Le 2 mai 2010, à la clôture de la fête de la liberté organisée par le Front Populaire Ivoirien (FPI), le Président Gbagbo a prononcé un discours dont un passage ne manquait pas d’interpeller. En effet, il affirmait que la vision en politique ne servait à rien car la politique, selon lui « c’est mettre le pied droit devant le pied gauche, puis le pied gauche devant le pied droit et ainsi de suite. » Les militants du FPI répétaient alors en cœur « le pied droit devant le pied gauche puis le pied gauche devant le pied droit ». Cette bonne humeur dissimulait pourtant une faille importante dans les choix de leur leader. Le fait de naviguer à vue a contribué à conduire le pays dans la violence et l’enlisement consécutifs à un processus électoral bâclé alors même que le thème de la 20ème fête de la liberté était : «Gagner les élections pour une Côte d’Ivoire libre indépendante et souveraine. »
En Afrique et singulièrement en Côte d’ivoire, les intellectuels sont souvent marginalisés en politique. On entend volontiers dire « celui là est un penseur. Ah ! C’est un théoricien ! » Sous entendu que ce sont des gens ennuyeux qui se gargarisent de concepts et d’idéaux qui circulent en milieu fermé dans des salons et des salles de conférence pour parfois finir imprimés dans des ouvrages n’intéressant qu’un petit cercle d’intellectuels. La « vraie » politique, quant-à elle, aurait une dimension plus pratique directement utile aux populations. La confusion politique actuelle montre pourtant que loin d’être un luxe, la vision en politique est non seulement nécessaire mais, dans le cas ivoirien, elle aurait permis de limiter, voire d’éviter les conflits, les violences et même les morts. En effet, même sans être grand visionnaire, si Laurent Gbagbo avait, comme le prévoyait d’ailleurs l’accord politique de Ouagadougou (APO), appliqué le programme de désarmement dans les zones occupées du Nord, les violences et les intimidations n’auraient pas faussées le scrutin et les observateurs de tous clans auraient osé faire leur travail normalement, ce qui aurait limité et clarifié les contestations. Le redéploiement de l’administration aurait œuvré dans le même sens. Quant au centre de commandement intégré, prévu toujours dans l’APO, sa création effective aurait certainement évité les récents affrontements sanglants entre les Forces de défense nationales et les Forces Nouvelles aux abords de l’hôtel du Golf. Des visionnaires avaient pourtant alerté les décideurs sur le danger de ces négligences qui pourraient s’avérer fatales mais ces deniers ont préféré rejeter ces conseils émanant de trouble-fêtes jugés trop pointilleux. Cette attitude évoque celle de l’autruche qui s’enfouit la tête dans le sable lorsqu’elle a peur, ce qui lui évite de voir la menace réelle. De même, la partialité de la Commission électorale indépendante ne pouvait être une surprise pour Laurent Gbagbo, au même titre que la composition du conseil constitutionnel ne pouvait surprendre Alassane Ouattara qui a accepté d’aller aux élections dans ces conditions sans même contester le fait que ce conseil soit le seul habilité à proclamer les résultats définitifs du scrutin.
Aujourd’hui, soudainement, tous deux nient la légitimité de l’institution dont la composition ne leur était pas favorable. La partialité de l’ONUCI dans le conflit ivoirien ces dernières années avait été soulevée par des intellectuels ivoiriens qui avaient décortiqué des rapports de cette organisation mettant clairement en évidence son parti pris mais ce n’est que lorsque M. Choi a proclamé brutalement un résultat sans même daigner engager un dialogue, alors même que l’ONU n’avait qu’une mission de supervision, que tout le monde a crié au loup. Aujourd’hui, les véhicules de l’ONUCI sont brulés dans les rues et tout le monde semble s’étonner. C’est un peu tard pour mettre en place une stratégie. La politique sans vision fait un peut penser à Saint Thomas qui ne croyait que ce qu’il voyait. Certains intellectuels ont, par exemple, longtemps défendu le franc CFA comme étant une monnaie de stabilité pour la zone franc. Avec cette crise, prenant conscience de manière concrète des limites de la liberté monétaire en Côte d’Ivoire, ils s’insurgent et veulent créer dans l’urgence une monnaie nationale alors que le contexte troublé du pays rend pour l’heure ridicule une telle initiative. Pourtant, ceux d’entre eux qui depuis des années prônent des réformes du système étaient hier marginalisés et considérés comme les caciques du pouvoir, des trouble-fêtes idéalistes. L’essentiel était de mettre le pied droit devant le pied gauche sans faire de vague pour ne prendre aucun risque. Être visionnaire permet tout simplement d’identifier les probables futurs blocages de manière à les affronter et à les traiter avant qu’ils ne deviennent indissolubles et ne fassent souffrir inutilement les populations. Être visionnaire c’est être responsable et travailler assidument, analyser et réfléchir à des stratégies visant le bien être collectif plus que des petits intérêts personnels. Dans cette phase aigue de la crise que doit faire le visionnaire ? Certains diraient : proposer des solutions de sortie de crise. Pourtant, à ce stade de blocage, toute proposition de sortie de crise sera médiocre dans ce contexte chaotique. On pourra, au mieux, sauver les meubles pour les 5 prochaines années puisque les murs sont trop profondément fissurés. La gestion immédiate de la situation ne relève plus de la vision mais fait appel à la raison, à l’humanisme et à l’humilité des politiciens qui ont construit ce chaos de manière à limiter drastiquement les souffrances des populations. Le travail du visionnaire aujourd’hui est de réfléchir à des stratégies pour éviter que dans 5 ans, à la prochaine échéance électorale, la Côte d’Ivoire se retrouve dans les mêmes difficultés. Pourtant, si aujourd’hui il parle de limitation du pouvoir des dirigeants défaillants à travers un régime parlementaire, on dira qu’il est ennuyeux car il y a d’autres priorités. S’il propose de préciser les droits de propriété, d’accroitre les libertés individuelles, de favoriser l’entreprise privée et l’économie de marché, on lui demandera de revoir sa copie car pour l’heure, on doit partager les postes du futur gouvernement d’union et que c’est le plus important. On lui dira que les libertés sont un concept d’intellectuel qui n’est pas la priorité du pays actuellement. Pourtant, c’est la seule voie qui permettrait à la Côte d’Ivoire d’avancer sur la voie du progrès et de sortir de cette logique d’enfermement qui donne à l’état tous les pouvoirs et aux populations l’obligation de payer les pots cassés. Etienne de la Boétie, écrivain français, disait « Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux ». Seule la voie de la liberté permettra aux populations de se relever et de prendre en main leur propre destin sans attendre l’avènement hypothétique d’un leader charismatique qui pourrait enfin œuvrer dans leur intérêt. Le travail du visionnaire aujourd’hui est de promouvoir, avant tout, la voie du libéralisme pour un nouveau départ du pays et pour prévenir les futurs conflits qui ne manqueront pas de ponctuer la vie du pays si ce statu quo était perpétué. Ce travail, le visionnaire se doit de le commencer dès aujourd’hui car demain, il sera déjà trop tard.
Gisèle Dutheuil, analyste d’Audace Institut Afrique –
http://www.audace-afrique.com
Avec L’intelligent d’Abidjan
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