A leurs fruits, vous les reconnaitrez

Un regard, même furtif, sur l’histoire récente de notre pays, révèle- pour utiliser le langage du sain bon sens commun- que nous venons vraiment de très loin. « Loin » ne renvoie pas à un éloignement spatial : il signifie que les choses se sont obscurcies à un point tel que notre pays risquait de glisser, de manière soudaine, vers l’abîme, hors de l’horizon conférant à l’aventure d’un peuple le visage de l’humain. Ne suffit-il pas de penser à tous ces hommes et ces femmes atrocement tués par leurs semblables pour une raison que nulle raison ne saurait justifier, car pareil geste relève de ce que l’on peut appeler un phénomène saturé, une réalité qui ne se peut comprendre par simple causalité ? Nous saisissons alors que la partie ténébreuse de notre âme, déchaînée, risquait de nous enfermer, de fort dommageable façon, dans une existence tout à fait laide. Ne convient-il pas alors que nous saluions comme une grâce le fait que nous puissions encore exister ?

Dans la vie des peuples, en temps de détresse, la bienveillance amicale du destin parvient toujours à susciter un grand homme en vue de préparer une aube nouvelle pour que renaisse le printemps de la vie, surtout quand il s’agit d’un pays hébergeant sur son sol une population nombreuse, venue d’ailleurs, en quête d’une terre d’hospitalité et d’espérance. Qui ne pourrait sentir que notre pays se trouve actuellement à un moment tout à fait destinal de sa vie historique pour renouer, en la portant plus loin et plus haut, avec une tradition qui l’a aidé briller en myriade de scintillations en Afrique et dans le monde ! Il est des gestes qui ne trompent pas parce que, d’eux-mêmes, ils suffisent à révéler ce qu’est un bâtisseur : après une crise ayant profondément affecté le souffle même de toute une société pour la défigurer de part en part, se soucier d’offrir des infrastructures routières et des lieux de savoir n’est-il pas tout un symbole ? En nous permettant d’aller d’un lieu à un autre, les routes aident à surmonter l’obstacle naturel, à rendre proche le lointain, à rencontrer d’autres hommes appartenant à diverses communautés et ethnies. Elles favorisent la circulation des biens et se révèlent comme la clé même de toute économie. Mais, pourquoi chercher à se déplacer d’un endroit à un autre ? Pourquoi produire des richesses, échanger des biens, aller vers l’autre pour fraterniser ?

Lieu où viennent s’exposer et s’approfondir les savoirs en leur totalité organique, milieu révélant l’homme à lui-même dans sa soif de la vérité comme ce qui libère, l’Université n’est-elle pas l’espace où sont posées ces grandes questions ? Sanctuaire de régénération de la connaissance, et donc de la société humaine qu’elle est appelée à féconder de son utopie, elle vient signifier que toute la dignité de l’homme consiste dans la pensée, selon le mot de Pascal et que l’homme n’est pas le pain qu’il mange, qu’il est en dette de porter la vue au loin en s’ouvrant à l’Universel. Le commerce avec le savoir n’aide-t-il pas réaliser que ce lieu n’étant ni à moi, ni aux autres, est simplement là, entre nous, au milieu, en pure gratuité ? En lui, il est permis à chacun de se retirer pour se rejoindre et rejoindre l’autre dans une amitié courtoise, dans une co-appartenance au même.

Le sage est d’avis que l’oiseau spirituel a deux ailes et si je n’en fais battre qu’une, je tombe. Routes et universités, dans leur articulation, renvoient symboliquement au corps et à l’esprit, à l’espace et au temps, à l’extérieur et l’intérieur, révélant ainsi l’unité profonde de l’homme. Une personne conduisant son action à la lueur d’un tel symbolisme n’est-elle pas véritablement un bâtisseur, un être soucieux, non de cueillir et de consommer sans avoir rien planté, mais de créer, d’imaginer et d’offrir, afin que demain soit meilleur et plus beau qu’aujourd’hui ?

Le rythme régulier des rencontres qui ne cessent de se succéder Abidjan montre à toute personne honnête que notre pays a renoué avec une audience internationale qu’il n’aurait pas dû perdre. Pourquoi ne pas en être fier, si vraiment l’on aime son pays, au lieu de passer son temps à chercher à détruire, à travers des attaques armées, ce qui, sous nos yeux, est en train de se construire avec force, sagesse et beauté ? Pareille attitude me semble simplement signifier ceci : d’avoir été incapable de saisir la politique dans sa relation avec une éthique de l’amour et de la générosité, l’on ne supporte pas de voir renaître radieusement ce que l’on a soi-même obscurci dans la fièvre d’une jouissance égoïste, nécessairement stérile.

Une parole juive nous dit ceci : « On a donné au cupide la moitié du monde. Il n’en a rien fait, et il ose demander : et l’autre moitié, c’est pour qui ? ». Ne faudrait-il pas lui répondre que c’est même par accident qu’il a reçu une moitié et que l’autre sera façonnée pour s’étendre à la totalité afin d’offrir des plantes aux pousses élégantes dont les fleurs ne manqueront pas de produire des fruits splendides et abondants ?

Certes, dans la mesure où « nous venons vraiment de très loin », tout ne saurait être parfait. En chemin, peuvent surgir quelques points d’ombre ; la rose peut présenter quelques épines récalcitrantes. Sur ce point, peut-être conviendrait-il de ne pas rejeter du revers de la main le rapport accablant d’Amnesty international mais d’ouvrir une enquête visant à examiner les choses, car qui ne reconnaîtrait pas que des brebis galeuses existent au sein de notre armée qui en ternissent l’image ! Toutefois, seule une conscience mal intentionnée pourrait braquer exagérément la lumière sur les points d’ombre du chemin et les absolutiser, en oubliant l’élan même initié par le chemin.

Le bâtisseur, lui, se soucie de poursuivre son chemin, sous le regard et la protection du Ciel où il est conscient d’avoir ses racines, car on ne saurait demander à la limace d’apprécier l’élégance du vol de l’hirondelle.

DIBI Kouadio Augustin
Professeur titulaire de Philosophie
Université Félix HOUPHOUET- BOIGNY de Cocody

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