Afrique – Quand la presse ivoirienne se fait un sang d’encre

Par Vincent Hugeux | lexpress.fr

Outrances, injures, rumeurs: on savait que la vérité est la première victime de toute guerre; les médias en sont donc la deuxième. Revue de presse abidjanaise.

Dans les périodes de crise aiguë, la lecture matinale des quotidiens ivoiriens s’apparente à un exercice parfois cocasse, souvent éprouvant, toujours instructif. Pour preuve, la revue de la presse de ce lundi 10 janvier. Le hasard, qui n’existe pas, fait bien les choses: parmi les onze titres cueillis cette fois dans un kiosque du centre d’Abidjan, cinq roulent pour le chef de l’Etat sortant Laurent Gbagbo, toujours maître du palais présidentiel, et autant en faveur de l’élu du 28 novembre, Alassane Dramane Ouattara, alias ADO. Quant au dernier, L’Inter, il peut se prévaloir d’une très méritoire neutralité. Au point de consacrer sa page 2 à une analyse équilibrée des erreurs tactiques commises par les deux caïmans du marigot abidjanais.

La palme de l’outrance partisane revient haut la main au Temps, l’un des journaux édités par l’agence de communication Cyclone, que dirige Nady Bamba, la seconde épouse de Gbagbo. ADO ayant imprudemment prophétisé la chute imminente, « tel un fruit pourri », du leader bété, le secrétaire général de la rédaction intitule finement son édito « Pourriture ». Sa chute flétrit « des propos infectés qui ne peuvent que venir d’un corps en putréfaction avancée. » Chers lecteurs, à vos pince-nez.

L’article voisin puise son encre aux sources de l’hyperbole assassine. Il y est question des « parrains mafieux tapis dans l’ombre », qui « financent à coups de milliards le massacre des Ivoiriens. » Plus loin, le trafiquant d’armes russe Viktor Bout devient , sous la plume de l’auteur, « Victor Bolt », homonyme improbable d’un fameux sprinter jamaïcain. Une coquille, sans doute. A l’instar de l’à-peu-près qui conduit le Ghana et la Gambie à se « désodoriser » -au lieu de se désolidariser- des va-t-en-guerre.

Plus fort que le pince-nez, la bombe aérosol. En page 6, Le Temps élève la validation par l’Onuci, mission des Nations unies en Côte d’Ivoire, de la victoire électorale de Ouattara au rang de « 3e grande manipulation mondiale de l’Onu », juste après le carnage imputé en 1990 aux envahisseurs irakiens dans une maternité de Koweït-City et la fiole bactériologique brandie à la tribune par Colin Powell, alors secrétaire d’Etat américain.

En vis-à-vis, on apprend qu’ADO s’apprête à braquer la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et qu’une cohorte de rebelles nordistes et de mercenaires burkinabés, parrainés par le dispositif français Licorne et convoyés par la « logistique onusienne », attaquera Abidjan avant le 22 janvier. Vient ensuite le plan détaillé de l’assaut, truffé de « dit-on », de conditionnels et de « sources concordantes » jamais identifiées.

Tout est bien qui finit bien: le papier décrit par le menu la fuite en Zodiac, « par voie fluviale », d’un ADO en déroute. Et tant pis si, au même instant, une trentaine de tireurs d’élite « d’origine américaine », perchés sur le toit de la résidence de l’ambassadeur de France, s’apprêtent à enlever Laurent Gbagbo.

Serait-ce tout? Mais non. En page 8, un scoop planétaire: dans la région de Duékoué, endeuillée depuis le 3 janvier par de violents affrontements intercommunautaires, l’Onuci recrute des gamins de dix ans, aussitôt lestés d’une kalachnikov. L’un d’eux « témoigne » dans un français étonnamment châtié: il évoque « la crise post-électorale qui a dégénéré dans le département », avant d’énoncer cette formule d’une maturité linguistique confondante: « Quelle n’a été notre surprise de voir… » Les incrédules en seront pour leurs frais: après « recoupement », le reporter du Temps, nomme Pierre Legrand -c’est beau comme un pseudo- tient à confirmer la « véracité » du récit.

La presse pro-Ouattara pas plus objective

Organe du Front populaire ivoirien (FPI), le parti fondé dans la clandestinité par Gbagbo, Notre Voie éreinte à longueur de (cinquièmes) colonnes les Etats-Unis, la France et le « machin » onusien. On y apprend que « des services de renseignement français révèlent des mouvements suspects de militaires convoyés par la France » via Dakar (Sénégal). A qui se fier? Tout comme celui de Notre Voie, les directeurs de Fraternité-Matin et du Quotidien d’Abidjan, accusés d' »incitation à la haine et à la violence », figurent sur la liste des 59 personnalités visées par les sanctions de l’Union européenne. Le dernier titre cité dénonce pourtant un « vrai drame humanitaire »: celui que vivent maints cadres de l’équipe Ouattara, « retenus en otages » à l’Hôtel du Golf, quartier général de l’élu sans trône ni palais, et « prêts à se soulever contre leurs bourreaux. »

La presse hostile au gourou du FPI ne brille pas davantage par sa retenue ou son discernement. Au détour d’une brève, Le Nouveau Réveil avance que Gbagbo fait creuser un tunnel « pour aller au Golf Hotel aux fins d’en déloger ses adversaires en les faisant sauter à la dynamite ». Chantier confié il va de soi à une entreprise chinoise.

En dessous, et en vertu d’une insolite symétrie, ce journal se fait l’écho de rumeurs selon lesquelles le clan Gbagbo envisagerait lui aussi -ça va faire du monde- de braquer l’agence abidjanaise de la BCEAO, histoire de payer les fonctionnaires, puis accuse un sous-préfet fidèle au régime de facto d’enrôler des mineurs.

Dévoué à Ouattara, L’Expression décrit d’étranges sessions de prières orchestrées dans la résidence présidentielle de Cocody, à la lueur de bougies tantôt rouges, tantôt blanches, dans une salle tapissée des murs au plafond de portrait à l’effigie de Ouattara. « De nombreux prêtres coptes, vaudous, indous (sic) et africains, lit-on, prennent part à ces séances sataniques. »

On l’aura compris: rien de plus rébarbatif que de s’astreindre à lire l’intégrale de la presse du cru. Ah si, quand même: regarder de bout en bout le journal de 20h00 de la RTI, la Radio-télévision ivoirienne. Un de ces jours, on vous racontera.

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