25 janvier Par Philippe Hugon, directeur de recherche à l’IRIS
Au-delà de la situation dramatique subie par les Ivoiriens, du spectre de la guerre civile et de possibles conflits violents, le blocage actuel de la Côte d’Ivoire est un cas d’école d’un affrontement entre la vision souverainiste ethno-nationaliste et anticoloniale sur laquelle joue Laurent Gbagbo considérant les Nations unies comme des forces d’ingérence et la conception internationaliste et légaliste sur laquelle s’appuie Alassane Ouattara. Chacun n’a pu réellement sortir, jusqu’à présent, de cette posture. La Côte d’Ivoire demeure territorialement divisée entre le Nord et le Sud et a de fait un pouvoir bicéphale au Sud. Elle a, près de deux mois après les élections, deux présidents, deux premiers ministres et deux gouvernements.
Une situation qui demeure bloquée sur le plan politique et économique
La situation politique, institutionnelle mais également économique, financière de la Côte d’Ivoire demeure bloquée. Le temps s’y écoule sans perspective nouvelle. Comme le dit Hâmpate Bâ aux Occidentaux : « Nous avons le temps et vous avez la montre ». Les affrontements ont fait depuis deux mois 260 morts (source ONU) avec de possibles charniers. L’économie ivoirienne est paralysée. On estime à plus de 500 000 les pertes d’emplois. Les départs d’immigrés ont été supérieurs à 1 million. Les grands groupes peuvent faire le gros dos mais la situation est catastrophique pour les PME où les Libanais mais également les Ivoiriens ont un rôle central. Les filières du cacao et du café se sont maintenues (1,2 millions de tonnes soit 40% des exportations mondiales) mais avec un fort ralentissement pour les secteurs de PME. Le trafic du port d’Abidjan s’est réduit de moitié. Les primes de risques des grands groupes ont flambé. L’administration est divisée et paralysée.
Un échec diplomatique et des sanctions de la communauté internationale
Il y a eu conjonction de médiations, de sanctions et condamnations de l’UA, de l’UEMOA, de l’UE, du FMI et de la Banque mondiale, ainsi que des menaces d’intervention militaire de la part de la CEDEAO. Le front a été jusqu’à présent peu fissuré même si la Russie a cherché à bénéficier de la situation et même si l’Angola a apporté son appui militaire. Mais la condamnation de Gbagbo est surtout restée au niveau de la rhétorique. Laurent Gbagbo a fait le gros dos et a pratiqué une posture de hérisson. La conférence des chefs d’Etat de l’UEMOA vient de se tenir samedi 22 janvier à Bamako en présence de Guillaume Soro représentant Alassane Ouattara. Le gouverneur de la BCEAO, proche de Laurent Gbagbo, a été contraint de démissionner et l’UEMOA a confirmé son appui à Ouattara. Parallèlement, des tensions croissantes apparaissent entre la France et Laurent Gbagbo, suite à la non-accréditation de l’ambassadeur de France par Laurent Gbagbo, mesure considérée comme nulle, par Ouattara.
Les armes dont disposent Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara
Chacun des protagonistes dispose d’armes différentes. La légalité interne et la légitimité internationale sont du côté de Alassane Ouattara mais Laurent Gbagbo dispose de la force, de la puissance de feu et d’une légitimité auprès d’une partie de la population du Sud qui est persuadée qu’il a gagné et (ou) qu’il est victime d’un complot étranger et qu’il y a ingérence voire recolonisation de la Côte d’Ivoire.
Le temps peut être favorable à Laurent Gbagbo. Celui-ci veut jouer sur la lassitude de la communauté internationale, sur les fissures au sein des pays africains et de la communauté internationale et surtout sur les risques de guerre civile et d’affrontements entre armées. Gbagbo dispose de nombreuses armes : un art consommé de la manipulation, l’armée et plus exactement les forces spéciales de sécurité (environ 5000 fidèles), les jeunes patriotes de Blé Goudé, la possibilité de faire participer les escadrons de la mort ou des milices et ainsi de jouer sur la peur. Il bénéficie également de l’appui de l’Angola et des mercenaires libériens, de la possibilité de manipuler l’information en contrôlant les médias, et enfin du soutien d’intellectuels enseignants, étudiants et du sous prolétariat urbain. Il s’appuie sur un discours ethno-nationaliste, populiste, vantant une seconde décolonisation, dénonce les candidats de l’étranger et instrumentalise l’ethnicité. Il est convaincu que Ouattara était à l’origine de la rébellion de 2002. La mémoire des morts suite à l’intervention militaire française de 2004 reste un traumatisme et un argumentaire de poids. Ce discours africain d’un résistant contre le monde occidental (à la Mugabe) et les ingérences internationales est séduisant auprès de certains Africains.
Avec habileté, Laurent Gbagbo a par ailleurs signé des contrats avant les élections avec plusieurs grands groupes français (Bouygues, Bolloré, Total). Il dispose de réseaux France Afrique qu’il sait activer et joue sur la menace concernant la sécurité des 15 000 Français (dont 60 % de binationaux). Il sait jouer de l’argumentaire deux poids deux mesures en notant le caractère non démocratique de nombreux régimes africains qui le condamnent. Les gels des avoirs de la part de l’UE, les menaces de la CPI, les ultimatums pour son départ ont plutôt renforcé sa stature de résistant. En revanche, Laurent Gbagbo a besoin de 70 milliards FCFA par mois pour payer les fonctionnaires et les militaires. Or il a hypothéqué pour deux ans les recettes pétrolières (110 milliards FCFA) et risque de ne pas bénéficier des recettes cacaoyères (329 milliards FCFA). Il peut toutefois bénéficier de fissures dans la communauté internationale et d’appuis de pays prêts à profiter des opportunités d’obtention de contrats ou de position diplomatique face aux Etats-Unis, à l’Union européenne et à la France.
De son côté, Alassane Ouattara a gagné la bataille diplomatique. Il veut gagner la bataille de l’asphyxie économique et financière. Il a la légitimité de la victoire électorale mais n’a pu mobiliser ses partisans dans la rue. Il a l’appui du Nord dont il est originaire et la stature d’un ancien premier ministre d’Houphouët-Boigny ainsi que celle d’un directeur adjoint du FMI. Il a la plus grande légitimité auprès de la communauté financière internationale pour redresser l’économie et les finances du pays. Mais il a été relativement absent, en dehors de déclarations verbales et n’a pu montrer sa posture de chef d’Etat étant dépendant de la protection de l’ONUCI. Il est resté enfermé dans son hôtel et ne pourra participer à la prochaine réunion de l’UA que par l’intervention des hélicoptères de l’ONUCI. Il bénéficie des Forces nouvelles (4000 hommes) pouvant recevoir des appuis africains. Il peut surtout bénéficier de l’assèchement économique et financier de Laurent Gbagbo du fait de l’affectation des comptes de la BCEAO ou du boycott des exportations du cacao et du café.
Quelles sont les perspectives, après près de deux mois d’impasse
?
Tout a été fait, jusqu’à présent, pour éviter le scénario du pire, celui de la guerre civile. Mais les médiations de la CEDEAO et de l’UA ont échoué comme prévu et les solutions diplomatiques ont montré leurs limites. Les sanctions de l’UE, de la Banque mondiale ou du FMI ainsi que les menaces de la CPI n’ont eu que peu d’impact. L’ONU a envoyé 2000 casques bleus supplémentaires et la force de la Licorne est aux aguets pour faire face à des violences et à protéger les populations. Les réunions des chefs d’Etat major de la CEDEAO continuent de faire planer la menace d’une intervention militaire.
Plusieurs scenarii sont possibles. Le départ de Laurent Gbagbo « à la haïtienne » paraît plus que jamais improbable. Une cohabitation à la zimbabwéenne ou à la kenyane a montré ses limites et la médiation d’Odinga mandaté par l’UA a échoué. Un affrontement entre les Forces nouvelles d’un côté et l’armée loyaliste appuyée par l’Angola et secondée par les mercenaires libériens de l’autre, présenterait des risques très élevés de guerre civile et aurait des coûts considérables non seulement pour la Côte d’Ivoire mais également pour la région. Il paraît impossible que la CEDEAO puisse mobiliser 20.000 hommes dont elle aurait besoin pour affronter les troupes fidèles à Laurent Gbagbo. Une opération ciblée éclair concernant Gbagbo de type Entebbe est peu réalisable du fait du système de protection assuré notamment par les Israéliens. Une partition du pays en deux conduirait à un retour à la case départ et entérinerait une opposition entre le Sud économiquement utile et le Nord enclavé.
Un coup d’Etat militaire est toujours possible même si Gbagbo contrôle les forces spéciales de sécurité. De nouvelles élections auraient pu être proposées par le Conseil constitutionnel mais on reviendrait à la case départ alors que les élections ivoiriennes ont été les plus chères que l’on ait connues dans le monde. Le clan Gbagbo propose un recomptage des voix alors que celui-ci a été plusieurs fois réalisé. De nouvelles élections partielles pourraient être envisagées dans les zones les plus litigieuses. L’étranglement économique et financier a des coûts élevés pour les populations mais il peut asphyxier le « système » Gbagbo. Les mouvements populaires ont été jusqu’à présent limités et ils demeurent très risqués vu le déploiement des armes mais ils peuvent se développer avec le non paiement des fonctionnaires, la flambée des prix notamment alimentaires et la montée du chômage. C’est par ces mouvements qu’Alassane Ouattara tirera sa forte légitimité.
Peu de pays ont autant mobilisé de financement et d’efforts de la communauté internationale pour sortir de la crise. Chacun sait qu’une crise durable ou des affrontements violents concerneraient toute l’Afrique de l’Ouest. Les défis à relever post-crise et conflit sont considérables. Si Alassane Ouattara l’emporte en définitive, il devra réaliser une pacification durable et une reconstruction économique avec l’adhésion de la population et pas seulement des appuis extérieurs
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