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Une tribune de Gilles Olakounlé Yabi, économiste et analyste politique indépendant
Pour ceux qui ont suivi les développements de la crise politique et du conflit armé en Côte d’Ivoire sur la longue durée, et ne sont mus ni par une franche antipathie pour l’historien populiste Laurent Gbagbo ni par une sympathie béate pour l’économiste mondain Alassane Ouattara, encore moins par une quelconque perception angélique des Forces nouvelles de Guillaume Soro, l’identité des responsables de l’actuel pourrissement de la situation ne fait aucun doute. Mais ceux qui doivent en être convaincus, ce sont les citoyens ivoiriens qui ont voté pour Gbagbo le 28 novembre dernier, qui continuent à le soutenir aujourd’hui et qui se laissent abuser par les programmes de propagande de la Radio télévision ivoirienne (RTI). Ces Ivoiriens-là qui constituent une grosse minorité ne méritent ni diabolisation ni mépris condescendant. Il est urgent de les convaincre qu’ils sont en train de creuser la tombe de la Côte d’Ivoire qu’ils aiment tant.
Le second tour d’une élection présidentielle préparée pendant cinq ans a été organisé le 28 novembre dernier. Les conditions de la tenue de ce scrutin – notamment la présence de deux forces armées ivoiriennes sur le territoire – n’étaient certes pas idéales mais tous les acteurs politiques ont convenu de solliciter les suffrages de leurs concitoyens dans ces circonstances et sur la base d’une série de compromis imparfaits comme c’est le cas dans tout processus de paix. Sur le plan de l’organisation technique et logistique et des dispositifs visant à garantir la sincérité des résultats, l’élection censée sortir la Côte d’Ivoire de la crise a été l’une des plus crédibles du sous-continent subsaharien.
La certitude de la défaite et du coup de force institutionnel
Le président sortant Laurent Gbagbo en tête à l’issue du premier tour a perdu au second essentiellement parce qu’il a réuni contre lui le Rassemblement des Républicains (RDR) d’Alassane Ouattara outrageusement dominant dans les régions du nord du pays et le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) de Henri Konan Bédié solidement implanté dans les régions du centre et de l’est. On peut disserter à longueur de journée sur l’inconséquence du vote régionaliste et ethnique et estimer que le candidat Gbagbo a été victime du poids démographique relativement faible de son électorat « captif » naturel lié à sa région d’origine et aux solidarités ethniques. Le fait est que les électeurs ivoiriens ont fait chacun un choix et que leurs suffrages agrégés ont donné une nette majorité de 54 % à Alassane Ouattara.
Mais on ne peut balayer du revers de la main les plaintes déposées auprès du Conseil constitutionnel par le candidat donné perdant, Laurent Gbagbo. Faisons l’hypothèse hautement improbable qu’une vaste obstruction des électeurs favorables au président sortant dans sept départements du nord et du centre ait permis à Ouattara d’écraser son adversaire au second tour, comme ce fut déjà le cas au premier. L’article 64 du code électoral ivoirien en vigueur est d’une inattaquable limpidité. Il prescrit l’annulation de l’élection en cas d’irrégularités de grande ampleur susceptibles de modifier le résultat final du scrutin et l’organisation d’une nouvelle élection dans les 45 jours. En aucun cas, il ne permettait au Conseil constitutionnel d’annuler les suffrages de près de 600 000 électeurs, de refaire les calculs et d’inverser sur cette base le résultat final du scrutin. La décision du Conseil constitutionnel était donc grossièrement illégale.
L’argument définitif du camp Gbagbo consiste au fond à asséner que le Conseil constitutionnel parce qu’il est le juge ultime de l’élection présidentielle peut déclarer président qui il veut et n’a de comptes à rendre à personne même lorsqu’il viole outrageusement la loi. Un argument imparable qui a reconduit Laurent Gbagbo à la tête d’une Côte d’Ivoire qui se rapproche dangereusement en cette fin d’année 2010 d’une déliquescence absolue et d’une sale guerre civile, celle qu’acteurs nationaux, régionaux et internationaux pensaient avoir finalement conjurée.
L’efficacité de la diversion nationaliste
Les programmes diffusés par la télévision publique ivoirienne complètement contrôlée par le camp de Laurent Gbagbo depuis le lendemain de l’élection sont aussi ahurissants que redoutablement efficaces auprès d’une large frange d’une population jeune qui n’a connu que le marasme économique, la crise éducative et l’écroulement de tous ses repères depuis une vingtaine d’années. Elle est réceptive au discours des pseudo-intellectuels qui défilent sur les plateaux de la RTI pour leur expliquer que Gbagbo est victime d’un complot international parce qu’il est le seul authentique combattant de l’indépendance politique et économique de la Côte d’Ivoire et l’unique rempart contre le chouchou de « l’étranger », le président élu Alassane Ouattara.
La rhétorique nationaliste porte au-delà des frontières ivoiriennes, et jusque dans les maquis de plusieurs villes d’Afrique de l’ouest et même du centre. Pro et anti-Gbagbo Camerounais se sont violemment affrontés dans des bars de Douala. Comme à Paris où ce sont des Ivoiriens des deux bords politiques qui n’hésitent plus à régler leurs comptes au couteau. Les uns s’insurgent contre la volonté de la France et des grandes puissances d’imposer un président à la Côte d’Ivoire. Les autres rappellent que ce sont les Ivoiriens qui ont majoritairement accordé leurs voix à Ouattara le 28 novembre dernier. Les invités spéciaux de la RTI ont eux depuis longtemps relégué l’élection au second plan. Ils ne parlent que de néocolonialisme, de manque de respect pour les dignes institutions ivoiriennes, de lutte pour l’indépendance totale de l’Afrique et du courage exceptionnel de celui qui l’incarne à leurs yeux, Laurent Gbagbo.
La réalité est plus prosaïque. Un président sortant a perdu une élection avec un score honorable de 45 % et a refusé de l’accepter. Contrairement à un Robert Mugabe au Zimbabwe et à un Mwaï Kibaki au Kenya, le hold-up électoral de Gbagbo a été perpétré dans un pays qui a connu une guerre civile doublée d’une division du territoire et pas seulement une crise politique. C’est pour cela qu’une opération de maintien de la paix est présente en Côte d’Ivoire depuis 2004 et que le chef de cette mission a reçu du Conseil de sécurité un mandat de certification de toutes les étapes du processus électoral. Les partisans de Laurent Gbagbo font semblant de découvrir que l’élection présidentielle de cette année n’était pas une élection normale dans un pays en paix. En trois semaines, la stratégie de tension soigneusement mise en œuvre a radicalement approfondi le fossé d’incompréhension et de méfiance entre sympathisants présumés respectifs de Ouattara et de Gbagbo dans tous les quartiers d’Abidjan et du reste du pays.
L’obsession du suicide
L’odeur de la mort est de retour dans un pays qui était promis au redécollage économique en cas d’élection incontestée d’un président, qu’il s’appelât Gbagbo, Ouattara ou Bédié, suivie d’élections législatives, départementales et locales qui auraient permis de recaser une bonne partie des élites ivoiriennes de tous bords. Est-ce en replongeant son pays dans une crise désormais inextricable que Laurent Gbagbo et son clan favorisent-ils la deuxième indépendance de la Côte d’Ivoire ? Est-ce en reportant de cinq ou dix ans supplémentaires la relance de l’économie du pays et de la région qu’ils œuvrent à la « libération » totale de l’Afrique du joug des puissances étrangères ? Est-ce en faisant prononcer des décisions ridicules par la plus haute juridiction de leur pays qu’ils feront respecter les institutions des États africains souverains par les donneurs de leçons de l’Occident ?
La situation postélectorale de la Côte d’Ivoire est extrêmement grave. La polarisation de la société ivoirienne savamment provoquée et exaltée par les propagandistes des médias publics et le ministre de la « rue » promu ministre de la Jeunesse de Gbagbo rend la perspective d’une « explication finale » plus crédible que jamais. Pour de nombreuses familles, l’heure du deuil a déjà sonné. Faut-il absolument que la Côte d’Ivoire cède à la tentation de la guerre civile totale pour que toutes ses élites politiques et militaires comprennent qu’il n’y a aucune alternative à la coexistence pacifique de toutes ses communautés, au respect du verdict des urnes et à la cogestion des institutions de l’État par les femmes et les hommes de toutes régions et de tous bords politiques ?
La stratégie du clan Gbagbo est suicidaire. Seul contre la CEDEAO, l’Union africaine, l’Union européenne, les États-Unis et capable de refuser de prendre l’appel téléphonique de Barack Obama, Laurent Gbagbo a définitivement prouvé au monde qu’il était « garçon » comme on dit dans les quartiers populaires d’Abidjan. Simone Gbagbo aussi est indubitablement garçon. Chapeau bas. Il est temps de montrer qu’ils sont aussi capables de faire preuve d’humanité et d’empathie pour tous leurs concitoyens, du sud, du nord, de l’est et de l’ouest. Faut-il vraiment plomber l’avenir de millions de personnes, d’un pays et d’une région juste pour gagner une place au panthéon des héros des luttes de libération africaines ?
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