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Par Michel Henry Bouchet, directeur de la stratégie-North Sea Global Equity Management Fund, professeur de finance à la Skema Business School
Autrefois pôle de stabilité régionale, la Côte d’Ivoire est aujourd’hui victime d’un naufrage assuré par le cynisme politique d’un pouvoir qui refuse le verdict des urnes. La dérive ivoirienne, démocratique, ethnique et socio-économique, s’est largement illustrée depuis le coup d’Etat de décembre 1999. Un an plus tard, Laurent Gbagbo gagnait des élections très contestées, sur fond d' »ivoirité » destinée à éliminer son rival, Alassane Ouattara.
Au lendemain de l’accord de réconciliation de Marcoussis, en 2003, le président Gbagbo semblait hésiter entre la tentation historique de réaliser les conditions d’une stabilité politique pluriethnique en Côte d’Ivoire, en s’effaçant au terme d’une brève transition, et celle de déclarer « Gbagbo ou chaos ». Le report des élections lui avait permis de gagner du temps et de consolider son pouvoir, face à une opposition divisée et à une opinion internationale mise devant le fait accompli. Aujourd’hui, avec ce qui s’apparente à un véritable putsch au lendemain de l’élection présidentielle, la réalité ivoirienne est Gbagbo et chaos.
Un pays d’un tel poids géopolitique et économique ne peut impunément sombrer dans la guerre civile sans le payer par une décennie de développement perdu. La Côte d’Ivoire ne pouvait tomber plus bas. En dix ans, le pays a reculé sur presque tous les fronts. Son classement international de corruption a chuté de moitié entre 2002 et 2010, passant de 71e à 146e, moins bon que le Zimbabwe. Le volume total des dépôts privés ivoiriens dans les banques internationales, un indicateur-clé de fuite des capitaux, atteint aujourd’hui 1 milliard de dollars, autant que toutes les créances des banques sur le pays, un ratio que seuls quelques pays en déshérence politique et économique connaissent. En résumé de ce marasme, l’indice de développement humain de l’ONU a reculé dans les derniers rangs de la communauté internationale, avec une espérance de vie d’à peine 58 ans.
Mauvaise gouvernance
Si la Côte d’Ivoire a ainsi perdu une décennie de développement, ce n’est pas « la faute à la globalisation ». Les prix des matières premières que le pays exporte ont été très favorables (sans mentionner les exportations illégales d’ivoire). Les créanciers du Club de Paris, avec une myopie complaisante, ont accepté d’annuler ou de rééchelonner la plus grande partie de la dette ivoirienne, en mai 2009, lui accordant un traitement réservé aux pays les plus performants en matière de réformes socio-économiques.
Non. La raison profonde du marasme ivoirien tient d’abord à sa mauvaise gouvernance, qui se traduit par la défiance des investisseurs comme des ressortissants. Ainsi, la fuite des capitaux est une manière indirecte pour les résidents de voter quand on leur refuse la démocratie chez eux, en plaçant alors leur patrimoine hors des frontières. Les flux d’investissement direct étrangers stagnent depuis dix ans sous celui que l’île Maurice vient de dépasser. La Côte d’Ivoire représente ainsi à fin 2010 « l’ancienne Afrique » avec un mélange caricatural de corruption, de violence ethnique et de mépris pour la démocratie, le dos tourné à la globalisation.
Deux voies s’ouvrent alors, celle d’une dérive à la zaïroise (une « Yougoslavie subsaharienne », avions-nous déjà pronostiqué), ou bien une reprise en main de son destin par une population réconciliée autant par l’instinct de survie que par une solidarité retrouvée pour exiger le respect des urnes et l’Etat de droit. Le président mal élu et non réélu a laissé passer une occasion historique d’effacer des turpitudes passées en assurant enfin une transition démocratique. Aujourd’hui, c’est la conjonction d’une pression internationale sans faille et d’une exigence politique nationale qui peut mettre un terme à cette décennie perdue.
Sartre écrivait à propos de Céline, à l’issue de la guerre : « Si Céline a pu soutenir de telles thèses, c’est qu’il était payé . » On ne peut que s’interroger sur les motivations d’avocats en fin de carrière, d’hommes politiques marginalisés et d’universitaires- politologues à soutenir encore un régime discrédité et kleptocrate : à combien de morts s’arrête le déshonneur ?
Michel Henry Bouchet, directeur de la stratégie-North Sea Global Equity Management Fund, professeur de finance à la Skema Business School
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