Par Gilles Olakounlé Yabi in Jeune-Afrique
Couvre-feu décrété dès la veille du second tour de l’élection présidentielle, fermeture des frontières, suspension de la diffusion des signaux des chaînes de radios et télévisions étrangères d’informations, transformation de la Radio télévision ivoirienne (RTI) en média de propagande, serments d’allégeance d’officiers supérieurs de l’armée, multiplication des interventions meurtrières des forces de défense et de sécurité dans les quartiers de la ville d’Abidjan en ébullition.
C’est dans cette ambiance de requiem pour la démocratie et les libertés que Laurent Gbagbo a prêté serment le samedi 4 décembre 2010 devant le Conseil constitutionnel qui l’a déclaré vainqueur de l’élection la veille. Huit années de médiations, d’accords de paix, de présence de forces internationales, d’enfoncement d’une majorité d’Ivoiriens dans la pauvreté, d’enrichissement accéléré d’une poignée d’élites politiques et militaires de tous bords et de toutes origines, d’effondrement du système éducatif et des valeurs collectives pour en arriver là ?
« On gagne ou on gagne »
Ceux qui, à l’intérieur et à l’extérieur de la Côte d’Ivoire, avaient fini par se laisser berner par les codes de bonne conduite, les engagements préélectoraux pompeux et les amabilités des candidats lors du débat présidentiel inédit sur fond des couleurs orange, blanc et vert du drapeau ivoirien en sont aujourd’hui pour leurs frais. La stratégie de la tension a été tranquillement mise en route par le camp du président sortant dès la veille du second tour. Il ne restait plus qu’à dérouler en une semaine le plan fondé sur l’entrée en jeu à l’ultime étape du processus électoral du Conseil constitutionnel entièrement dévoué au candidat Gbagbo.
Ce plan allait permettre à chacun de saisir le sens et le sérieux d’un des slogans de campagne de Gbagbo, « On gagne ou on gagne ». Le candidat de La majorité présidentielle (LMP) a perdu avec 45,9 % des voix contre 54,1 % pour son rival Alassane Ouattara le 2 décembre selon la Commission électorale indépendante (CEI) avant de gagner le lendemain avec 51,4 % des voix selon la décision expéditive du Conseil constitutionnel. Dans tous les cas, il ne pouvait que gagner en effet.
Laurent Gbagbo avait ses chances au cours de cette élection et contrairement à ce que nombre d’observateurs étrangers laissaient croire depuis des années, il dispose d’une base électorale solide en Côte d’Ivoire. Il avait ses chances mais il n’en avait pas plus que ses deux principaux adversaires, l’ancien Premier ministre Alassane Ouattara (Rassemblement des républicains, RDR) et l’ancien président Henri Konan Bédié (Parti démocratique de Côte d’Ivoire, PDCI). Gbagbo a obtenu 38 % des voix au premier tour, devant Ouattara (32 %) et Bédié (25 %). Face à l’alliance politique entre les deux opposants au sein du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP), Gbagbo pouvait encore espérer gagner au second tour mais il n’était à l’évidence plus le favori.
La mouvance présidentielle n’avait jamais pensé que le pacte politique entre Ouattara et Bédié tiendrait jusqu’au bout. Dès le 29 novembre, lendemain du jour de vote, les déclarations du porte-parole de campagne du président sortant Pascal Affi N’Guessan focalisées sur la dénonciation d’incidents et d’absence de transparence électorale dans le nord du pays témoignaient de la fébrilité de son camp et ne pouvaient que donner de l’épaisseur aux rumeurs insistantes créditant Alassane Ouattara d’une victoire nette.
Les Ivoiriens ont massivement voté le 28 novembre malgré l’atmosphère tendue des derniers jours de la campagne, malgré les incidents mortels à la veille du scrutin et en dépit de la décision présidentielle soudaine du couvre-feu nocturne. Ils l’ont généralement fait sans entraves et sans pressions. Généralement mais pas partout. Il y a eu volonté d’empêcher des électeurs de voter par des pressions et des violences physiques dans plusieurs localités du pays, que ce soit dans certains quartiers d’Abidjan, dans l’ouest ou dans le nord. Ces différentes manœuvres antidémocratiques ont-elles altéré les résultats consignés dans les procès-verbaux qui ont permis à la CEI de publier les résultats provisoires, certes hors délai ? Si oui, quel est le nombre de bureaux de vote et le nombre de suffrages concernés dans chacun des départements évoqués dans les requêtes déposées par le candidat Gbagbo ?
La bénédiction des Sages
Le Conseil constitutionnel ne s’est pas embarrassé de ce genre de détails. Il a annulé les résultats du scrutin dans tous les bureaux de vote des départements de Bouaké, Korhogo, Ferkessédougou, Katiola, Boundiali, Dabakala et Séguéla. Soit 597 010 suffrages exprimés correspondant à 13 % des votants au second tour. Juste ce qu’il fallait pour inverser le résultat global et déclarer Laurent Gbagbo président.
L’instrumentalisation du Conseil constitutionnel – composé du président Paul Yao N’Dré, de trois conseillers désignés par le président Gbagbo et de trois autres conseillers désignés par le président de l’Assemblée nationale également issu du parti présidentiel – et le retour de la rhétorique de dénonciation d’un « coup d’État de l’étranger » visant à installer envers et contre tout Gbagbo à la présidence ne font que divertir l’opinion ivoirienne de la seule question qui vaille. La majorité des électeurs qui se sont rendus aux urnes le 28 novembre dernier ont-ils choisi de reconduire Laurent Gbagbo ou de confier la direction du pays à Alassane Ouattara ? La réponse fournie par les 20 073 procès-verbaux de dépouillement collectés par la CEI et également vérifiés par la mission de l’ONU dans le pays est claire.
Le seul moyen d’annuler la victoire de Ouattara était d’invalider massivement les suffrages exprimés dans les départements du nord et du centre. Au premier tour, Gbagbo n’avait pas contesté le résultat dérisoire de 6,5 % des voix qu’il avait obtenu dans la région des Savanes (Boundiali, Ferkessédougou et Korhogo en font partie), ni celui de 9,4 % réalisé dans la région de la Vallée du Bandama (comprenant notamment Bouaké, Dabakala, Katiola). Dans la région du Worodougou qui inclut Séguéla, Gbagbo n’avait également obtenu que 6,94 %. Annuler tous les suffrages dans les départements où on est écrasé par l’adversaire est un moyen sûr de gagner. « On gagne ou on gagne. » Ils avaient prévenu.
Au moment de prendre leur décision, les membres du Conseil constitutionnel se sont-ils souvenus de la soirée du 6 octobre 2000, déjà sous couvre-feu, lorsque le président de la Cour suprême d’alors Tia Koné fit la longue lecture de l’arrêt de la chambre constitutionnelle invalidant sept candidatures à l’élection présidentielle émanant de deux des trois grands partis du pays, le RDR et le PDCI ? Cette décision avait permis au chef de la junte militaire Robert Gueï d’affronter dans les urnes le 22 octobre 2000 un seul rival sérieux, Laurent Gbagbo.
L’argumentaire juridique fallacieux servi par la Cour suprême avait beaucoup de mal à cacher la volonté du général Gueï d’exclure tout simplement de la course les adversaires politiques qu’il redoutait le plus. On sait dans quelles conditions s’est déroulée l’élection présidentielle d’octobre 2000 qui a permis à Laurent Gbagbo d’accéder au pouvoir et ce qu’il est advenu de la Côte d’Ivoire pendant la décennie qui a suivi. Paul Yao N’Dré et ses pairs, supposés hommes de droit ou sages compétents et d’excellente moralité, ont choisi dix ans plus tard de suivre les pas de Tia Koné en se servant d’une institution dont le rôle est sacré dans une démocratie pour satisfaire un camp politique au mépris du droit et de l’intérêt général.
L’enchaînement des causes et des conséquences est une certitude. On peut affirmer aujourd’hui sans le moindre doute que l’élection présidentielle censée sortir le pays de la crise et organisée à coups de plusieurs dizaines de milliards de francs CFA n’a fait que relancer la tragédie ivoirienne. Laurent Gbagbo aurait pu gagner régulièrement cette élection si lui et ses proches collaborateurs avaient fait d’autres choix que ceux de l’agressivité, de la diabolisation des adversaires et du déni de leur part de responsabilité dans la déliquescence de la Côte d’Ivoire depuis une décennie.
Les risques d’une guerre civile
Ils sont restés dans le registre de la tension, de la dramatisation, de la violence verbale et de la victimisation. Ils ont échoué à séduire la majorité des électeurs avec leur discours et leur bilan. 45,9 % des votants du 28 novembre ont voté Gbagbo. C’est un résultat honorable mais ce n’est pas la majorité. Il ne restait plus qu’à accepter dignement la défaite et à se préparer pour les élections législatives, départementales et locales à venir. C’était manifestement trop leur demander. Le fauteuil présidentiel ou rien.
La vraie guerre civile n’a peut-être pas encore commencé en Côte d’Ivoire. L’écrasante majorité des Ivoiriens n’en veut pas. Elle l’a montré en participant massivement aux deux scrutins. Elle croyait réellement en la promesse d’une sortie de crise par l’élection incontestable d’un président. Tous les Ivoiriens que j’ai rencontrés à Abidjan pendant les huit jours précédant le second tour souhaitaient ardemment que le pays retrouve une vie normale essentielle pour le redécollage économique.
Au terme d’un interminable processus de paix, les Ivoiriens ont deux présidents : Alassane Ouattara reconnu par l’organisation régionale ouest-africaine, l’Union africaine, les États-Unis, l’Europe communautaire, l’ONU ; et Laurent Gbagbo qui a prêté serment devant la plus haute juridiction du pays. Le « candidat de l’étranger » et le « candidat 100% pour la Côte d’Ivoire » sont respectivement devenus le « président de l’étranger » et le « président des Ivoiriens ». Le problème le plus grave, ce n’est peut-être pas le fait que Gbagbo ait été davantage désigné président par le Conseil constitutionnel qu’élu par les Ivoiriens. On pourrait cyniquement arguer qu’après tout quelques autres présidents en Afrique et dans le monde n’ont pas été choisis par leur peuple.
Le problème le plus grave est que la légitimité de Gbagbo ne sera jamais reconnue par une large partie de la population ivoirienne, avec une intensité décroissante du rejet du nord au sud. Gbagbo et ses cadres le savaient parfaitement avant de réaliser le passage en force par le truchement du Conseil constitutionnel. S’ils ont quand même mis en œuvre le plan de confiscation du pouvoir, verrouillé militairement Abidjan et pris le contrôle de l’information intérieure par le biais de la propagande de la RTI et de la coupure des signaux des médias étrangers, c’est qu’ils sont prêts à en assumer les conséquences. Contrairement à leurs compatriotes, ils ne sont pas fatigués de la crise permanente. Ils sont prêts pour une nouvelle bataille.
Le « On gagne ou on gagne » et les chants de campagne pleins d’humour seront beaucoup moins drôles lorsque s’empileront les cadavres d’une nouvelle guerre civile. Les victimes éternelles engoncées dans leur mauvaise foi expliqueront alors que rien, absolument rien, ne peut justifier la contestation violente de l’autorité d’un président « démocratiquement élu ». On gagne ou on met le feu au pays. C’est ce que chacun aurait dû comprendre depuis le début.
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Gilles Olakounlé Yabi est économiste et analyste politique, ancien chercheur pour l’Afrique de l’Ouest de l’International Crisis Group. Il est consultant indépendant.
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