La démission de Francis Wodié de la présidence du Parti ivoirien des travailleurs (PIT) est l’expression de l’échec historique de la gauche ivoirienne.

3,56 % des voix en 1995, 5,25 % en 2000. « Cette année, ce sera au moins 15 %. Au moins », prédisait Francis Wodié, candidat du Parti ivoirien des travailleurs (PIT) à la présidentielle 2010, à Malika Groga-Bada (Jeune Afrique du 24 octobre 2010). Ce sera 0,29 % soit 13.406 voix, loin derrière le trio de tête mais aussi Toikeusse Albert Mabri de l’UDPCI, Konan Gnamien de l’UPCI. « Une véritable débâcle électorale » a commenté Wodié. Le jeudi 11 novembre 2010, il a décidé de démissionner de ses fonctions de président du PIT constatant que les électeurs « veulent la même politique à base de régionalisme et de clientélisme ». « Je n’ai pas ma place dans cette politique », souligne-t-il. On comprend le désarroi de Wodié qui, à 74 ans, après des décennies de combat politique, ne peut que constater l’échec historique de la gauche ivoirienne. Il y a vingt ans, Wodié et Laurent Gbagbo étaient côte à côte. Ils étaient les leaders des partis fondés dans la clandestinité avant l’autorisation du multipartisme. Le PIT pour Wodié, le FPI pour Gbagbo se trouvaient alors aux côtés du Parti républicain de Côte d’Ivoire (PRCI) et du Parti ouvrier révolutionnaire de Côte d’Ivoire (PORCI). Wodié et Gbagbo étaient d’autant plus proches qu’ils étaient des universitaires militant au sein du Syndicat des enseignants du supérieur (Synares), fer de lance de la contestation (on se souvient de son Autopsie de l’économie ivoirienne publiée en 1990 !). Mais le partenariat entre les deux hommes durera peu de temps : en 1995, Wodié sera candidat à la présidentielle face à Henri Konan Bédié alors que l’opposition avait boycotté le scrutin et, cette année-là, il perdra son siège de député de Cocody lors des législatives (unique siège détenu par PIT) ; en 2000, alors qu’il était une fois encore candidat à la présidentielle, il souhaitait un accord de gouvernement avec le FPI de Gbagbo. « Nos programmes ne sont pas très éloignés. Quand le FPI est arrivé au pouvoir on a même espéré que les choses pouvaient changer. Mais dans la méthode, le gouffre qui nous sépare est infranchissable », rappelait-il à Maloka Groga-Bada (cf. supra). Il dénoncera le « côté théâtral et populiste » de Gbagbo et précisera : « La dernière fois que nous avons discuté, je lui ai conseillé de se comporter en chef d’Etat et non en chef de clan ». C’était en 2004.

Né en 1936, c’est au sein de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) que Wodié a fait ses armes de militant politique. En France, la période est propice : la guerre d’Algérie et la lutte pour l’indépendance, les manifestations contre l’assassinat de Patrice Lumumba, etc. mobilisent les étudiants africains. En 1961, Wodié, étudiant en droit, fera partie de la flopée des expulsés. En Côte d’Ivoire, la situation politique est loin d’être sereine. Le 5 avril 1962, Félix Houphouët-Boigny réclame le vote d’une loi autorisant le gouvernement à prendre des mesures d’internement et d’assignation à résidence, voire d’obligation de travail, contre toute personne qui pourrait être suspectée de s’opposer au pouvoir. L’année suivante, en 1963, une cour de sûreté de l’Etat est implantée à… Yamoussoukro ; un tiers de membres du bureau politique du PDCI sont arrêtés et emprisonnés. Houphouët voit des complots partout ; y compris dans son propre camp. Mais aussi chez les intellectuels « subversifs ».

C’est le temps du yo-yo, alternance entre enseignement, emprisonnement, formation (il sera agrégé en droit public), exil (en Algérie), militantisme (il participera à la fondation du Synares), récompenses et reconnaissance (il deviendra doyen de la faculté de droit)… A la fin des années 1980, la situation sociale de la Côte d’Ivoire devenant intenable, sa revendication d’une bonne gouvernance économique se transformera en exigence de la démocratie, « seul remède au laxisme et à la corruption qui gangrènent tous les niveaux de l’appareil de l’Etat ». Le syndicalisme cède le pas à l’action politique. Le congrès constitutif du PIT se tiendra le 8 avril 1990. Wodié est élu premier secrétaire national. La crise, dit-il, « n’est plus seulement économique et sociale. Elle est également politique et imputable au système du parti unique ».Wodié va réclamer une conférence nationale alors que Houphouët cherche une parade en appelant Alassane Ouattara, gouverneur de la BCEAO, à remettre le pays sur les rails.

La Côte d’Ivoire est en ébullition. Le PIT en a une vision idéologique et ne propose que des analyses ; Gbagbo, leader du FPI, en a une vision militante et entend faire reculer le pouvoir ; moins dogmatique, il se présente comme une alternative démocratique. Il imposera le tempo dès la marche du 31 août 1990 à Abidjan et s’affirmera comme le leader de l’opposition dont il deviendra la tête d’affiche lors de la présidentielle du 28 octobre 1990 ; il y va seul alors que la Coordination de la gauche démocratique – dont le FPI faisait partie – appelait au boycott, considérant que les conditions d’une élection pluraliste n’étaient pas réunies. Il s’oppose au « père de l’indépendance » ; il passera à la télévision à l’occasion de la campagne : une grande première. Il devient, titrera Jeune Afrique, « l’opposant public numéro un », même s’il ne récolte que 548.441 voix. Wodié, lui, mise sur les idées (plus encore quand ce sont des idéaux). Gbagbo, plus confus politiquement, réfléchit moins et parle plus. Et quand il parle, tout le monde le comprend. Ce qui n’est pas le cas de Wodié. « Sur le plan de la croissance et de la vie quotidienne des Ivoiriens, du chômage, de l’école, de l’avenir de la jeunesse, nous ne nous croyons pas autorisés à être optimistes », commentera-t-il ainsi le débat télévisé auquel à participé Ouattara le 1er octobre 1992. L’isolement du PIT va s’accentuer, à la veille de la présidentielle de 1995, avec la constitution du Front républicain (FR) entre le FPI et le RDR nouvellement créé. Le FR appellera au « boycott actif » alors que le PIT présentera la candidature de Wodié face à Bédié. « Il fallait tester la bonne foi des autorités et aussi des textes », se justifiera le leader du PIT qui ajoutera avoir « voulu jouer le jeu de la légalité ». L’opposition lui reprochera d’avoir ainsi légalisé la victoire de Bédié. Ce sera pire encore quand Wodié obtiendra, le 12 août 1998, le portefeuille de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, pour « montrer une fois encore que le PIT travaille pour le pays ». Commentaire de Gbagbo : « On ne peut pas aller dans la même direction quand on marche dans des sens contraires ».

La contestation universitaire (menée par un certain Charles Blé Goudé !) puis le renversement de Bédié vont faire oublier Wodié ; ce qui ne l’empêchera pas de se présenter à la présidentielle d’octobre 2000 que Gbagbo va remporter face à Gueï sans jamais avoir besoin des voix du PIT. « Le changement de régime intervenu en 2000 avec l’accession du FPI au pouvoir n’a rien changé fondamentalement dans les méthodes et les pratiques politiques de la Côte d’Ivoire, contrairement aux attentes légitimes des populations. Les pratiques anti-démocratiques demeurent et persistent » déclarera le PIT qui veut « doter le citoyen ivoirien d’une culture politique afin qu’il choisisse, de manière libre et responsable, le système social et politique qui lui convient ». Engoncé dans une vision idéologique d’une réalité politico-sociale qui lui échappe totalement, le PIT de Wodié était appelé à dériver plus encore qu’il ne l’avait fait par le passé. Wodié est l’expression d’un intellectualisme politique totalement dépassé ; mais, au sein de la classe politique, compte tenu de son passé et de sa prégnance, il incarnait encore une « vision de gauche » que le FPI a renié depuis longtemps. Et dont la présidentielle 2010 vient, hélas, de sonner le glas. Mais peut-il y avoir une démocratie réelle sans opposition de gauche ?

Jean-Pierre Béjot, éditeur-conseil mis en ligne par Adama Diomandé

© Copyright La dépèche diplomatique

Commentaires Facebook

Les commentaires sont fermés.