Par Dr. Edmond Yao KOUASSI – Enseignant-chercheur Philosophie – Université de Bouaké-la-Neuve
Depuis le début des temps modernes, s’est forgée, avec le concours des philosophes des Lumières1, une image normative de l’homme, qui a servi de fondement à une relation particulière aux lois, à savoir l’obéissance2 qui appelle la désobéissance (civile). Alors que l’obéissance semble être la pratique la plus politique moderne s’en remettait encore à la relique d’une philosophie politique monarchiste, résolument tournée vers le respect de l’ordre institué par les Léviathan(s) des temps nouveaux ? La facilité avec laquelle ces derniers ont recours recommandée, la désobéissance, elle, connaît un sort contraire. Ici, les problèmes rencontrés sont nombreux. Comment, d’abord, articuler un régime de la désobéissance civile, pendant que tout se passe comme si l’espace à la violence légale, fut-elle légitime, laisse-t-elle des marges réelles d’action de non obéissance ? Comment, par ailleurs, loger dans le sein du droit lui-même une logique contestataire si ses destinataires sont ou à raison, comme les auteurs ? La dislocation du couple (auteurs ; destinataires), qui présentés, à tort correspondrait à l’épuisement des énergies politiques démocratiques, n’entraîne-t-elle pas fâcheusement celle du couple (démocratie ; désobéissance civile « civilisée ») au profit de rébellions1 de tout genre ?
Selon l’idée et la pratique de la démocratie, la cité démocratique est un espace politique où « les destinataires des lois en sont les auteurs2 ». Cette définition principielle, pour obtenir du relief et de la consistance, appelle un processus d’implémentation du droit que surveille et rectifie, quand il le faut, le holà des citoyens. Quand faut-il rectifier le droit, la loi et les décisions s’y rattachant ? Quand, ce qui est la même chose, devons-nous recourir à la désobéissance civile?
Historiquement, la désobéissance civile reste tributaire des notions et actes de résistance que développa l’essayiste américain, Henri David Thoreau (1817-1862), face à des décisions voire des impositions de l’État, jugées iniques et injustifiées. Mais aujourd’hui et plus fondamentalement, l’état de chose qu’est la désobéissance civile procède de l’avènement de nouvelles cultures démocratiques, développées notamment par John Rawls et Jürgen Habermas dans leurs écrits respectifs, cultures qui autorisent des actions démonstratives et symboliques menées dans le but d’en appeler à la compréhension et au sens de la justice d’une majorité. Comme telle, la désobéissance civile représente une radicalisation de la position des acteurs socio-politiques faisant un usage public de la raison, sur aussi bien la légalité et la légitimité des lois devant les gouverner que sur toutes les promesses de l’État de droit démocratique. Par ce jeu de la radicalisation, la société politique des gouvernants et la société civile des gouvernés sont mises dans un face-à-face périlleux, et ce à une époque où les instruments de répression de toutes les formes de protestation sont devenus si énormes. Comment ne pas soutenir, dans un tel contexte, la thèse d’une crise véritable de la désobéissance civile ?
De cette question (position) découlent au moins deux hypothèses avancées pour rejeter, au profit de l’hobbisme et de l’immobilisme, une pensée de la désobéissance civile appliquée à certaines des lois de l’État. D’un côté, si l’État protège au sens de régler la sécurité et la félicité de ses membres, point n’est besoin de le contester ; de l’autre, si l’État détient la violence physique légitime1, lui opposer la violence sous quelque forme que ce soit, attire un soupçon d’illégitimité sur ceux qui se hasardent à suivre un tel chemin. À partir de ces hypothèses, Il sera question, dans ce qui suit, de revenir sur les promesses de l’État de droit démocratique au terme desquelles une culture de la désobéissance civile est bel et bien requise. Elle a sa place dans le jeu démocratique ; et la société civile, comprise comme société citoyenne d’intérêts universels, peut y aider, tel sera, enfin, l’enjeu de ce parcours.
1. RAPPEL DES REQUISITS DE L’ÉTAT DE DROIT DEMOCRATIQUE
La représentation de la démocratie devrait pouvoir aujourd’hui faire l’économie d’un retour (fastidieux) à l’Antiquité gréco-latine pour y exhumer, Athènes la démocrate vertueuse! Car, l’époque moderne, sur ce point, trouve grâce à Rousseau et Kant notamment, de quoi faire communiquer et unir système de droits et démocratie. À partir de ces deux philosophes, il apparaît clairement que l’exigence de légitimité d’un ordre juridique ne peut être obtenue que par la force d’intégration sociale de la volonté concordante et unie de tous. Il en ressort que dans sa nature, la démocratie est le fait pour des habitants d’une cité, c’est-à-dire des citoyens, de participer directement ou indirectement à l’élaboration des lois qui les concernent. Ces derniers ne se sentent concernés par la vie de l’État et dans l’État que pour autant que cette auto-législation est une réalité. Mais en réalité, la nature de la démocratie, rendue par l’acte de se donner à soi-même des lois, est plus complexe que cela ne paraît, à première vue. Les différents prédicats qui accompagnent ou spécifient le substantif en sont la preuve. Ainsi, la démocratie parlementaire rend compte d’un type de gestion de la cité, type bien différent de la démocratie radicale, placée, elle, au cœur de la problématique de la désobéissance civile.
1.1. La démocratie représentative
La démocratie représentative signale l’échec de la démocratie directe que Rousseau avait formellement recommandée à la république genevoise, pour la seule et bonne raison que le gouvernement démocratique convient, selon ce dernier, aux petits États. À l’échelon des grands États, la démocratie directe, la participation effective des citoyens, cède le pas à la démocratie représentative. Ici, la compétence législative qui appartient aux citoyens dans leur ensemble, est exercée par les organismes parlementaires qui justifient les lois selon une procédure démocratique, en l’occurrence le vote. Ceux qui votent à l’intérieur des organismes parlementaires sont les personnes désignées ou élues en tant que députés. Ceux-ci représentent et les personnes, et leurs intérêts. Ils décident en leur nom et pour leur compte, selon qu’ils ont un mandat libre ou un mandat impératif. Mais dans un cas comme dans l’autre, le régime de fidélité est de mise. Être fidèle aux aspirations des personnes représentées ou se faire l’écho de leurs préoccupations et intérêts ferait partie des vertus du bon député. Parce que difficiles à observer, ces vertus en viennent à perturber le régime de la délégation.
Parler de crise de la démocratie représentative, c’est justement mettre le doigt sur ce moment de la trahison des intérêts des mandants, mais aussi et surtout, saisir les limites de la représentation, qui ne saurait être, selon le mot de Carl Schmitt repris par Jean-François Kervégan, « une Vertretung des intérêts particuliers1 ». Et, c’est à juste titre que Habermas écrit qu’il existe des questions, telles que celles en relation étroite avec l’identité collective, qui ne sauraient être conduites uniquement qu’ à titre représentatif :
Les discussions menées par représentation ne peuvent satisfaire à cette condition d’une participation égale de tous les intéressés que si elles demeurent perméables, sensibles et ouvertes à toutes les suggestions, à tous les thèmes et à toutes les contributions, à toutes les informations et raisons qui lui arrivent d’un espace public pluraliste, lui-même structuré en fonction de la discussion, et donc pauvre en teneur de pouvoir et proche de la base1.
Lorsque la représentation tombe au niveau de la célébration des intérêts particuliers et égoïstes ou lorsqu’elle s’éloigne des attentes de « la base2 », les lois s’en ressentent et s’exposent à la désobéissance des mandants. Mieux, lorsqu’elle tourne, selon le mot de Tocqueville, à « l’omnipotence de la majorité3 », il faut s’attendre à ce que le « despotisme légal du législateur4 » soit dénoncé et combattu. Aujourd’hui, si la situation est moins funeste que celle qu’avait décrit Tocqueville pour le compte des Etats-Unis au XIXe siècle, il reste que des auteurs contemporains comme John Rawls et Ronald Dworkin poursuivent le diagnostic des sociétés démocratiques à partir du sol américain. Ils y découvrent, plus d’un siècle après Tocqueville, le spectacle de l’arbitraire des lois de la majorité et conseillent, à certaines conditions, la désobéissance civile pour revenir dans les frontières de la justice et de l’équité. L’une de ces conditions est le respect du schéma classique de l’élaboration des lois par les parlementaires pour autant qu’ils sont censés légiférer pour tous. Mais s’il arrive que ces derniers produisent des lois injustes pour des minorités non représentées aux parlements ou pour de simples citoyens délibérant en toute conscience (indépendance), c’est toute la logique parlementaire qui s’expose à des contributions extra-parlementaires susceptibles d’arracher, lorsqu’elles sont pertinentes, aux majorités parlementaires le monopole de la représentation au profit de minorités et groupes marginaux.
C’est dire qu’il n’existe pas de démocratie représentative sans une crise de la représentation qui se résout, tôt ou tard dans la contestation de la loi en porte-à-faux avec les termes de la légitimité, mais surtout avec ceux de la justice et de l’équité ; tard, quand la solidarité associative ne trouve pas la place qu’elle mérite ; tôt, lorsque le sens de la vie associative habite les citoyens qui finissent par entériner le jeu des délibérations extra-parlementaires, propre aux nouvelles manifestations dites radicales de la démocratie.
1.2.- La démocratie radicale
Représenter ne signifie rien d’autre que faire en sorte, lors des choix des députés, que l’on dispose d’un éventail aussi large que possible de points de vue interprétatifs, en intégrant la vision qu’ont d’eux-mêmes et du monde les groupes marginaux1.
Comme telle, la représentation mobilise beaucoup d’énergies, qui induisent des foyers de tension. Pour en réduire les nuisances, il est proposé aux députés d’observer une double attitude, l’une visant leur capacité d’analyse et d’interprétation, l’autre renvoyant aux groupes minoritaires. Au-delà de ces propositions, la question de la représentation de tous les intérêts en présence se joue sur le front chaud, non de la société politique et de son arène parlementaire, mais de la société civile. Il s’agit de rétablir, entre l’activité institutionnelle classique propre aux démocraties représentatives et l’idéal démocratique, un lien participatif. Ce lien, Habermas, par exemple, le voit dans des actions extra-parlementaires les plus massives possibles, de sorte qu’un débat protestataire fasse pression sur la représentation institutionnelle. Ces débats protestataires sont le fait principalement de la société citoyenne. Elle tient les rênes d’un pouvoir de type périphérique et se pose en s’opposant au pouvoir central de la société politique. La force de la société civile réside essentiellement dans la volonté de ses acteurs qui acceptent de passer avec succès le test de l’usage public de la raison, qui est indifféremment le test par excellence de l’universalité. Ce concept a, ici, une signification toute particulière puisqu’il désigne l’interprétation réciproque de la majorité et de la minorité. C’est clairement dans le respect des intérêts majoritaires et des intérêts minoritaires que les lois de la cité parviennent à l’universalité et font œuvre de justice.
Ainsi, avec la démocratie radicalisée, c’est-à-dire élargie à la base, les libertés cessent d’être des produits de l’art. Elles ne sont plus illusoires pour autant qu’elles s’insèrent dans une tradition de justice et de reconquête permanente d’elles-mêmes ; tradition dans laquelle la désobéissance civile obtient une place déterminante. Pour autant, la désobéissance, même justifiée, n’est pas la pratique la mieux partagée et suivie. Longtemps inhibée par l’approche hobbesienne, la non-obéissance à la loi n’a droit de cité que là où le Léviathan, parce que tutélaire et absolu, a fini par être terrassé.
2. DIAGNOSTICS DE CRISE : HOBBISME ET DÉSOBEISSANCE CIVILE NON CIVILISÉE
La philosophie politique de Hobbes procède d’un matérialisme radical qui, comme tel, n’arrive guère à prendre la distance nécessaire vis-à-vis des faits. Dans les faits, l’action politique que Weber interprète comme « l’acte d’introduire la main dans les rayons de la roue de l’histoire1 », ne s’apparente que très rarement à un jeu d’enfant, car sont mises en avant les stratégies de calcul et de force, dont le premier maître est l’État. Parce que sorti de l’état de nature, l’État reste dans le souvenir douloureux des désordres, des agressions, des barbaries et s’emploie à ce qu’ils ne se reproduisent plus. Pour Hobbes, la légalité qui induit la sécurité et la paix, repose, dans n’importe quel ordre juridique, sur le monopole de l’État sur la force. Contre le monopole de l’État sur la force, Weber a présenté l’État comme le détenteur exclusif de la violence légale physique (légitime). Il signe, en retour, une disqualification de l’hobbisme, en même temps que celle de la désobéissance civile non civilisée, manifestée par des formes d’actions violentes et injustifiées, ou du moins, perçues comme telles en regard des exigences de l’État de droit démocratique.
2.1. Excursus : la désobéissance civile non civilisée
Alors que la désobéissance civile est aujourd’hui en passe d’entrer dans les mœurs de toutes les démocraties, y compris celles de l’Afrique, elle doit, contre toute attente, faire face à des formes injustifiées de comportement, à tout le moins, présentées comme telles en regard de l’idée que l’État de droit démocratique a de lui-même. Selon cette idée, l’État de droit démocratique demeure la volonté des citoyens faite loi et traduite dans des décisions conformes. Mais parce qu’il n’arrive pas toujours à résoudre les disparités et les contradictions perceptibles dans ses décisions, il s’attire les contestations de ses propres citoyens. En effet, en tant que système politique où l’autorité et la puissance du pouvoir se jouent de nécessité, l’État de droit démocratique doit s’assurer que ces dernières procèdent, non de l’arbitraire, mais à la fois de la légalité et de la légitimité. De fait, l’autorité dès lors qu’elle touche à la vie sociale, demande à être soutenue d’une puissance sans laquelle elle confesse ses faiblesses et s’expose aux contestations les plus arbitraires. Or, autant le pouvoir politique est tenu d’insérer son action dans les limites de la légalité pour être légitime, autant il en va de même pour les citoyens. Autrement dit, les citoyens n’ont pas à s’attaquer n’importe comment à l’État, s’ils veulent toujours s’en réclamer et en réaliser les normes. Dès lors, la désobéissance civile non civilisée signale la sortie du citoyen manifestant hors de la norme démocratique ou simplement légale. Elle se traduit par l’apparition de formes de protestations non symboliques1 et si violentes qu’elles laissent rarement l’édifice socio-politique intact, alors que c’est de l’obligation de la norme démocratique de recommander des voies de recours pacifiques et symboliques en cas de violations graves.
Par ailleurs, l’analyse de la désobéissance civile non civilisée fait intervenir les interfaces que sont les gouvernés et les gouvernants, la société civile et la société politique, les faibles et les forts, etc. De telles interfaces en viennent souvent à des face-à-face terrifiants, le plus souvent lorsque les voix de la communication se dessèchent au point de tarir les sources du dialogue et de l’intercompréhension. C’est dire que la désobéissance civile non civilisée est dangereuse, qui se donne tous les moyens, y compris les plus violents, de régler les non-conformités de la norme démocratique. Or, lorsque l’essayiste américain, Henri David Thoreau, forgeait la notion de désobéissance civile dans son ouvrage, Civil desobedience, il n’entendait pas pour autant défier l’État. Il accepte d’ailleurs d’en subir toute la rigueur, après avoir refusé de payer ses impôts (fait qu’il juge inique à certains égards) en faisant la prison, alors qu’il aurait pu choisir de se constituer avec d’autres révoltés, en bandes armées pour affronter l’État, en y hasardant la perte de sa vie ou opter simplement pour la fuite. Ce qu’il ne fit pas. D’ailleurs, l’emprisonnement de Thoreau aurait certainement duré plus de temps si un membre de sa famille n’était venu payer l’argent dû. L’attitude de Thoreau atteste de sa volonté de rester dans les limites d’une dénonciation paisible respectueuse des normes de l’État. Mais est-ce cela prendre les droits au sérieux suivant la thèse de Ronald Dworkin1 dans l’ouvrage qui en porte le titre ?
À ce niveau, la désobéissance civile reconnue par le droit positif peut rentrer en conflit avec la constitution. Et, c’est beaucoup plus en regard du droit positif que l’acte de la désobéissance civile peut être ténu pour non civilisé. Face à la constitution, les pratiques ne sont pas aisées à implémenter ; en sa lecture radicale, la constitution de l’État, lorsqu’elle est de texture démocratique, peut autoriser ce qu’elle interdit et interdire ce qu’elle autorise, selon les situations et les cas en présence codifiés par les lois positives. Pour être plus précis, la constitution démocratique laisse, pour ce faire, au droit positif le soin de juger et de condamner au quotidien les actes injustifiés de rébellion.
Toutefois, quoi qu’on dise, la légitimité d’un acte de désobéissance civile ne se cherche ni dans la sanctification des lois positives ni dans son rapport à la violence, mais se trouve dans sa relation au droit naturel dont elle procède. Le sentiment de la justice, qui entraîne le citoyen dans le combat de la loi injuste, devrait, par conséquent, ignorer les lois positives et poser, en priorité, la re-vitalisation des Droits de l’Homme. C’est en vertu de ces droits que, dans le cas de Thoreau, l’esclavage doit être combattu par tous les moyens, y compris par ceux procédant de la désobéissance civile non civilisée. Ces droits appellent à défendre indifféremment les droits politiques, les droits sociaux et les droits culturels. Comment y parvenir alors que les contours de l’État dessinés depuis Hobbes, restent pesants dans les arènes politiques, même dans celles dites domestiquées par les normes démocratiques ?
2.2. L’hobbisme et ses masques
Contre le droit de résistance classique, Hobbes avait objecté, explique Habermas, que le bien le plus haut que pût garantir l’État, à savoir la paix intérieure et la sécurité des citoyens, serait remis en cause si chaque citoyen devait en fin de compte décider de lui-même qu’une situation se produisant était une situation de résistance justifiée1.
La dénégation de l’esprit critique du citoyen à exercer face aux lois, participe de la crainte de voir le corps politique re-plongé dans la guerre et l’insécurité, mais surtout de l’idée que le Souverain ne peut pas ne pas être juste, à savoir vouloir pour tous la paix et la sécurité.
Aux yeux de Hobbes, point n’est besoin de faire subir aux lois souveraines le test du contrôle des contre-pouvoirs. S’il reconnaît parfois à l’individu le droit de reprendre ses prérogatives naturelles originaires lorsque le Souverain n’assumait pas les fonctions pour lesquelles il est institué, Hobbes ne va pas au-delà. « Il s’agit, pour lui, d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c’est comme si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée, et lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière2 ». C’est dire que s’il existe un droit naturel de l’individu de s’opposer à l’autorité souveraine, ce droit paraît bien faible et dépourvu de garantie de protection face au pouvoir total du Léviathan. En outre, l’individu vivant dans un contexte où l’exercice des droits naturels n’est guère encadré par des institutions démocratiques, il est fort à craindre la réédition des atrocités de l’état de nature. Fort de tout ce qui précède, l’hobbisme est le masque de la liberté naturelle canalisée par des institutions librement admises. Il est la face cachée d’une domination qui rechigne à voir l’individu faire un usage (public) de sa raison.
L’usage public de la raison intègre une démarche intellectuelle dans laquelle l’obéissance aveugle à l’autorité institutionnelle équivaudrait à une perte ou à une fuite de responsabilité. Mais l’autorité souveraine hobbesienne s’engage-t-elle aux côtés des citoyens pour leur sécurité ou pour leur liberté ?
Alors que la liberté pousse à l’aventure et au combat, le culte de la sécurité, insidieusement entretenu par le Léviathan, contraint au légalisme et au juridisme.
3. DIAGNOSTICS DE CRISE : LÉGALITÉ, LÉGITIMITÉ ET IMPLÉMENTATION DU DROIT
En quoi le légalisme, qui consiste à réduire injustement la légitimité à la loi, affecte-t-il négativement l’expression libre de la désobéissance civile ? La démarche de la désobéissance civile peut-elle faire l’économie de la formule « agir avec la légalité contre la légalité » ?
3.1. L’implémentation du droit ou le juridisme de l’État de droit démocratique
En fait, l’État de droit démocratique n’échappe pas à la critique hégélienne de la République platonicienne. À lire Hegel, celle-ci n’est guère idéelle parce qu’elle n’a pas la totalité des ressources nécessaires; elle n’est pas non plus réelle parce qu’elle passe pour l’exemple proverbial d’un idéal vide1. L’État de droit démocratique fonctionne, comme la République platonicienne, à la représentation, sans vraiment l’atteindre, de ce qu’il doit être. Quant à ce qu’il peut être, l’histoire nous en donne des mûrs et des verts. Aucune analyse sérieuse de la démocratie constitutionnelle ne fait, aujourd’hui, mystère de ce fossé entre le conceptuel et le naturel, d’un coté et de l’autre, entre la validité et la factualité. Le titre et le sous-titre de l’ouvrage de la dernière grande figure de l’École de Francfort, s’en réclame : Droit et démocratie. Entre faits et normes. En effet, ni la société politique des gouvernants, ni la société civile des gouvernés n’arrivent à épuiser le contenu de la démocratie, la seconde montrant de la fébrilité à demander des comptes au profit des libertés démocratiques à la première. Or, l’État de droit démocratique est l’espace politique dans lequel l’État reconnaît des droits et devoirs aux citoyens ainsi que des voies de recours en vue d’en garantir le respect et en sanctionner les violations. Cela revient à dire qu’il existe pour les citoyens des droits et devoirs au respect desquels travaille ou doit travailler l’Etat. Aussi, pour ces droits et devoirs, les citoyens se battent-ils contre l’État qui peut ne pas les respecter même s’il les entérine. Et, du moment où ils accomplissent leurs devoirs, les citoyens ont pleinement le droit de revendiquer à la face de l’État de droit ceux de leurs droits qui sont bafoués ou violés ; cette obligation devant s’étendre aux concitoyens dont les droits connaissent le même sort. S’ils n’obtiennent pas gain de cause, ils ont le droit de recourir à d’autres moyens légaux pour être rétablis dans leurs droits. Mais combien sont-ce les citoyens qui suivent une telle démarche ? Combien sont-ce les citoyens qui savent que toute violation de droit appelle le devoir de riposte ? Combien sont-ce, enfin, les citoyens qui perçoivent la marche de l’État de droit démocratique comme une démarche contradictoire mettant aux prises gouvernants et gouvernés ?
Ces questions qu’on peut démultiplier, laissent croire que le citoyen peut être spolié dans ses droits sans réagir conséquemment, c’est-à-dire revendiquer la restitution et le respect de ses droits. Vouloir en connaître les raisons, c’est revoir le schéma de la désobéissance civile qui semble ne plus fonctionner. Il est en crise. En effet, les moments de la crise qui induisent les justifications sont, en plus de l’immobilisme du citoyen justifié par le retour en force du hobbisme et du juridisme de l’État, la mésinterprétation de l’articulation réelle et nécessaire entre la légalité et la légitimité.
3.2. L’interprétation réciproque de la légalité et de la légitimité
Depuis Max Weber, on sait que la thèse du désenchantement du monde est nettement celle des pouvoirs charismatique et religieux. Ces pouvoirs qui jouissaient auprès des citoyens d’une légitimité assise respectivement sur le charisme et le sacré, ont cédé le pas à un type de légitimité que structure la loi moderne fondée sur la volonté unie de tous. Voici, à ce sujet, ce qu’écrit précisément Weber :
En ce qui concerne les justifications internes, donc les raisons sur lesquelles s’étaye la légitimité d’une domination (pour commencer par elles), il en est en principe trois. En premier lieu, l’autorité de l’ « éternel hier », (…) Ensuite, l’autorité de la grâce personnelle extra-quotidienne (charisme), (…) Enfin, la domination en vertu de la « légalité », c’est-à-dire de la croyance à la validité d’une codification légale et de la « compétence » objective fondée sur l’application de règles instituées de manière rationnelle, donc en vertu de la disposition à l’obéissance et à l’accomplissement des devoirs conformément à cette codification : une domination du type de celle qu’exercent le « serviteur de l’État » et tous les détenteurs de pouvoirs qui lui ressemblent à cet égard1.
Nous intéresse, ici, le dernier de ces types : la domination qui repose sur la codification légale. Nous nous déplacerons, cette fois sans Weber mais avec Habermas, à l’intérieur de la sphère de la domination légale où elle se particularise en tant que domination légale bourgeoise. Historiquement, c’est le moment où la domination pose problème et s’attire les contestations de tous ceux qui ne sont pas bourgeois. L’espace public2, selon le sous-titre que lui donne Habermas, est une archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Naguère perçu comme un ouvrage descriptif de la domination bourgeoise structurée, L’Espace public passe pour être sa dénonciation. C’est un texte qui, pour la première fois, expose les fausses connivences de la légalité et de la légitimité qu’il faut débusquer et retourner contre l’ordre légal bourgeois lui-même. Mais il faudra attendre Droit et démocratie pour que la dénonciation de la domination bourgeoise fasse penser à une forme de célébration, qui ne disait pas son nom en 1962 (date de la publication de la première traduction par Marc B. de Launay de « Strukturwandel der Öffentlichkeit » sous le titre L’Espace public), de la légitimité démocratique.
Aux yeux de Habermas, la formation démocratique de l’opinion et de la volonté politique est ce qui reste à faire lorsqu’on épouse la thèse du désenchantement des mondes traditionnel et religieux notamment. Si les légitimités et les légitimations assises sur la Tradition, le Charisme et la Loi ne suffisent plus et s’exposent à la transgression, il faut en trouver une qui puisse venir en suppléance : c’est la légitimité démocratique. Elle a quelque chose de la légitimité assise sur la Loi pour autant qu’elle part de la loi avant de lui trouver un mode de production et de reproduction plus adapté aux besoins des mondes désenchantés et pluralistes. C’est ainsi que la faculté de juger travaillée par la raison discursive est sollicitée pour servir d’étalon et d’aiguillon aux lois. Ce n’est pas pour autant que la légitimité est mise définitivement à l’abri des contestations. C’est en effet un concept si délicat qu’il fait intervenir des niveaux d’analyse procéduraux et personnels. Du reste, Habermas précise :
Il ne suffit pas pour que l’exigence de légitimation propre à l’État de droit démocratique soit honorée que des lois, des décisions ou des mesures apparaissent, soient prises ou adoptées, selon les processus prescrits. S’agissant de questions de principe, la légitimité procédurale ne suffit pas – les processus eux-mêmes ainsi que l’ordre juridique dans son ensemble doivent pouvoir être justifiés à partir de principe. À leur tour, ces principes étayant la légitimité de la constitution doivent, indépendamment de cela, être approuvés, que le droit positif soit ou non en accord avec eux. Quand les deux ne concordent pas, l’obéissance aux lois ne peut être requise sans autre forme de procès1.
La légitimité, telle que décrite, est ce qui vient établir, en dernier ressort, la validité des lois et l’assurance (incertaine) qu’elles ne seront pas reniées. Elle procède des procédures en vigueur mais aussi et surtout des principes de la constitution. Celle-ci, à l’échelon démocratique, donne la possibilité de combattre une loi et les situations par elle induites qui iraient contre les sentiments de justice, les choix de vie personnels et autres des citoyens, en dépit de leur forme régulière. La légitimité formelle ou processuelle et la légitimité substantielle tirée de la constitution se combinent pour donner force à la loi d’obliger les volontés collective et individuelle au respect. Mais la loi ne peut pas réaliser une pareille finalité sans garanties suffisantes données au citoyen ou aux citoyens regroupés dans le cadre des associations de la société civile. Elles sont d’autant plus utiles que de tous temps, « la liberté d’association est [devenue] une garantie nécessaire contre la tyrannie de la majorité1 ».
4. AU-DELÀ DE LA CRISE : KANTISME, PUBLICITÉ ET HUMANISME COMME DIMENSIONS CONSTITUTIVES DE LA DÉSOBÉISSANCE CIVILE
Entre déclin et crise, la désobéissance civile est placée au cœur de la quête problématique des promesses attachées à l’Etat de droit démocratique, pour y jouer le rôle décisif de moyen de pression sur les pouvoirs publics. Placée à un tel niveau, elle a besoin d’être remise au goût du jour et aiguillonnée. En cela, les écrits de Kant sur la publicité pourraient aider. Certes, Kant n’est pas le promoteur d’une quelconque Ziviler Ungehorsam (désobéissance civile), mais en préconisant l’usage public de la raison, il favorise le refus d’obéir à une loi que la raison trouverait injuste ou injustifiée. Alors que Kant n’aborde la question de la non-obéissance que de biais, ses continuateurs, par contre, la recommandent fortement. Il s’agit notamment de Rawls et de Habermas. Ils développent une approche radicale de la démocratie dans laquelle le régime de la désobéissance civile appartient entièrement à la raison, rendant ainsi justice au sage de Koenigsberg.
4.1. Kant et l’accomplissement de la désobéissance civile dans la publicité
Tous les individus sont-ils mûrs pour pouvoir exercer leur faculté de juger ? La réponse est, pour Kant, sans ambiguïté, puisque, l’on trouve, soutient-il, des individus qui se plaisent à vivre sous tutelle. Avec le concept de faculté de juger, Kant se réfère à cette faculté de juger en tant que faculté assurant la formation de jugements justes et adéquats. Sous ce rapport, la faculté de juger a, en plus de sa dimension épistémologique, une dimension pratico-politique à laquelle renvoie l’impératif catégorique, à savoir « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen1 ». Mais comment les jugements politiques se forment-ils et se donnent-ils ?
La règle qui structure les jugements politiques, ne peut faire mystère, aux yeux de Kant, de l’impératif catégorique. Plus fondamentalement, la règle cardinale à charge d’organiser et d’innerver les décisions politiques est celle qui veut que toute chose qu’on décide ou dont on décide, soit en interprétation réciproque avec l’individualité et l’universalité ; règle valable dans les commerces de tous les jours comme dans les débats institutionnels. C’est aussi celle de la publicité du jugement qui réalise la raison en acte, qui oriente vers l’unité et l’équité. Fort de la raison, l’homme de la cité kantienne, le citoyen, devient un politique moral qui s’accommode difficilement de l’injustice sociale. Toutefois, prisonnier du formalisme de l’impératif catégorique (puisque quand il suivrait ponctuellement la maxime dudit impératif, l’être raisonnable ne peut pas espérer que cela sera un motif pour tous les autres d’y être également fidèles !), le citoyen kantien s’exile dans l’immobilisme. C’est dire que la position kantienne n’est en rien révolutionnaire. Elle ne cherche pas la réalisation du droit hic et nunc ; elle recherche la source de sa stabilité en révélant que la désobéissance civile ne conduit guère à l’anarchie en encourageant chacun à décider par lui-même mais plutôt à l’interprétation publique de la conception politique de la justice et une explication de l’application de ses principes à des questions sociales. Il faudra attendre, après les critiques hégéliennes des maximes kantiennes, Rawls et Habermas pour que le principe de l’interprétation (explication) publique soit l’acte politique des mécontents, des protestataires, des minorités face à des majorités. Mais s’il y a un philosophe qui pratiquait la désobéissance civile qu’il enseignait, c’est bel et bien Thoreau. Il aborde cette question difficile dans le contexte délicat de l’Amérique du XIXe siècle, esclavagiste et raciste.
4.2. Thoreau et l’achèvement de la désobéissance civile dans l’action
Ceux qui font acte d’allégeance et de fidélité à un gouvernement dont ils désapprouvent pourtant le caractère et les mesures représentent, explique Thoreau, sans conteste ses plus fervents partisans, et constituent ainsi fréquemment les plus sérieux obstacles aux réformes1.
Ces derniers n’ont donc pas compris qu’agir justement est plus honorable qu’obéir aveuglement à la loi. À suivre Thoreau, on s’aperçoit que la seule obligation à laquelle l’homme doive se plier est celle d’ « agir en tout moment en conformité avec l’idée [qu’il] se fait du bien2 ». Mais peut-on le suivre ? La conviction du bien et de la justice suffit-elle pour dérouler une démarche de désobéissance ? Le sentiment de justice ne peut-il pas se révéler faux ?
Il y a clairement et indiscutablement chez Thoreau cet a priori que l’homme est un être responsable qui sait toujours ce qu’il veut, un être « doué de conscience3 » ayant naturellement en horreur le mal et les injustices. Certes, Thoreau a su marier cette conviction à l’action qui le conduit à refuser de payer ses impôts, mais beaucoup de ses concitoyens n’en ont pas fait autant. De sorte que la désobéissance civile parce que de teneur subjective, reste au stade de vertu personnelle, alors que pour être payante, elle a besoin de s’inscrire dans une démarche collective. D’ailleurs, même si une approche de la désobéissance civile à la Thoreau devrait être admise, elle se heurterait aujourd’hui aux exigences matérielles de la vie sociale, exigences inséparables de l’engagement des citoyens sur les fronts de la lutte, si tant est que cela ne doit conduire aux cachots du désespoir, au chômage et à la catastrophe. Pour revenir à l’acte de résistance que pose Thoreau, on pourrait y voir la foi d’un homme en la solidarité (familiale) telle qu’elle ne peut faire défaut, même derrière les barreaux. Aujourd’hui, il n’est pas sûr que les mêmes convictions produisent les mêmes effets, instruits que nous sommes sur les égoïsmes du marché qui débordent les frontières familiales. C’est pourquoi, la désobéissance civile, pour rester dans les limites des réajustements et des équilibres qu’elle recherche, ne peut rester au stade d’une quête solipsiste. Précisément, pour correspondre à sa propre représentation, l’acte de la désobéissance civile devra être non seulement ciblé, mais aussi et surtout envisagé collectivement grâce aux énergies offertes, à croire Habermas, par les Zivilbügergesellschaften (sociétés civiles vivaces). En insistant pour sa part sur la dimension collective de la non-obéissance, Habermas protègerait la cité tout entière des actes individuels de délinquance de droit commun. Il entérine aussi les analyses de Rawls sur la question.
4.3.-Habermas et l’implémentation de la désobéissance civile dans l’action citoyenne
Le titre de ce passage aurait pu être « Rawls et la non-obéissance comme action citoyenne ». Pourquoi ? John Rawls est, en effet, un brillant continuateur de Kant qui ne se laisse pas cependant entraîner par la pure logique de la déduction transcendantale. Il a choisi d’inscrire sa philosophie politique dans la sphère de la société américaine, à l’intérieur de laquelle il développe le projet de fonder en raison les principes de justice distributive, d’égalité dans la protection des droits civiques et politiques, économiques et sociaux des citoyens, droits que toutes les sociétés contemporaines, tout régime démocratique constitutionnel et soucieux de justice, devraient adopter. Sous ce rapport, Rawls proclame que tous les hommes possèdent une inviolabilité fondée sur la justice, qui ne peut, pour une raison ou pour une autre, être violée. Si cette inviolabilité était transgressée, la non-obéissance pourrait être prescrite dans le respect de la constitution non seulement, mais aussi et surtout de l’ambiance générale de la justice dans la société. Pour lui, « l’injustice d’une loi n’est pas, en général, une raison suffisante pour ne pas y obéir, pas plus que la validité légale d’une législation (définie par la constitution en vigueur) n’est une raison suffisante pour se conformer à la loi1 ».
Avec Habermas, l’appréciation de la loi par rapport à la constitution et l’environnement de la justice, deviennent moins l’affaire du citoyen isolé et plus celle des associations de citoyens, instruites, encadrées et informées par des experts engagés1. C’est assurément le meilleur moyen d’éviter des justifications de la non-obéissance faibles voire infondées ; car il suffit que le contexte soit proche de la justice pour que l’on ait normalement le devoir d’obéir à des lois injustes et l’occasion de fuir les délits de rébellion. Par conséquent, la désobéissance civile participe d’une démarche collective et y gagne de la précision et de la compétence sur des sujets et des préoccupations d’intérêt autre que petitement politique.
À vouloir foncer la tête baissée vers et sur les intérêts politiques, les citoyens s’accrochent aux « utopies » et affabulations de la démocratie en lieu et place de ses effets sur leur vie de tous les jours. En ces lieux, le panier de la ménagère se vide de jour en jour, le salaire de l’ouvrier dépérit, le droit à l’éducation s’affaiblit, le droit au logement et à un environnement décent se rétrécie et se retire des tâches essentielles de régulation étatique. La désobéissance civile prend alors la figure et la stature du levier à actionner en tant qu’il donne des marges d’action plus larges aux citoyens. En effet, le citoyen en tant que support de l’espace public politique et le membre de la société sont une seule et même personne, car, dans leurs rôles complémentaires de salariés et de consommateurs, d’assurés et de patients, de contribuables et d’usagers des bureaucraties étatiques, en tant qu’élèves, touristes, usagers de la route, etc., ils sont tout particulièrement exposés aux exigences et aux manquements spécifiques des systèmes correspondant à ces prestations2.
Pour être plus précis, les prestations de l’État sous la forme de réglementations voire de sur-réglementations sont des exigences contraignantes qui se monnayent en services conséquents et acceptables. Quand ce n’est pas le cas et que les citoyens mettent du temps à rentrer dans leurs rôles d’exiger des comptes, il revient aux volontaires des sociétés citoyennes d’intérêts universels de se mobiliser et mettre en œuvre des actes publics non violents, décidés en connaissance de cause, dans toute la mesure où il s’agit, en général d’actes en contradiction avec la loi, mais pouvant, à terme, amener un changement dans la politique du gouvernement, en particulier, et dans les prestations des pouvoirs publics en général. Pour parvenir aux changements escomptés, il leur faut l’appui d’actions spectaculaires, de protestations de masse et de campagnes durables toujours enserrées, souligne Habermas, dans le catalogue « des actes de transgression symbolique et non violente1 » des règles en vigueur. Qu’il s’agisse de Thoreau, de Rawls ou de Habermas, la culture de la désobéissance civile s’exerce toujours dans les limites de ce qui lui permet d’exister en tant que telle : l’État de droit démocratique.
CONCLUSION
Nous vivons dans des sociétés du sud, aujourd’hui, où les réquisits de la démocratie sont malmenés par la société civile des gouvernés et davantage par la société politique des gouvernants. Le climat politique y est à la désorientation et à la dépression des fins de règne qu’à l’euphorie des commencements et des superbes soleils des indépendances. Le public encore motivé décroche. Il n’y croit plus. C’est dans cette vacuité aussi que la manipulation grossière rappelant l’approche hobbesienne de la Loi, trouve à s’engouffrer. Où trouver le pôle et le potentiel de résistance ? L’individualité n’y a pas par elle-même d’autorité, comme l’avait, un temps, cru Thoreau. Elle n’en acquiert que par rapport à la collectivité se faisant majorité et maturité au sens kantien. Kant recommande aux hommes l’Aufklärung et l’Öffentlichkeit comme sa seule méthode. Les hommes arrivent-ils toujours à suivre Kant ?
Eichmann, par exemple, qui a lu Kant, connaît ses principes épistémologiques et moraux, mais s’en détourne au motif qu’il n’est plus maître de ses actes. Si Eichmann n’acquiert son identité qu’en se soumettant sans réserve aux ordres de l’administration au service de l’extermination, il n’a plus, en réalité, cette identité qu’il revendique. Eichmann agissant, après avoir perdu sa faculté de juger, de parler, de discuter et de reconnaître sa responsabilité, n’agit pas mais exécute. Son agir est extérieur et sujet à la médiation du régime totalitaire que décrit, avec force émotion, Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem. Sur la banalité du mal1. La figure de Eichmann met en évidence la capacité du citoyen à formuler des jugements qui ne sont pas ceux de l’administration, du gouvernement, du régime sous lesquels se structure son identité personnelle. Sujet à la colonisation des systèmes administratif et capitaliste notamment, les hommes perdent, à l’instar de Eichmann, progressivement leur identité, leur spontanéité et leur liberté.
Dans un tel contexte, l’on ne peut gagner l’épreuve de l’implémentation de la démocratie qui implique celle de la désobéissance civile [puisque quand elle est utilisée de manière limitée et à bon escient, elle aide à maintenir et à renforcer des institutions justes tout comme des élections libres et régulières ainsi qu’un pouvoir judiciaire indépendant ayant le pouvoir d’interpréter la constitution (qui n’est pas nécessairement écrite)2], sans parier sur l’engagement de « populations accoutumées à la liberté 3 » qui savent rassembler et retrouver leurs forces, dispersées par des intérêts politiques égoïstes ou congelées par « les rigidités de l’État4 », dans la société civile, espace d’une véritable vie associative. Mais à lire Francis Akindès, un tel pari est, pour ce qui est des pays du sud comme la Côte d’Ivoire, loin d’être gagné :
Le projet de contournement des rigidités de l’État concentre dans un concept (société civile) une réalité qui n’existe pas vraiment. Dans les sociétés occidentales où le concept prend sa source, la société civile fait partie du processus d’auto-institutionnalisation du corps social. Et, elle continue de se structurer dans le creuset du renforcement des droits de l’homme. La société civile pourrait, dans ces contextes socio-culturels, apparaître comme une frange de la société qui se constitue pour réclamer le droit à « l’ État de droit » ou pour suppléer aux carences de l’État là où il se révèle défaillant1.
Six ans après, ce diagnostic de crise (de la société civile) appliqué aux populations du sud est-il devenu obsolète ? Quand les populations du sud construiront et entretiendront une tradition de liberté démocratique dans laquelle les carences et les injustices (de l’État) sont réglées publiquement dans le respect2 des lois positives induites par la Loi constitutionnelle en vigueur, c’est alors que la réponse à cette ultime question sera donnée.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Dr. Edmond Yao KOUASSI
yaoedmond@yahoo.fr
Enseignant-chercheur au département de Philosophie
Université de Bouaké-la-Neuve
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