Quelle politique africaine pour la France ?

Par Jean-François Bayart
temoust.org

Mes collègues organisateurs du congrès du Réseau des études africaines en France, qui s’est tenu au Centre d’études d’Afrique noire (CEAN), à Bordeaux, du 6 au 8 septembre, m’ont demandé de donner à cette occasion une conférence sur le thème suivant : « Quelle politique africaine pour la France ? »[1]. De prime abord, j’ai été saisi par l’angoisse de l’étudiant qui pioche un mauvais sujet au « Grand O » de Sciences Po. Mais le fait que la France se soit soudain découverte entraînée dans une nouvelle guerre, au Sahel cette fois-ci, sans que ses dirigeants aient cru utile de l’en informer, et encore moins d’en saisir la représentation parlementaire, méritait que l’on remette sur le métier le vieil ouvrage, pour décourageant qu’il eût été ces trois dernières décennies[2].

Cette question, mi bateau mi surréaliste, pouvait être entendue de quatre manières différentes. D’abord sur un mode interrogatif, « Quelle est la politique africaine de la France depuis l’élection de Nicolas Sarkozy ? », voire surpris ou goguenard : « Il y a une politique africaine dans l’avion Air Sarko ? Sans blague… »

Pour répondre de manière mesurée, encore faut-il rappeler que ladite politique africaine de la France a de longue date été paramétrée par des facteurs extra régionaux : la rivalité impérialiste avec le Royaume-Uni et l’Allemagne au XIX° siècle ; la crainte que l’Empire ottoman ne lance la « guerre sainte » contre les puissances de l’Entente et ne fasse cause commune avec le Reich ; ou, dans les dernières décennies, les contraintes de la non moins élusive « politique arabe », le souci de se constituer une banque de votes à l’ONU, la volonté d’assurer l’indépendance énergétique du pays, le volant des troupes disponibles pour des interventions militaires à l’étranger.

Il convient également de faire la part d’intérêts particuliers ou corporatifs, tels que ceux de certains milieux d’affaires ou de l’armée. Enfin, l’Afrique est une fiction dont on ne sait trop d’ailleurs si elle est utile ou non. Dans les faits, elle se décompose en sous-régions dont on pourrait imaginer qu’elles gagneraient à faire l’objet de politiques spécifiques sans que celles-ci soient subsumées par la catégorie générique de « la politique africaine de la France ».

Acceptons néanmoins cette aune d’analyse pour ne pas être accusé par le jury d’être hors sujet. De ce point de vue, l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République fut accueillie par un mélange d’appréhensions et d’espoirs en Afrique même, ou dans les milieux français intéressés. La politique anti-migratoire qu’il avait conduite en tant que ministre de l’Intérieur et qu’il s’était engagé à durcir, pendant sa campagne, suscitait critiques et amertume au sud du Sahara, comme il avait pu lui-même le constater lors de sa visite au Mali et au Bénin, en 2006. Mais, en tant que candidat, il avait aussi promis d’en finir avec la politique des réseaux et d’être l’ennemi juré des dictatures de par le monde. En outre, son style volontariste, sa relative jeunesse et son désir de « rupture » paraissaient de bon augure à une partie au moins des nouvelles générations africaines de cadres, pressés d’en finir avec le vieux clientélisme franco-africain.

L’entrée de Rama Yade dans le gouvernement, la nomination à l’Elysée de Bruno Joubert, un diplomate compétent et estimé, comme conseiller pour les affaires africaines furent bien reçues ; la retraite spirituelle sur le yacht de l’ « Africain » Vincent Bolloré beaucoup moins bien. De toute manière, le calamiteux discours prononcé le 26 juillet à l’université Cheikh Anta Diop, à Dakar, que Nicolas Sarkozy traînera comme un boulet jusqu’à la fin de sa carrière politique, hypothéqua d’emblée toute possibilité d’un nouveau départ de la France au sud du Sahara, en même temps qu’il mit en pleine lumière les contradictions de la pensée présidentielle, et plus largement de ce qui tient lieu de catéchisme à la classe politique française depuis trente ans : comment peut-on simultanément reprocher aux Africains leur propension à l’immobilité anhistorique, leur engluement dans la « tradition », et leur trop grande mobilité, c’est-à-dire leur émigration[3] ? Ce n’est pas la doctrine fumeuse et condescendante du « co-développement » – simple compensation cafarde que l’on concède à un domestique devenu importun pour qu’il s’éloigne sans bruit – qui permettra de dépasser cette aporie… La réception grandiose, à Paris, de Mouammar Kadhafi en décembre de la même année, l’intervention militaire à Ndjamena, le 1er février 2008, qui permit au président Idriss Deby de sauver son pouvoir personnel et de liquider physiquement le leader le plus estimé de son opposition légale grâce à la protection des soldats français, en guise de rémunération pour l’extradition vers Paris des responsables de l’Arche de Zoé quelques semaines auparavant, achevèrent de camper le décor de la politique africaine de Nicolas Sarkozy. Cette dernière restera hantée par ces trois scènes primitives.

De toute façon, la France n’a plus les moyens financiers de quelque ambition que ce soit. « Neuilly plutôt que Bangui », avait choisi le nouveau Président en faisant adopter le bouclier fiscal à l’orée de son quinquennat. Faute de marges de manœuvre budgétaires, il s’est ainsi condamné, dans ce domaine comme dans d’autres, et ce bien avant la crise mondiale, à égrener les annonces généreuses – l’aide alimentaire d’urgence, la scolarisation de huit millions d’enfants, l’augmentation des crédits destinés à la lutte contre le sida, la création d’une taxe sur les opérations financières internationales – sans être en mesure de les faire suivre d’effets. Les fonds destinés à l’aide publique au développement sont asséchés, et la France n’a plus guère de visibilité en la matière au sud du Sahara, par comparaison avec les autres bailleurs de fonds[4]. Aussi la politique africaine de Nicolas Sarkozy se limite-t-elle aujourd’hui à l’endiguement de l’immigration, à la lutte contre le « terrorisme international » et à la préservation des intérêts des entreprises françaises, pour laquelle le chef de l’Etat revêt ses habits de VRP lors de ses visites officielles, comme par exemple au Niger, en Angola ou en République sud-africaine.

Certes, ce dernier a continué de faire campagne pour un siège africain au Conseil de sécurité des Nations unies – en sachant bien que les rivalités interafricaines rendent assez évanescente cette échéance – et il a nourri un dialogue relativement nourri avec Meles Zenawi, l’homme fort de l’Ethiopie, dans le domaine de l’environnement lors de la conférence de Copenhague, en décembre 2009. La présidence française du G 20 et du G 8 devrait lui permettre de poursuivre ce genre de concertation avec les pays émergents africains, à ceci près que sa politique à l’encontre des Roms, la détérioration de ses relations avec l’Union européenne, la brutalité de son style diplomatique et l’effondrement de sa popularité en France même ont miné son crédit personnel.

Pour le reste, les principales crises politiques du continent sont gérées au fil de l’eau, à commencer par celle du Soudan bien que Bernard Kouchner en fît une affaire personnelle au début du quinquennat. Et la France s’est jetée tête baissée dans les conflits de Somalie et du Sahel en se bornant à en criminaliser les acteurs qui ne lui plaisent pas – les « pirates », les « terroristes » – sans s’interroger sur les raisons sociales et politiques de leur passage à la violence, comme si la stigmatisation du « terrorisme » et du « banditisme » des nationalistes algériens, tout au long des années 1950, lui avait épargné l’ouverture ultérieure de négociations. On peut voir des symptômes de cette déshérence de la politique africaine de Nicolas Sarkozy dans la fronde sourde des diplomates du Quai d’Orsay à l’encontre de Bernard Kouchner et de Claude Guéant, fronde qu’ont relayée dans les médias les critiques explicites de Jean-Christophe Rufin, l’ancien ambassadeur de France au Sénégal, et diverses tribunes de diplomates à la retraite[5].

Néanmoins, notre question, « Quelle politique africaine pour la France ? », peut revêtir une connotation moins interrogative que normative et prendre la forme d’une appréciation laudative, admirative (« Quelle politique africaine pour la France ! ») ou accablée, méprisante, désespérée (« Quelle politique africaine pour la France… »). En effet, en politique étrangère comme dans la peinture chinoise, c’est souvent le vide qui structure le plein. Dans les faits, l’inconsistance de la politique africaine de Nicolas Sarkozy dessine en creux au moins sept orientations précises :

1) L’anti-intellectualisme délibéré de la présidence de la République et du gouvernement qui entendent s’affranchir de toute expertise digne de ce nom et de tout débat d’idées, ainsi que l’ont notamment illustré l’auto-satisfaction de Henri Guaino, l’auteur du discours de Dakar qu’il avait rédigé dans le dos de la cellule diplomatique de l’Elysée, en réponse à la bronca des intellectuels africains et des chercheurs africanistes (« Si les intellectuels protestent, c’est bien la preuve que nous avons raison », aurait déclaré en substance celui-ci, et il s’est en tout cas bien gardé de faire amende honorable dans la tribune qu’il a ensuite publiée dans Le Monde[6]), ou encore la dissolution du Haut conseil à la coopération internationale (HCCI), puis la polémique qu’Alain Joyandet, secrétaire d’Etat à la Coopération, a déclenchée contre Jean-Michel Severino, le très respecté directeur général de l’Agence française de développement, en décembre 2008. Manifestement, les décideurs de la politique africaine de la France n’ont pas plus besoin que les caissières de lire la Princesse de Clèves ! Avec ostentation, le pouvoir politique se défie de la compétence technique ou universitaire, et délégitime les corps intermédiaires qui en sont les réceptacles. Les chercheurs, les diplomates, les responsables de l’aide publique au développement sont traités avec une désinvolture qui n’échappe pas à la grossièreté. Et c’est sur cette base, si l’on peut dire, que sont prises, en toute méconnaissance de cause, des décisions gravissimes, comme celle d’ériger AQMI en grand adversaire, au lieu de contribuer à le marginaliser, et de se lancer tête baissée dans une guerre qui n’aura d’autre issue que de légitimer l’ennemi[7].

2) Le retour à l’aide liée, dont Alain Joyandet, en bon patron de PME qu’il est, s’était fait le chantre avec si peu de vergogne qu’une partie de la majorité parlementaire n’a pu s’empêcher d’en avoir un haut le cœur : ainsi, il claironnait à qui voulait l’entendre que la France « doit défendre ses parts de marché » et qu’« il ne faut pas avoir peur de dire aux Africains qu’on veut les aider, mais qu’on veut aussi que cela nous rapporte »[8].

3) La régression de la politique africaine de la France à des relations clientélistes avec les capitales subsahariennes, relations dont l’asymétrie n’est pas toujours celle à laquelle on pense spontanément. L’Elysée soutient sans ambages les régimes en place, et même les sauve si nécessaire comme on l’a vu au Tchad, et il appuie les successions dynastiques (ou leur préparation) comme au Togo, au Gabon, au Burkina Faso, au Sénégal. Il laisse les dirigeants africains choisir, ou en tout cas renvoyer, leurs interlocuteurs français, ainsi que Jean-Marie Bockel, ministre délégué à la Coopération, Jean-Gildas Le Lidec, ambassadeur de France à Madagascar, ou Jean-Christophe Rufin, ambassadeur de France au Sénégal, en ont fait l’amère expérience[9]. Il en est revenu à une gestion hautement personnalisée et extra institutionnelle de la diplomatie en conférant au secrétaire général de la présidence de la République, Claude Guéant, et à un conseiller officieux, l’insubmersible Robert Bourgi, avocat qui compte dans sa clientèle plusieurs Présidents africains, la gestion des affaires du sous-continent[10]. Claude Guéant et Robert Bourgi ont pu, par exemple, faire nommer par le président de la République Dov Zera directeur général de l’Agence française de développement, en juin 2010, au lieu de deux hauts fonctionnaires des Finances dont les noms circulaient et qu’appuyaient d’autres conseillers de l’Elysée.

4) Le soutien aux dictatures et la récusation implicite (ou militaire) de la démocratie comme possible politique au sud du Sahara, dont l’intervention au Tchad, en février 2008, a été l’obscène aveu, dès lors qu’elle s’est accompagnée de la décapitation des forces d’opposition légale signataires de l’accord du 14 août 2007 « visant à renforcer le processus démocratique » et co-signé par la France, de pair avec les Etats-Unis et l’Union européenne[11]. Le partenariat privilégié avec le très autoritaire Meles Zenawi ou l’agrément des successions présidentielles dynastiques sont des confirmations mezzo voce de ce reniement des promesses proclamées lors de la campagne présidentielle de 2007.

5) Un nouvel interventionnisme militaire sous couvert d’une révision de la présence de l’armée française au sud du Sahara et des accords de défense qui liaient Paris à certaines capitales africaines, révision annoncée à grands sons de trompe devant le Parlement sud-africain en février 2008. La France mène maintenant des guerres qui ne disent pas leur nom. Au Sahel, naturellement, comme l’ont enfin révélé, après plusieurs années de covert action, le raid mené au Mali de concert avec l’armée mauritanienne, le 22 juillet – sans que Bamako en ait été préalablement informé ! -, et le déploiement de troupes au Niger et au Burkina Faso, en septembre, à la suite de la prise d’otages d’Arlit ; et comme l’a théorisé le président de la République devant la Conférence des ambassadeurs, le 25 août, en parlant d’un « arc de crise » qui s’étendrait du Pakistan au Mali. Mais aussi en Somalie, sous prétexte de lutte contre la piraterie, dans un cadre juridique pour le moins flou en dépit de la légitimité internationale que les Nations unies confèrent à l’opération Atalante de l’Union européenne. Ou plus banalement en Méditerranée et au large des côtes ouest-africaines, dès lors que la lutte contre l’immigration, nécessairement rendue clandestine par les politiques publiques de l’Union européenne, est de plus en plus militarisée – et sous-traitée aux forces armées des Etats maghrébins. En outre, le Premier ministre, François Fillon, a promis au gouvernement nigérian une aide militaire française pour écraser la dissidence des « peuples autochtones » du delta du Niger, lors de sa visite au Nigeria, en mai 2009.

6) Une orientation clairement anti-sociale de la politique africaine de la France qui substitue de plus en plus à la lutte contre la pauvreté la lutte contre les pauvres. Tel est le résultat de la réglementation anti-migratoire puisque seuls les plus favorisés sont désormais en mesure d’être « choisis » et d’obtenir un visa pour entrer sur le territoire français afin d’y poursuivre des études, d’y faire du tourisme, d’y suivre des soins ou d’y faire des affaires, et puisque les clandestins qui parviennent à passer à travers les mailles du filet, au péril de leur vie, sont voués à se faire surexploiter et à fournir à l’économie française qui en a besoin une main d’œuvre taillable et corvéable à merci, tout en restant pourchassés par l’administration et la police. Politique d’autant plus cynique que les remises (remittances) des émigrés dépassent maintenant, à l’échelle mondiale, les montants de l’aide publique au développement, et que la libéralisation des filières agricoles, que la France a appuyée au sein des institutions multilatérales, a appauvri les populations rurales et intensifié les migrations que l’on prétend interdire.

Par ailleurs, les plus démunis sont les premières victimes de l’assèchement de l’aide française au développement, mais aussi des investissements directs étrangers qui souvent se soldent par des effets d’exclusion sociale ou économique, notamment dans le domaine foncier et agraire, voire par des catastrophes environnementales et sanitaires comme, précisément, dans la région pétrolifère du delta du Niger, où opère, entre autres compagnies, Total, et à Arlit, au Niger, qu’exploite Areva, sans toujours avoir pris les précautions nécessaires en matière de protection des sites et de stockage des déchets[12]. L’anti-intellectualisme et la militarisation de la politique africaine de la France permettent d’occulter les origines sociales ou politiques de ce genre de conflits qu’il est plus confortable d’imputer à la barbarie supposée des Africains (ou de l’islam) qu’à l’injustice dont ils sont l’objet et dont elle est souvent complice.

7) La « réverbération » – pour reprendre un terme en vogue chez les historiens de la colonisation – vers la France d’un certain nombre de lois, de techniques de répression ou de contrôle, et de pratiques administratives qui permettent le traitement autoritaire et policier, sinon militaire, de phénomènes sociaux et de mobilisations politiques. Au nom de la lutte contre l’« immigration clandestine » et le « terrorisme international », les Français s’habituent, jour après jour, à des violations de plus en plus systématiques de leurs libertés publiques, et même privées puisque leur droit à la vie matrimoniale est maintenant remis en cause pour peu que leur cœur les porte vers un(e) étranger(ou gère).

Mais il est également loisible, en troisième lieu, de s’interroger sur un ton docte : « Quelle politique africaine voyons-nous là ? Comment la conceptualiser ? » Je répondrais pour ma part que « ceci n’est pas une Françafrique » – sauf à réduire cette dernière à un laborieux jeu de mots, la « France à fric ». Dans son acception première, telle que l’entendait un Félix Houphouët-Boigny, la Françafrique se présentait comme un projet cohérent dont on peut contester l’orientation ou l’inspiration, mais qui ne manquait pas de grandeur. Elle reposait sur la libre circulation des hommes autant que des capitaux, sur l’intégration monétaire, sur des accords commerciaux préférentiels, sur des pôles régionaux dont la Côte d’Ivoire était la clef de voûte. Rien de tout cela n’existe plus vraiment. J’ai également exprimé mes réserves à l’encontre des « études postcoloniales » pour problématiser les relations actuelles entre la France et l’Afrique, et il n’est point besoin d’y revenir[13]. La théorie classique des relations internationales n’est guère plus satisfaisante, dans la mesure où elle fait grand cas de notions inconsistantes, telles que celles d’ « Etat failli » ou de « bonne gouvernance », et où elle tend à raisonner dans les termes d’un jeu à somme nulle entre les « puissances », au risque de prendre pour argent comptant leur unité de mesure, de sous-estimer les complémentarités ou les alliances entre celles-ci, et de surestimer les ruptures au sein du système international au gré des émois « géopolitiques » du moment. Par exemple, les « nouveaux acteurs » dont on s’effraye – outre le fait qu’ils ne sont pas toujours si nouveaux que cela : le Brésil était déjà très influent sur la côte angolaise au début du XIX° siècle – n’ont pas un comportement très différent de celui, disons, d’Israël dans les années 1960-1970, dont les agissements ont eu un rôle déterminant dans l’éclatement de la guerre civile en Sierra Leone. Et la Chine, dont les opérateurs sont au demeurant aussi hétérogènes que ceux de la France, ne joue pas dans la même cour commerciale que celle-ci et sait à l’occasion nouer des partenariats avec elle, notamment dans le domaine pétrolier.

Il conviendrait donc de reprendre à nouveaux frais l’analyse de ce que j’avais nommé le bloc hégémonique postcolonial[14], étant entendu que celui-ci est mort en décembre 2001 lorsque la France s’est abstenue de se faire représenter de manière décente à l’enterrement de Léopold Sedar Senghor : les funérailles renouvellent les alliances, autant qu’elles célèbrent les morts. D’une part, l’Afrique est un enjeu majeur de l’émergence du « gouvernement par les chiffres », auquel aspire le néolibéralisme, et des négociations transatlantiques qui se mènent sous la houlette de l’OCDE, et dont Nicolas Sarkozy s’est montré un chaud partisan, sous l’inspiration de son conseiller Ramon Fernandez. Il s’agit en l’occurrence de dégager à l’échelle globale un espace multilatéral de normes d’investissement dans lequel le président de la République entend conférer à la France sa part de leadership, aux côtés des Etats-Unis et du Royaume-Uni. L’expérience historique prouve que de telles normes ne seront pas aisées à mettre en œuvre au sud du Sahara, région décidément apte au marché (marketable), mais non à la banque (bankable), pour reprendre la distinction de l’anthropologue Jane Guyer[15]. On peut donc douter de la viabilité de ce projet, et plus encore de l’adéquation à cet objectif de la politique africaine, plutôt fruste, qui est effectivement conduite sur le terrain. Mais la réflexion critique devrait plutôt se porter sur ce plan au lieu de s’en tenir aux habituelles dénonciations moralisantes, et théoriquement ineptes, de la « corruption ».

D’autre part, les relations franco-africaines ne se réduisent pas aux relations intergouvernementales. Elles prennent aussi la forme de la « coopération décentralisée » entre collectivités territoriales, dont le sulfureux département français des Hauts-de-Seine n’a pas le monopole de la conception, et surtout d’une multitude de liens professionnels dans les domaines de l’économie, du syndicalisme, du monde associatif, de l’enseignement ou de la recherche, dont on ne peut se faire une idée irénique, mais qui échappent au moins pour partie à la politique d’Etat. Les actions de solidarité entre citoyens français et sans-papiers subsahariens, le soutien que certaines associations françaises d’anciens combattants ont apporté aux revendications de leurs frères d’armes pour la revalorisation de leurs pensions, la décision du Conseil constitutionnel qui a invalidé la « cristallisation » indue de ces dernières au lendemain des indépendances, la guérilla administrative du Réseau éducation sans frontières (RESF) appartiennent également à « la politique africaine de la France », et l’analyste doit en tenir compte.

Ce qui nous amène à une dernière signification possible, prescriptive (ou onirique : « Dessine-moi une politique africaine de la France », demande le Petit Prince à l’aviateur Nicolas Sarkozy), de notre question : « Quelle politique africaine la France devrait-elle conduire ? » Je formulerai à ce sujet une platitude, j’évoquerai un combat à partager, et j’exprimerai un vœu. Platement, donc, je rappellerai que notre politique devrait s’adapter à ce qu’est l’Afrique aujourd’hui, et anticiper ce qu’elle est en passe de devenir sur la base des connaissances que la recherche a engrangées : à savoir une sous-région urbanisée où la jeunesse sera majoritaire et déscolarisée, où la mobilité humaine sera forte, dont les sociétés deviendront de plus en plus inégales du fait de l’emprise économique croissante des classes dominantes et de leur capacité à se reproduire politiquement dans le cadre de l’Etat-nation ; une sous-région, enfin, que la mémoire de la traite esclavagiste et des grands massacres de l’époque coloniale et surtout postcoloniale hantera, sans que l’esprit de Dieu qui souffle actuellement sur elle avec détermination lui soit d’un grand secours[16]. Autant dire que cette Afrique exigera un sérieux effort d’imagination dont la France est pour l’instant pathétiquement dépourvue si l’on en juge par la stupidité de ses politiques en matière de lutte contre les narcotiques, l’immigration et l’islamisme – politiques qui ne font qu’alimenter les ennemis contre lesquels elle prétend lutter, trafiquants, passeurs et autres terroristes, en gonflant leurs rentes de situation respectives et éventuellement conjointes.

La politique africaine de la France devrait prendre la forme d’un combat commun contre la politique identitaire qui, de part et d’autre du Sahara et de la Méditerranée, met en danger la conception universaliste de la citoyenneté et les libertés publiques, au prix parfois de mesures ethniquement ou religieusement discriminatoires, voire d’opérations, administratives ou physiques, de purification ethnique. En France, en Europe, la stigmatisation de l’Autre supposé – car toute altérité est un postulat ou une hypothèse socialement, politiquement et idéologiquement construits – est devenue le mode de travestissement de la question sociale, et notamment de l’exclusion que provoquent trois décennies de chômage. En Afrique, elle constitue aussi une réponse aux difficultés économiques et au rétablissement d’élections compétitives, ainsi qu’aux tensions que celles-ci entraînent[17]. Mais également le nationalisme s’est édifié, au moment des indépendances, sur ce que l’historien sénégalais Ibrahima Thioub nomme une définition « chromatique » de l’identité, définition qui a permis d’évacuer du débat l’économie politique de la domination et de l’inégalité, par exemple en refoulant la question servile, pourtant socialement omniprésente[18]. Sous cet angle, Français et Africains sont dans le même bateau, qui les conduit inexorablement au naufrage politique et philosophique. A charge pour eux de savoir mener un djihad commun contre la bêtise identitaire, comme l’ont fait en leur temps les anti-colonialistes, Noirs et Blancs unis. Ici, la ligne de partage des eaux n’est pas entre la France et l’Afrique, elle divise dans la douleur chacun de ces ensembles dont les parties doivent choisir leur camp.

Ce qui m’amène à formuler mon vœu. La politique anti-migratoire qu’assument les dirigeants européens depuis une trentaine d’années n’est pas seulement vaine, et contraire aux intérêts bien compris de leurs pays si l’on en croit les démographes et les économistes. Elle compromet inexorablement la démocratie et les libertés publiques en étant attentatoire au respect des droits de l’Homme. Elle est aussi criminelle, au sens strict du terme, dans la mesure où elle provoque la mort de milliers d’hommes – on parle d’une quinzaine de milliers de victimes pour ces dernières années, ce qui correspondrait au coût humain du conflit dans le Sud-Est anatolien depuis 1984. Les dirigeants européens sont directement responsables des conséquences des mesures qu’ils prennent en la matière, et de la façon dont ils sous-traitent leur application aux Etats du Maghreb, en particulier à la Libye. Le film de Andrea Segre, Dagmawi Yimer et Riccardo Biadene, Comme un homme sur la terre (2008), établit par exemple avec précision l’ampleur de la complicité du gouvernement de Silvio Berlusconi avec le régime de Mouammar Kadhafi et l’exploitation éhontée, par les officiels libyens, de cette rente de la lutte contre les migrants, au prix de mauvais traitements, de tortures, de viols et de meurtres systématiques, dans l’indifférence absolue de Frontex et dans le confort bureaucratique que procurent les livraisons de matériels italiens. Un incident récent a d’ailleurs corroboré la gravité de cette compromission de Rome avec Tripoli, mais aussi la mithridatisation de l’opinion publique européenne. Le 12 septembre, quelques jours après le congrès de Bordeaux devant lequel je me suis exprimé, une vedette libyenne a tiré sur un bateau de pêche italien en pensant avoir affaire à des migrants clandestins[19]. Concert de protestations dans la Botte. Parce que l’armée libyenne avait tiré sur de présumés sans-papiers (et sans défense) ? Vous n’y êtes pas du tout. Parce que les cibles de ces tirs n’étaient pas ceux que les tireurs croyaient, mais de braves Italiens – ces Brave Gente ! , pour reprendre le titre ironique d’un livre de l’historien Angelo del Boca consacré à la mémoire coloniale[20] – et que, de surcroît, ceux-ci s’étaient fait canarder par un bateau que leur gouvernement avait remis à Tripoli dans le cadre des accords de coopération en matière de lutte contre l’immigration clandestine. Le scandale tenait à la bavure, non à l’ordre de tir lui-même et à la complicité des autorités italiennes dans la transgression banalisée de la Charte universelle des droits de l’Homme, de la Convention européenne des droits de l’Homme, du droit maritime et, j’imagine, de la loi italienne elle-même. Détail accablant : des instructeurs italiens étaient à bord du garde-côte libyen, ce qui atteste l’énormité de la collusion criminelle de Rome avec Tripoli[21]. Excès du berlusconisme, dira-t-on[22]. Sauf que l’Union européenne est impliquée dans cette politique, tout comme la France, et que cette dernière pratique le même genre de délégations avec la Tunisie, l’Algérie, le Maroc, la Mauritanie et le Sénégal.

Depuis que j’ai prononcé cette conférence, l’on a d’ailleurs pu apprendre que Cecilia Malmström, commissaire européenne à la sécurité, et son collègue chargé du voisinage européen (sic), Stefan Füle, ont rapporté de leur visite à Tripoli un « agenda de coopération » couvrant « les racines de l’immigration, la surveillance des frontières et le combat contre le trafic d’êtres humains », et comportant « des mesures concrètes pour un système de surveillance des frontières » et « un dialogue sur les réfugiés ». Compte tenu du refus du gouvernement libyen, l’accord ne fait pas référence à la Convention de Genève de 1951 des Nations unies sur le statut des réfugiés, texte fondamental en matière de droit d’asile et de protection des droits de ces derniers, mais à la convention de l’Organisation de l’Union africaine en date de 1969, relative aux réfugiés en Afrique, que la Libye a signée… et qu’elle n’applique pas. En orfèvre du racket politique et du trafic d’êtres humains, le colonel Kadhafi demande 5 milliards d’euros par an pour « stopper définitivement » l’immigration illégale. La Commission lui en promet 50 millions sur deux ans. Et en renonçant à toute référence à la Convention de Genève de 1951, elle admet implicitement que les Africains n’appartiennent pas à l’humanité, mais à la région[23].

Mon vœu est donc simple : je souhaite vivre suffisamment longtemps pour voir déférer devant la Cour pénale internationale les Présidents, les ministres Premiers ou seconds, les responsables militaires et policiers, les hauts fonctionnaires de la Commission, les dirigeants et les commandants de bord des compagnies aériennes, les directeurs des compagnies privées de sécurité qui, sous le couvert trop bien connu en Europe de la volonté populaire, du principe hiérarchique, des réquisitions administratives et du respect des contrats, s’émancipent jour après jour de celui du droit international en causant la mort ou la souffrance de milliers de leurs semblables. Nos hommes politiques ont déclaré la guerre à l’immigration et au terrorisme, mais ils s’affranchissent du droit de la guerre. Qu’ils en payent un jour le prix, Inch Allah.

Jean-François Bayart

Directeur de recherche au CNRS (SciencesPo-CERI)

——————————————————————————–

[1] http://rtpafrique2010.sciencespobor… Le présent article a été rédigé un mois après la conférence, sur la base de mes notes manuscrites.

[2] Jean-François Bayart, « Fin de partie au sud du Sahara ? La politique africaine de la France » in S. Michaïlof (dir.), La France et l’Afrique. Vade-mecum pour un nouveau voyage, Paris, Karthala, 1993, pp. 112-129, ainsi que : « La politique africaine de la France : de Charybde en Scylla ? », Politique africaine 49, mars 1993, pp. 133-143 ; « Réflexions sur la politique africaine de la France », Politique africaine 58, 1995, pp. 41-50 ; « Bis repetita : la politique africaine de François Mitterrand de 1989 à 1995 », in S. Cohen (dir.), Mitterrand et la sortie de la guerre froide, Paris, PUF, 1998, pp. 251-286 ; La Politique africaine de François Mitterrand, Paris, Karthala, 1984.

[3] « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire (…) Jamais il ne s’élance vers l’avenir (…) Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout est écrit d’avance (…) Il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès », déclarait le président de la République. Il reprenait ainsi presque mot pour mot le célèbre poncif hégélien : « L’Afrique, aussi loin que remonte l’histoire, est restée fermée, sans lien avec le reste du monde ; c’est le pays de l’or, replié sur lui-même, le pays de l’enfance, qui, au-delà du jour de l’histoire consciente, est enveloppé dans la couleur noire de la nuit ». Nicolas Sarkozy, qui aime à citer les grands auteurs républicains, aurait pu aussi bien reprendre le Discours sur l’Afrique de Victor Hugo, en 1879, dans lequel notre poète national se désolait de « ce bloc de sable et de cendre, ce morceau inerte et passif qui depuis six mille ans fait obstacle à la marche universelle », et enjoignait aux Européens : « Allez, Peuples ! Emparez-vous de cette terre. Prenez-la. A qui ? A personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu la donne aux hommes, Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la ». Je me permets de renvoyer à ma propre réaction à ce discours, rédigée dans les jours qui l’ont suivi, publiée par Le Messager (Douala) pendant l’été 2007, et reprise dans un ouvrage l’année suivante : Jean-François Bayart, « Y a pas rupture, Patron ! » in Jean-Pierre. Chrétien, dir., L’Afrique de Sarkozy. Un déni d’histoire, Paris, Karthala, 2008, pp. 31-34.

[4] Le Monde, 9 juillet 2008 et 9-10 novembre 2008.

[5] Voir notamment l’entretien avec Jean-Christophe Rufin, Le Monde, 7 juillet 2010 et François Scheer, Bertrand Dufourcq et Loïc Hennekinne, « Le Quai, outil vital d’une diplomatie efficace. Il faut arrêter de rogner ses moyens d’action », Le Monde, 25 août 2010 (geste de protestation sans précédent dans le monde feutré de la diplomatie française, cette tribune, signée de trois anciens secrétaires généraux du MAE, de 1988 à 2002, a été publiée le jour même où le président de la République s’adressait à la Conférence des ambassadeurs, à l’Elysée.)

[6] Henri Guaino, « L’homme africain et l’histoire », Le Monde, 27-28 juillet 2008.

[7] Jean-François Bayart, « Le piège de la lutte anti-terroriste en Afrique de l’Ouest », http://www.mediapart.fr/club/blog/j…

[8] Le Monde, 6 juillet 2010 et 21 juin 2008. Voir aussi Le Monde, 11 juillet 2008 sur le malaise d’une partie de la majorité.

[9] Le Monde, 12 juin 2010, 16 juillet 2008, 22 mars 2008 et 21 mars 2008.

[10] Raphaëlle Bacqué, « Robert Bourgi, vétéran de la Françafrique », Le Monde , 30-31 août 2009, p. 14.

[11] Jean-François Bayart, « Obscénité franco-tchadienne », Le Monde, 12 février 2008.

[12] Le Monde, 23 décembre 2003.

[13] Jean-François Bayart, Les Etudes postcoloniales, un carnaval académique, Paris, Karthala, 2010 et « Les très fâché(e)s des études postcoloniales », http://www.mediapart.fr/club/blog/j…

[14] Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989 [2006 pour la nouvelle édition augmentée].

[15] Jane I. Guyer, ed., Marginal Gains. Monetary Transactions in Atlantic Africa, Chicago, The University of Chicago Press, 2004.

[16] Voir sur ces éléments de prospective Jean-François Bayart, Béatrice Hibou, Boris Samuel, « L’Afrique ‘cent ans après les indépendances’ : vers quel gouvernement politique ? », à paraître in Politique africaine, octobre 2010.

[17] Peter Geschiere, The Perils of Belonging. Autochtony, Citizenship, and Exclusion in Africa & Europe, Chicago, The University of Chicago Press, 2009.

[18] Ibrahima Thioub, « L’Afrique et ses élites prédatrices », Le Monde, 1er juin 2010, p. 19.

[19] http://www.lemonde.fr/europe/articl…

[20] Angelo del Boca, Italiani, brava gente ? Un mito duro a morire, Vicenza, Neri Pozza Editore, 2005 et L’Africa nella coscienza degli Italiani. Miti, memorie, errori, sconfitte, Milan, Mondadori, 2002.

[21] http://www.almanar.com.lb/newssite/…

[22] Sur la politique de coopération italienne, voir l’article récent de Emanuele Fantini, « Gli aiuti invisibili. La cooperazione italiana allo sviluppo nella valutazione dell’OCSE », Aggiornamenti Sociali, 9-10, 2010, pp. 581-589.

[23] Source : Nathalie Vandystadt, « L’Europe et la Libye, partenaires contre l’immigration clandestine », La Croix-L’Evénement, 7 octobre 2010, p. 9.

Commentaires Facebook