Par Pascal Airault – Jeune Afrique
Gbagbo et Ouattara ont fait le plein des voix lors du premier tour, y compris au-delà de leurs fiefs respectifs. Mais pour l’emporter, ils doivent impérativement séduire les électeurs d’Henri Konan Bédié.
Les Ivoiriens n’ont pas leur pareil pour dédramatiser les situations les plus angoissantes. Alors que l’on s’apprête à vivre un « à mort » entre l’opposant historique de Félix Houphouët-Boigny et l’ancien Premier ministre de ce dernier, une histoire drôle circule sur les téléphones portables. « Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara se promènent en brousse lorsqu’un lion s’invite sur leur chemin. Gbagbo, voyant arriver l’animal, s’écrie : ADO, trouve vite la solution ! Et ce dernier de rétorquer : Fais comme s’il n’y avait rien en face. »
Rien de tel que de tourner en dérision les slogans de campagne des deux frères ennemis – « ADO solutions » et « Gbagbo, vraiment y’a rien en face » – pour faire tomber un peu la pression. Car tous les regards se portent dorénavant sur le second tour, programmé le 28 novembre, entre le politicien le plus doué de sa génération et l’économiste le plus aguerri du pays. Un combat des chefs, un choc de titans, que beaucoup redoutent tant les barons des deux camps se vouent une haine viscérale nourrie par une lutte politique acharnée. Il est loin le temps où Gbagbo et Ouattara faisaient cause commune sous la bannière du Front républicain. Cette alliance a mal tourné, la transition du général Gueï les a définitivement brouillés, et la rébellion de septembre 2002 a accentué leurs rancœurs. Les Ivoiriens ont aujourd’hui l’occasion de les départager.
Les leçons du vote
Dans les états-majors de campagne, on prépare la bataille finale depuis le petit matin du 1er novembre. Durant la nuit, les cadres locaux des partis avaient envoyé par SMS les résultats par bureaux de vote aussitôt compilés. Alassane Ouattara s’est empressé de diffuser la bonne nouvelle. Il a aussi téléphoné au président Gbagbo et, à deux reprises, au candidat du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), Henri Konan Bédié, à qui il a proposé une audience. Ce dernier, entretenu dans l’illusion d’une victoire par son entourage, a différé ce rendez-vous jusqu’au 5 novembre au matin. Les deux hommes se sont rencontrés au domicile de l’ancien chef de l’État.
ADO a vite tiré les enseignements de ce scrutin. Il a fait le plein des voix dans le Nord, à l’exception du Zanzan, et ratissé sur les terres du PDCI. Mais il a légèrement reculé à Abidjan – au profit du président sortant – par rapport aux municipales de 2001, notamment dans deux de ses fiefs, Abobo et Anyama. Selon ses proches, il devrait continuer à mettre en avant son expérience d’ancien directeur du FMI et de Premier ministre qui a redressé une situation socio-économique désastreuse au début des années 1990. Il se présentera aussi comme l’homme du changement et le garant des promesses scellées au sein du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP) avec le PDCI.
En face, le président Gbagbo espérait une plus large avance, tandis que certains de ses proches prédisaient une victoire dès le premier tour. Le chef de l’État a néanmoins tenu à afficher son optimisme, notamment devant l’ancien président ghanéen John Kufuor reçu à dîner le 2 novembre. Pour l’historien Gbagbo, seule la victoire finale compte, même si elle doit être acquise dans la douleur. Véritable directeur de sa campagne, il a vite dressé le bilan du premier tour.
C’est sa vieille garde qui a obtenu les meilleurs résultats. À commencer par sa première épouse, Simone Gbagbo, qui est venue talonner le Rassemblement des républicains (RDR) à Abobo. C’est aussi la victoire de Charles Blé Goudé, qui a su mobiliser les jeunes de la métropole, ou encore de Marcel Gossio, directeur général du Port autonome d’Abidjan, qui a obtenu la pole position à Port-Bouët, et de Pascal Affi Nguessan, ancien Premier ministre, qui a très bien manœuvré en pays agi (Sud). Mais ce scrutin a aussi souligné les défaillances de la stratégie du tandem Issa Malick Coulibaly-Nady Bamba, le directeur national de campagne et la seconde épouse du président. Chargés de conquérir le cœur des électeurs musulmans, ils ont échoué, puisque le Nord et plusieurs grandes villes de l’Ouest, peuplées de nordistes, sont restés fidèles au leader du RDR.
Même verdict pour les ralliés du PDCI. Paul Nzi David, directeur de cabinet du président, n’a pu lui apporter Dimbokro. Laurent Dona Fologo n’a pu glaner plus de 5 % des voix à Ferkessédougou, et Apollinaire N’Dri, promu gouverneur du district de Yamoussoukro, n’a pas su mobiliser.
D’aucuns prévoient donc la reprise en main de la campagne par les barons historiques. « Nous allons aider nos jeunes frères moins expérimentés en leur enseignant les vieilles ficelles », avoue Marcel Gossio. Quelle stratégie adopter ? Pour certains conservateurs du parti, il faut lancer le « Tout sauf Ouattara » (TSO). « On va rappeler que Gbagbo est un candidat transnational, contrairement à son challengeur, porté par un vote communautariste, explique Alain Toussaint, président de la Fondation nationale des sciences politiques et proche du couple présidentiel. Ouattara est également le candidat de l’étranger, celui par lequel la guerre est arrivée, car il a financé la rébellion. » Une ligne radicale rejetée par les modérés du Front populaire ivoirien (FPI). « Cette voie est suicidaire, car les seconds tours se gagnent au centre, indique un stratège de l’équipe présidentielle. Le chef de l’État doit mobiliser sur son projet de société, sa capacité à rassembler et à panser les plaies du pays. »
Bataille pour les voix du PDCI
Il ne sera néanmoins pas aisé de fédérer au-delà de son réservoir de voix. « Jamais un chrétien ne votera pour un musulman dans ce pays », « un Baoulé ne peut se mettre au service d’un Dioula », « Bédié hait Ouattara », veut croire le camp présidentiel. « Les Bétés [ethnie de Laurent Gbagbo] oppressent les Baoulés dans l’Ouest », « Les Baoulés suivent religieusement les consignes de leur chef et celui-ci a passé un pacte avec ADO », « Baoulés et Sénoufos sont des alliés de toujours par la volonté de Félix Houphouët-Boigny et du patriarche péléforo Gbon Coulibaly de Korhogo », espèrent les partisans de Ouattara.
Avec 25 % des suffrages exprimés, Henri Konan Bédié détient la clé du second tour. Jusqu’au 31 octobre, il affirmait à ses visiteurs : « J’ai signé un pacte avec Ouattara, je le respecterai. » Depuis, malgré la désillusion de sa cuisante défaite, il a appelé à voter pour lui… Pourtant, avant même la proclamation des résultats, Gbagbo a cherché à sonder l’ancien chef d’État via des émissaires en lui faisant passer le message suivant : « Si tu as perdu, c’est la faute d’ADO, qui a chassé sur tes terres. » Tous les barons du FPI sont également sollicités pour rallier les cadres régionaux du PDCI et certaines figures comme Charles Konan Banny, l’ancien Premier ministre accusé de vouloir faire une OPA sur le PDCI, et le général Ouassenan, soupçonné de dissidence. Autant de cartes qui permettraient à Gbagbo de combler les 12 points pour atteindre la barre des 50 %.
Les candidats Gbagbo et Ouattara jouent une partie serrée. Les 11 petits candidats, qui représentent un peu plus de 4 % des voix, ont commencé à être approchés. Il s’agira aussi de réduire le nombre de votes nuls (4 %). Enfin, les états-majors sont repartis à la conquête de financements bien utiles pour s’attacher le soutien de grands leaders d’opinion. « Vu la configuration du second tour, on va donner à tout le monde », explique un homme d’affaires libanais. L’argent jouera, encore une fois, un rôle primordial dans le sprint final. Pour Ouattara, l’équation est simple : mobiliser l’électorat de Bédié. Pour Gbagbo, il s’agit de rassembler pour être enfin « bien élu ».
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