Le 3décembre 2010, le Conseil constitutionnel de la Côte d’Ivoire déclarait Laurent Gbagbo vainqueur de l’élection présidentielle, avec une majorité de 51,4%. Il avait pour cela annulé le scrutin dans sept départements tous très majoritairement favorables au challenger du président sortant, Alassane Ouattara, inversant ainsi le résultat du scrutin tel qu’il avait été préparé et validé par la Commission électorale indépendante (CEI), qui donnait Ouattara vainqueur avec un score de 54,10%.
En lisant attentivement la décision du Conseil constitutionnel, l’observateur indépendant que je suis ne peut s’empêcher de constater que celle-ci ne résiste pas à l’examen: les motifs donnés par les juges suprêmes ivoiriens sont entachés de graves et irrémédiables anomalies, en plus de l’énorme superficialité des arguments avancés et du caractère disproportionné des annulations par rapport aux irrégularités alléguées. Pour illustrer mon propos, je ne traiterai qu’une de ces anomalies, qui a suffi à elle seule à inverser le résultat du scrutin.
L’annulation des votes de sept départements est intervenue en réponse à une requête de Laurent Gbagbo. Celle-ci comportait de nombreux griefs, dont l’un concernait la « majoration des suffrages exprimés ». Voici comment le Conseil constitutionnel le présente :
« Considérant que le candidat GBAGBO Laurent a relevé une majoration de voix au profit du candidat OUATTARA Alassane et versé au dossier une fiche de recensement général des votes de la Commission électorale régionale de Bouaké; Qu’en effet, l’examen des procès-verbaux et le croisement des chiffres fait apparaître que le nombre total de voix obtenues par le candidat Ouattara Alassane dans la Vallée du Bandama s’élève à 244.471 voix;
Qu’en réalité, le candidat OUATTARA Alassane n’a obtenu que 149.598 voix, s’attribuant ainsi frauduleusement, avec la complicité de la Commission électorale régionale, 94.873 voix supplémentaires; »
Sur cettebase, le Conseil constitutionnel a annulé les résultats de trois départements de la Vallée du Bandama (Bouaké, Dabakala, Katiola) totalisant 240’484suffrages exprimés. Si ces suffrages avaient été pris en compte, Ouattara aurait été déclaré vainqueur avec une majorité de 50,75% au niveau national, même si l’on conserve les quatre autres annulations. Or, comme on va le voir, l’explication selon laquelle Ouattara se serait frauduleusement attribué 94’873 voix ne tient pas la route ! Notons tout d’abord que, dans sa requête, Laurent Gbagbo avait demandé l’annulation du deuxième tour du scrutin dans l’ensemble des cinq départements de cette région. Les juges n’ont toutefois pas donné suite à cette requête pour les départements de Béoumi et Sakassou,confirmant leurs résultats sans fournir d’explication.
Dans les trois départements annulés, Ouattara avait obtenu au premier tour 138’758 voix (57,82%). Bédié venait en deuxième avec 75’096 voix (31,29%) et Gbagbo en troisième avec 20’988 voix (8,75%), les autres candidats récoltant des miettes dont le total ne dépasse pas 2%. Ces résultats ont été entérinés par le Conseil constitutionnel.
Le candidat Bédié a recommandé à ses électeurs de reporter leur suffrage sur Ouattara au deuxième tour. Globalement, ce report s’est très bien effectué, puisqu’en moyenne nationale près des trois quarts (74%) des électeurs n’ayant pas voté au premier tour pour Gbagbo ou Ouattara ont apporté leur suffrage à ce dernier au deuxième tour. Ce chiffre connaît certes des variations locales. Il est ainsi de plus de 80% dans les départements où, au premier tour, Bédié et Ouattara réunis avaient récoltés plus de voix que Gbagbo, et est moindre dans les autres départements, tout en restant en moyenne au dessus de 60%.
Ce qui est important pour notre propos est que dans les 50 départements où Bédié et Ouattara ont réunis plus de voix au premier tour que Gbagbo, le report des voix de Bédié est partout largement favorable à Ouattara. En ce qui concerne la Vallée du Bandama, mise en cause par la requête de Gbagbo, les résultats provisoires de la CEI montrent que le report a été massif – Béoumi : 83%; Bouaké: 86%; Dabakala: 99%; Katiola: 93%; et Sakassou 89%. Dans les trois départements de cette région dont le scrutin a été annulé par le Conseil constitutionnel, les résultats provisoires montrent un report des voix de 88%, pratiquement identique au report observé dans les deux autres départements (Béoumi et Sakassou), dont les résultats ont été entérinés par le Conseil constitutionnel. Ces résultats sont donc parfaitement compatibles entre eux et ne révèlent aucune anomalie, alors qu’une irrégularité aussi massive que celle énoncée par le Conseil constitutionnel ne pouvait passer inaperçue.
Par contre- et là les choses se corsent ! -si on prend pour argent comptant l’explication d’irrégularité dans ces départements, et que l’on corrige les résultats en réattribuant à Gbagbo les 94’873 voix « frauduleusement » accaparées par Ouattara, on obtient une situation totalement aberrante. En effet, dans les trois départements annulés, selon le Conseil constitutionnel, Ouattara n’aurait eu que 114’884 voix au deuxième tour (contre 125’600 à Gbagbo), alors qu’il en avait eu 138’758 au premier (contre 75’096 à Bédié et 20’988 à Gbagbo).
Un phénomène tout à fait exceptionnel se serait donc produit dans ces trois départements : non seulement les électeurs ayant voté pour Bédié auraient tous reporté leur voix sur Gbagbo, mais encore, près de 24’000 d’entre ceux qui avaient voté pour Ouattara auraient changé d’avis et lui auraient préféré le candidat Gbagbo au deuxième tour. On observerait alors dans ces trois départements un report négatif des voix de -30% sur le nom d’Ouattara (pour 100 électeurs ayant voté pour Bédié au premier tour, 130 auraient porté leur choix sur Gbagbo au second, incluant 30 désaffections d’électeurs ayant voté pour Ouattara au premier tour). Alors que partout ailleurs, c’est–à-dire dans les 78 autres départements, le report des voix est largement positif pour Ouattara – la moyenne nationale étant, comme nous l’avons vu, 74%.
Il y a encore une autre aberration, tout aussi irrémédiable: après un premier tour où il était très minoritaire, avec seulement 8,75% des voix, le candidat Gbagbo serait arrivé à renverser la vapeur et à prendre la tête du scrutin avec une avance de plus de 10’000 sur son rival, dans ces trois départements au cœur d’un fief acquis à Ouattara!
Les explications du Conseil constitutionnel ne résistent donc pas à l’examen: c’est l’irrégularité dénoncée dans cette région qui est irrégulière, puisque sa correction nous éloigne d’une situation cohérente et vraisemblable et entraîne des anomalies impossibles à réconcilier avec la réalité. Comment le Conseil constitutionnel en est-il arrivé là ? Si l’on exclut la grossière mauvaise foi, il ne reste qu’une seule explication plausible: les documents transmis au Conseil constitutionnel par Gbagbo étaient erronés! Quand on constate un «croisement des chiffres» comme l’a fait le Conseil constitutionnel, on compare deux documents. Il faut rester ouvert à la possibilité que l’erreur à la source de l’inversion provienne de l’un ou de l’autre des ces deux documents. Les juges constitutionnels ont sans doute conclu trop précipitamment que c’était le document de la Commission électorale qui était fautif – le déclarant même frauduleux. Ils étaient probablement soumis à une pression énorme pour en arriver là, car ils n’ont même pas cherché à donner à leurs explications le verni de la vraisemblance: dès qu’on la confronte avec les chiffres, l’anomalie est frappante.
Je ne m’étendrai pas sur les autres griefs de Gbagbo pris en compte par le Conseil constitutionnel pour annuler partiellement les résultats du deuxième tour de l’élection présidentielle. J’observerai seulement que l’exemple que je viens de traiter en détail permet de supposer que les éléments de preuve retenus par les juges constitutionnels étaient loin d’être inattaquables. Ceci jette un doute sur l’ensemble de leur décision. En particulier, la décision de proclamer Laurent Gbagbo président devient dénuée de fondement. Comme nous l’avons vu plus haut, l’annulation du scrutin dans les trois départements de la Vallée du Bandama n’a tout simplement pas de sens: elle repose au mieux sur une erreur. Sans cette annulation, c’est le candidat Alassane Ouattara qui emporte l’élection. La communauté internationale le reconnaît comme le président légitimement élu de Côte d’Ivoire. Avec raison.
Pascal Diethelm
Note : Tous les chiffres bruts utilisés dans le présent article proviennent des résultats provisoires du premier et du deuxième tour de l’élection présidentielle publiés par la Commission électorale indépendante. Les chiffres dérivés viennent de mes calculs. J’ai pour cela saisi toutes les données contenues dans les résultats provisoires de la CEI et écrit un programme informatique en PHP pour exécuter les calculs et les présenter sous la forme de tableaux.
Note2: Documents dont il est fait usage dans cet article:
•Commission électoral indépendante – Élection du président de la république – Premier tour – Scrutin du 31 octobre 2010
•Commission électoral indépendante – Élection du président de la république – Deuxième tour – Scrutin du 28 novembre 2010
•Conseil constitutionnel de Côte d’Ivoire – Décision N° CI-2010-EP-34/03-12/CC/SG Portant proclamation des résultats définitifs de l’élection présidentielle du 28 novembre 2010
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