Recueilli par Sabine Cessou (Abidjan)
Liberation.fr
Que redoutez-vous le plus aujourd’hui? Les deux candidats étant presque à égalité, un affrontement entre communautés est à redouter. Notre plus grosse crainte porte sur la réaction des Malinkés, qui soutiennent Alassane Ouattara, mais aussi des Baoulés, l’ethnie de Henri Konan Bédié (rallié au second tour à Ouattara). Ceux qu’on appelle les Dioulas, un terme générique qui englobe toutes les ethnies du nord, sont majoritaires dans beaucoup de localités de Côte d’Ivoire, même au sud. Si les Malinkés se sentent agressés, qu’ils se donnent le mot et se mettent à se défendre, localité après localité, il peut y avoir un effet de contagion, avec les canaux de diffusion des rumeurs, les SMS notamment.
Vous attendiez-vous à cette crise avant l’élection? Plus ou moins. Il faut voir comment la Commission électorale indépendante (CEI) a été composée, avec des politiciens concurrents placés en position d’arbitres. La société civile avait demandé que les politiciens ne tiennent pas les leviers mais soient seulement observateurs. Elle a été boutée hors de la CEI. Le Conseil constitutionnel est présidé depuis août 2009 par Paul Yao N’Dré, un ancien ministre de l’Intérieur de Laurent Gbagbo et son directeur de campagne dans la région de Divo. Il a fait la courte échelle à son candidat.
Par quel sentiments sont animés les jeunes pro-Gbagbo? Ils sont persuadés que s’ils sont au chômage, c’est la faute à la rébellion nordiste de 2002. On leur fait savoir que la rébellion est responsable, s’ils sont confinés à gérer des cabines téléphoniques et des petits commerces. Si vous venez téléphoner et que vous tenez certains propos, ils sont connectés à des cellules de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci), elle-même connectée à des cellules de la sécurité. N’importe quel jeune, dans n’importe quel quartier, peut vous obliger à prendre la fuite en prétendant que vous avez des armes chez vous.
La neutralité est-elle possible en Côte d’Ivoire? C’est très difficile, il n’y a que deux voies. Notre structure comprend 58 sections sur tout le territoire et chaque fois que je parle, je pèse mes mots. Je sais que je mets ma vie en danger, comme celle de mes militants. Les gens ne sont pas d’accord: si je dis, par exemple, qu’il faut reprendre les élections, je pense ne faire de tort à personne. Mais on m’accuse d’être d’un bord ou de l’autre. Quand j’ai dit à la Radio-télévision ivoirienne (RTI) après le second tour que le couvre-feu est une mesure de restriction des libertés, alors qu’on devrait célébrer la démocratie, on m’a accusé d’être du Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP). Quand je déclare être opposé à une intervention armée extérieure en Côte d’Ivoire, on me dit que je suis de La majorité présidentielle (LMP). Je condamne la violence et les morts. J’interpelle, j’exhorte, je n’ai pas d’autre moyen.
Que penser de la commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme mise en place jeudi dernier par Laurent Gbagbo? Je salue cette initiative car je souhaite que les violations cessent. Mais on va encore m’accuser d’être RHDP, si je dis que nommer quelques étrangers, trois des sept membres de la commission, ne suffit pas à la rendre internationale. Au lieu de nommer lWilly Rubeya, avocat au barreau du Burundi, Robert Charvin, professeur de droit à Nice et Jean Martin M’Bemba, ancien ministre du Congo Brazzaville, il aurait fallu associer des structures internationales de défense des droits de l’homme.
Y a-t-il de la haine en Côte d’Ivoire? Oui, surtout contre les populations du Nord. Sur les marchés, des femmes gouros refusent de vendre des produits à des femmes dioulas. En ce qui me concerne, je porte un nom du nord, mais ma mère est du centre et mon épouse du sud. Je ne peux pas m’en tenir à des considérations ethniques. J’enseigne à l’université, et une collègue m’a dit un jour: «Quand est ce qu’on va tuer tous les Dioulas?» Je lui ai répondu que j’en faisais partie. Elle m’a dit qu’elle ne me comptait pas dedans, parce que je suis chrétien. C’est compliqué! Aujourd’hui, des voisins marquent des maisons avec les lettres D ou B, pour Dioula ou Baoulé, afin que ceux qui font le sale travail ne puissent pas se tromper. Sur certaines portes, on trouve parfois l’inscription «C’est maïs». Cette expression vient du jargon militaire, mais elle est devenue un slogan de Gbagbo: «En face, il n’y a rien, c’est maïs!». Le maïs n’inspire pas la peur, il est fait pour être croqué.
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