle il avait rejoint le Golf, le jour de la marche. Depuis, il couche sous le chapiteau qui servait au meeting de campagne de son candidat ou dans sa voiture, selon l’humeur.
« Pour le Nouvel An, le chef de l’État nous a donné à chacun 20 000 francs CFA. Cela nous paie le savon, les recharges de téléphone pour appeler la famille. On est nourris gratuitement. Le président nous a promis que tout cela allait finir à la fin du mois. C’est stressant de ne rien faire. » Près de l’hélicoptère se joue la demi-finale du tournoi de football entre l’équipe du RHDP et celle des Forces nouvelles, les militaires du Nord qui assurent la protection du président.
La peur ne quitte pas les militants pro-Ouattara
Celui-ci, avec son gouvernement et son administration, vit à l’intérieur de l’hôtel. Ils ont accès à la cafétéria et à des chambres climatisées. Un gendarme français de l’Onuci explique : « Le ramassage des ordures et l’assainissement sont assurés normalement. Les convois de camions arrivent à passer par la route, le matin, tôt. Bien sûr, les gens de l’autre côté pourraient couper le téléphone, l’eau ou l’électricité. Dans ce cas, on trouverait des alternatives. »
Sous le chapiteau, un marcheur s’est improvisé imam. « Il connaissait bien l’islam. Il nous a dit que Dieu voulait que nous soyons un jour bloqués ici. Mais que nous en sortirions tôt ou tard, et qu’il ne faudra pas se venger », explique Ismaël, après la prière du vendredi.
À Abobo, on n’est pas encore dans cet état d’esprit de pardon. Les militants de Ouattara voudraient d’abord que l’Hôtel du Golf leur livre des armes. Début janvier, ils ont défait les FDS dans Abobo. Ils ont vu des membres de l’armée les rejoindre. Ils ont compris qu’ils pouvaient être craints, eux aussi. Mais dans ce bastion pro-Ouattara, la peur ne quitte pas les militants.
Ils se savent plus nombreux, mais ils vivent sous la terreur des armes de leurs adversaires. La maison de Traoré a été la cible de tirs, car il est un cadre du RHDP. Depuis il se cache : « Il me faut trouver plusieurs kilos de riz pour la vingtaine de personnes qui vivent à ma charge. Ici, tout le monde a peur. Les familles se cotisent pour nourrir les jeunes qui surveillent, et qui tapent sur des casseroles si les milices viennent chercher quelqu’un la nuit. »
« Je crois qu’il a les moyens de nous faire sortir du gouffre »
Traoré dessine sur une feuille de papier la géographie d’Abobo : les villages des peuples de la lagune, au milieu des quartiers de gens du Nord, comme lui ; le collège qui sert de campement aux mercenaires angolais et libériens, le commissariat qui recrute sur des critères ethniques et peut bloquer la grande route pour des contrôles ou plus, les « Jeunes patriotes » du camp Gbagbo qui se réunissent chaque soir à leur « parlement », les jeunes recrues que l’on va chercher dans les écoles et qui font des footings dans les rues sous la protection des « kalachs ».
Traoré estime que « tous ceux qui pourraient nous rassurer ici à Abobo sont au Golf ». Pendant ce temps, il « voit dans cette poudrière le camp d’en face s’armer rapidement. Ils vont nous massacrer.»
Pour l’instant, ces militants continuent à combattre leur peur, car ils croient en leur président. Ils acceptent, eux, les jeunes, d’être en première ligne, alors que les plus âgés ne s’avancent guère. «Quand j’ai été arrêté par les Cecos, ils étaient étonnés que je sois bac + 5. Ils trouvent aberrant que des intellectuels prennent des risques pour Ouattara. »
Ces militants suivent leur président, pas uniquement parce qu’il est un homme du nord du pays, comme eux. À Adjamé, Tahirou résume son combat à mains nues : « Je crois qu’il a les moyens de nous faire sortir du gouffre. Je souhaite que le pouvoir lui soit rendu de façon pacifique. J’ai déjà 38 ans et les années passent dans ce gouffre. Plus le dénouement tarde, plus cela nous met en danger.»
Pierre COCHEZ, à Abidjan
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