Dans le contexte de crise actuel que traverse la Côte d’Ivoire, un brin de symbolisme emprunté à nos cultures locales ne sera pas un exercice de style de plus. Dans les années 80 et 90 Laurent Gbagbo représentait pour une partie du peuple ivoirien, celui qui avait osé « tenir tête » au Président Félix Houphouët Boigny. La gageure que constituait cette entreprise lui avait valu le surnom très affectueux, du reste, de « Woody » : ce qui signifie littéralement dans la langue Bété « Homme ». Ce substantif peut être traduit dans d’autres langues en effet. Ainsi chez les Yacouba, les Malinkés, « Homme » signifie respectivement « Gonhon », « Tchê », etc. Cette traduction littérale du mot « Homme » qui est déclinable en réalité dans toutes les langues du monde cache des sens symboliques forts. Le mot « Homme » infère en effet les connotations suivantes : un « Homme » est cet être doté de courage ; c’était le cas de Laurent Gbagbo en 1990 lorsqu’il se présenta comme candidat de l’opposition devant le candidat du PDCI RDA d’alors. « Homme » dans la perspective qui est la nôtre signifie aussi « celui qui est loyal, qui respecte la parole donnée, qui est honnête, qui a le courage de supporter un fardeau moral, voire psychologique ». Définitions non exhaustives !
Comment Laurent Gbabgo, le « Woody », « l’Homme » entendu dans ses sens connotés (nobles) mentionnés dans notre discours d’exorde, celui qui incarnait l’Espoir du Peuple Ivoirien et très souvent des Intellectuels Ivoiriens, en est-il arrivé à symboliser aujourd’hui le côté obscur de la gestion politique ? Comment en est-il arrivé à devenir le contraire de ce qu’il avait représenté ou était censé représenter dans l’imaginaire collectif ivoirien et dans l’opinion internationale ?
Laurent Gbagbo ou l’historien devenu amnésique
Docteur en Histoire, écrivain auteur, entre autres, d’essais et d’une pièce de théâtre sur le paradigme du « Pouvoir » (voir son œuvre Soundjata : lion du Manding, 1978), on serait en droit de voir en Laurent Gbagbo un expert de la marche historique des peuples et de ses haut-lieux. L’historien se distingue par sa capacité d’anticipation et le savant dosage qu’il réaliser avec l’historicisme et le présentisme pour entrevoir le futur sous de meilleurs auspices. La Côte d’Ivoire attendait donc de cet historien, de ce savant des sciences humaines, une méthode de gouvernance originale dont la Côte d’Ivoire aurait pu tirer profit.
Autre acte manqué, l’oubli des évènements de 2000. Alors que la voix des urnes s’était exprimée sans ambages et que, nonobstant cette tendance, le Général Guéi avait voulu se maintenir au pouvoir, le Peuple était alors descendu dans les rues pour arracher sa liberté, une liberté en passe d’être confisquée. Comment peut-on être amnésique à ce point ? Comment peut-on retomber dans les mêmes travers que l’on avait reprochés fallacieusement au Général Guéi et qui a causé et accéléré sa mort sous le pouvoir aux abois de la Refondation ?
Enfin, comment ne pas donner raison aux dubitatifs d’alors quant à la bonne foi de Laurent Gbagbo ? L’homme n’avait en effet jamais réussi à faire l’unanimité au sein de l’opinion à cause de son art de la volte-face.
De la volte-face, il en est encore question aujourd’hui pour celui qui, s’étant engagé dans un processus électoral sous les auspices de l’ONU, des Accords de Ouagadougou et de la Communauté internationale toute entière, vient de s’autoproclamer Président de la Côte d’Ivoire. Il ne s’agit pas là d’une politique-fiction ni d’une intrigue propre aux romans africains du désenchantement à la mode tansienne (de Sony Labou Tansi, écrivain congolais auteur de plusieurs romans et pièces de théâtre mettant en scène ce type de personnages imbus de leur personne). Il s’agit de l’actualité brûlante d’une République bananière tropicale jetée en pâture aux médias internationaux.
Que Laurent Gbagbo se souvienne qu’il s’était fait la bouche de ceux qui n’ont point de bouche, de ceux qui, parce que pauvres ne pouvaient pas inscrire leurs enfants à l’école, ni s’offrir des soins de première nécessité. Qu’il se souvienne, dans le fauteuil brûlant de son pouvoir et de l’éclat coupable du collier en or des chefs de l’Exécutif, qu’il s’était engagé à offrir aux ivoiriens une couverture maladie universelle et à faire de la Côte d’Ivoire un dragon de l’Afrique à la puissance de feu. Qu’il se souvienne qu’il était le porte-flambeau de la social-démocratie en Afrique et portait les valeurs d’équité, de transparence, d’honnêteté. Qu’il se souvienne enfin qu’un homme politique doit privilégier la transcendance de l’Histoire collective en puisant dans les sources vivifiantes de ce qu’Edouard Glissant nomme « la conscience historique ». Plus que ses volte-face politiciennes, son plus grand crime est de fouler aux pieds cette conscience historique. Mais en réalité, un historien amnésique tel que Laurent Gbagbo ne pouvait devenir qu’un piètre homme politique. Ses années passées au pouvoir le montrent à l’envi.
Dix ans d’incurie politique et une partition Nord-Sud comme excuse
Qu’est devenue aujourd’hui la Côte d’Ivoire ? Quel bilan du pouvoir de la « Refondation ». Houphouët Boigny avait fondé… une nation. Mais, au lieu de la continuité de l’héritage, à lui laissé par nos pères, ceux qui par leur labeur avait donné à la Côte d’Ivoire renommée et estime, Laurent Gbagbo et son clan ont plongé la Côte d’Ivoire dans un obscurantisme sans précédent. Les chantiers sociaux, économiques, culturels et sanitaires ont été laissés en friche. Bédié avait proposé aux Ivoiriens un mythe, l’Eléphant d’Afrique et celui de l’Excellence. Mythe que l’on avait à l’époque tourné en dérision. Allassane Ouattara, le mythe du vivre-ensemble. Qu’a proposé Laurent Gbagbo ? L’entrée de la Côte d’Ivoire sur la liste des PPTE – Pays Pauvres Très Endettés en 2009. Il ne s’agit là que de la face visible de l’iceberg. Le facteur explicatif de cette mise hors jeu économique, technologique et culturel est l’absence de méthode et de stratégie. La sempiternelle excuse de cette gestion chaotique et irrationnelle serait la partition du pays depuis 2002. La Culture et l’Education n’ont jamais été aussi délaissées que sous son pouvoir. L’Education Nationale, l’Enseignement Supérieur (avec la terreur imposée par la tristement célèbre FESCI qui continue d’agir impunément car faisant le lit du pouvoir), la formation professionnelle n’ont jamais fait l’objet de quelque réforme que ce soit. Au lieu d’une stratégie méthodique et raisonnée au service du bien-être des Ivoiriens, pour le progrès et le bonheur partagé, la Refondation n’a été que refondation de châteaux et de stations-services, rêves nés des frustrations de ses thuriféraires sur l’autel du parti unique d’alors, refondation-litanies de discours semant la pomme de la discorde, voguant sur les eaux du tribalisme et de la xénophobie. Le pouvoir Gbagbo n’a été, au final, qu’une course effrénée à l’enrichissement personnel. Empêtré dans des scandales de toutes sortes, LG allait exercer le pouvoir avec le clan des incompétents n’ayant aucune vision pour leur Peuple.
Même l’exercice du pouvoir n’échappe pas à la modélisation de l’action…
L’aperception efficace des problèmes africains et en particulier de ceux en rapport avec la gestion de la cité (ce que l’on nomme « politique » depuis Aristote) paraît résider dans l’instauration et dans l’avènement d’un autre type de rapport moral entre l’homme politique, le peuple et l’Histoire. L’Histoire étant susceptible de se répéter, l’homme politique doit en connaître les ethos pour anticiper les crises et les erreurs. En cela, Laurent Gbagbo a failli à son sacerdoce. Nous sommes donc en droit d’attendre de lui qu’il « jette le froc aux orties » afin que l’alternance se fasse hic et nunc. Que son successeur sache également d’ores et déjà qu’il sera jugé sur ses actions c’est-à-dire sur sa performance et ses résultats pour le développement de la Côte d’Ivoire.
Par Dr. J-F Gondadieu
gondadieu@gmail.com
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