Les Afriques
Après un premier tour paisible, un débat télévisé d’entre-deux-tours serain entre Laurent Gbagbo et Alassane Dramane Ouattara, nous pouvions penser que la parenthèse ouverte en 2002 allait pouvoir se refermer. Mais tout est s’emballé, couvre-feu décrété le jour du deuxième tour, commission électorale indépendante mouvementée, déclaration par le président de la commission précipité dans un hôtel, par ailleurs QG d’Ouattara en présence de l’ambassadeur de France et des EU, favorable à la candidature de ce dernier, résultat annulé par le Conseil constitutionnel pour dépassement du délai de proclamation et annonce le lendemain de la victoire de Gbagbo.
Pourtant, la victoire de Ouattara n’apparaissait pas être une surprise après l’accord du deuxième tour avec son ancien ennemi, Henri Konan Bédié, l’inventeur du concept d’ivoirité qui avait permis de l’exclure de l’élection présidentielle de 1995. Le score de ces deux candidats au premier tour dépassait les 57 %. De même, si nous partons des résultats donnés par le conseil constitutionnel, l’écart donné entre les deux candidats est de 115 865 voix. Si nous tenons compte des scores (non contestés) obtenus par Ouattara au premier tour des départements dont les résultats ont été intégralement annulés (Bouaké, Khorogo, Ferkessedougou, Katiola, Boundiali, Dabakala et Seguéla), nous obtenons 416 740 voix de plus pour Ouattara, ce qui laisse une large marge. Il n’est donc pas étonnant que le Réseau des Observateurs Nationaux de l’Afrique Centrale et Occidentale (RONACO) ait confirmé le 24 décembre les résultats collectés par la Convention de la Société Civile Ivoirienne donnant la victoire à Alassane Dramane Ouattara.
Le plus inquiétant, outre les centaines de morts depuis la fin du scrutin, c’est le dangereux syllogisme qui se répand en Afrique. Les pays occidentaux, notamment les EU et la France, soutenaient la candidature de Ouattara. Jusqu’à présent, ces mêmes pays ne critiquaient guère les nombreuses élections non démocratiques du continent car les vainqueurs leur convenaient bien. Donc la victoire de Ouattara est forcément truquée. Par extension de la critique, la communauté internationale, et notamment l’ONU, est portée aux gémonies puisqu’elle soutient le même résultat que celui désiré par les EU et la France ! Certes, Nicole Sarkozy va dans le sens du syllogisme en s’impliquant personnellement, menaçant Laurent Gbagbo, lançant des ultimatums, et les soldats français de l’opération Licorne sont toujours présents en Côte d’Ivoire, sans être au minimum sous commandement de l’ONU. Ce n’est pas son rôle de décider en place de l’ONU, de l’Union africaine, de la CEDEAO. Le monde est habitué à ses rodomontades et son mépris de l’Afrique depuis son discours de Dakar, reprenant les thèses racistes de Hegel sur l’absence d’entrée de l’Afrique dans le cours de l’histoire.
Mais l’enjeu qui se joue en Côte d’Ivoire n’est pas le conflit entre l’Occident et l’Afrique, c’est l’unité africaine. Paradoxalement, tous les camps jouent la pièce de Huntington du clash des civilisations. Pour les occidentaux, Ouattara a l’avantage d’être membre de l’Internationale libérale et Gbagbo de l’Internationale socialiste. Un clivage gauche/droite ? Mais les électeurs ivoiriens ne se sont pas positionnés sur un clivage idéologique. D’autres avancent un clivage religieux entre un Nord majoritairement musulman et un Sud majoritairement chrétien, clivage plus ou moins recoupent un autre ethnique et à l’origine du concept raciste d’ivoirité. Tous les éléments seraient donc présents pour des conflits identitaires à la Huntington et d’autant plus qu’il n’y aurait pas de civilisation africaine, ou du moins digne de participer au clash des civilisations.
Or, si une reproche serait à faire à l’Occident, cela serait plutôt l’importation du concept d’État nation avec des frontières issues de la décolonisation qui au delà de séparer des familles en deux, voir plus, ont accéléré l’implosion des civilisations africaines. Ces cinquantaine années de post-décolonisation ont essentiellement été consacrées à la justification a posteriori de l’existence de nations ou d’infra-États. Il est loin le temps du Rassemblement Démocratique Africain et du panafricanisme avec Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire), Ahmed Sékou Touré (Guinée), Léopold Sédar Senghor (Sénégal), Modibo Keïta (Mali), Jean-Félix Tchicaya (Congo)… Aujourd’hui, les États africains s’enferment dans des singularités anhistoriques, et dans les pires des cas, s’inventent des particularismes mortifères. Pourtant, la civilisation africaine existe Des travaux initiaux de Cheikh Anta Diop à Joseph Ki-Zerbo et la multitude des travaux des African Studies, rappelent que l’Afrique a eu aussi ses grands empires : l’empire du Ghana (IVe-XIe siècle), l’empire du Mali, l’empire Songhaï, l’empire Zoulou, le royaume du Bénin, ceux d’Abyssinie… L’épopée de Soundiata Keïta ou les victoires des zoulous ont été racontées à des milliers de kilomètres de distance et de siècles de temps.
Cette histoire inconnue pour Huntington, le devient aussi pour nombre de politiques dans le monde et notamment en Afrique. On essaie de trouver des déterminants culturels pour expliquer la difficulté d’implanter des régimes démocratiques en Afrique ou expliquer des échecs. Mais pourquoi il y aurait une malédiction africaine qui empêcherait la démocratisation du continent ? Pourquoi l’Afrique ne connaîtrait pas la même dynamique qu’en Amérique Latine, continent qui a eu aussi de grands empires détruits par la colonisation, qui a subi l’ingérence des EU mais qui en 30 ans a réussi à presque éliminer toutes les dictatures, qui est capable de réaliser des alternances comme en Chili avec le retour de la droite, qui possède une organisation régionale, l’OEA capable de s’opposer à un coup d’État comme récemment en Équateur ?
L’Afrique doit sortir de cette malédiction. La fin de la crise ivoirienne est importante pour le monde entier. Elle peut éventuellement déclencher une dynamique démocratique. Cela prendra du temps mais il faut un début. Avant que Lula gagne au Brésil, les premiers présidents, à la sortie de la dictature militaire, étaient aussi très pro-américains mais élus démocratiquement.
Sortir de l’impasse de l’ivoirité est une des premières conditions, éviter le piège de l’alliance des « nationalistes » ivoiriens, des « anti-impérialistes », des « anti-occidentaux » africains en est une autre. Reconnaître le résultat des élections ivoiriennes est une première étape. La Côte d’ivoire, de part son positionnement géographique, sa pluralité ethnique, son histoire, est un enjeu qui dépasse les seuls ivoiriens.
Aminata Diagne enseignante à Paris
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