Hier, ils avaient contre eux le fait d’être venus d’un Orient compliqué dont nous ne savions pas grand-chose. Et, dans le sillage du colon, nous avions de nombreuses raisons de ne pas les aimer. Ils avaient contre eux le fait d’avoir la même couleur de peau et de cheveux que ce colon et d’être, le plus souvent, de son côté que du nôtre.
Aujourd’hui, ils ont contre eux le fait d’être de gros travailleurs, ce qui les rend plus riches que nous. Nous qui n’arrivons toujours pas à comprendre la corrélation entre travail et richesse, nous ne détestons personne autant que ceux qui sont plus riches que nous. Ils ont aussi contre eux le fait d’avoir des mœurs et des mets différents des nôtres, d’être souvent rudes avec leurs employés et surtout de nous refuser leurs filles.
Ils ont vraiment beaucoup de choses contre eux, les Libanais, nos boucs émissaires préférés. Y a-t-il une communauté autant décriée que celle-là dans ce pays ? Quand rien ne va, c’est toujours de la faute des Libanais. Ce sont eux que nous chargeons de tous les péchés de notre société, comme on le faisait des boucs dans l’Israël antique. Il ne nous reste plus qu’à les conduire dans le désert et à les précipiter du haut d’une falaise. On accuse les Libanais d’être, pêle-mêle, de gros corrupteurs, de gros pollueurs, des mal élevés, d’avoir occupé toutes les berges de notre belle lagune du côté de Biétry, de maltraiter leurs employés, de vivre entre eux, d’être carrément racistes. Vendredi dernier, c’est dans les colonnes de ce journal qu’un de nos chroniqueurs a été jusqu’à insinuer – et relayer les préjugés – qu’ils seraient de moralité douteuse, pour ne pas dire de mauvaise moralité. N’en jetez plus.
L’année dernière, nous avions organisé un forum pour discuter avec des représentants de la communauté libanaise de tout ce dont elle est accusée. Qu’en est-il ressorti ? Que les Libanais ne sont en rien différents des autres communautés vivant dans ce pays, fussent-elles ivoiriennes ou étrangères. Les Libanais seraient des corrupteurs ? Que celui d’entre nous, Ivoirien ou non, qui n’a jamais cherché un passe-droit, un arrangement, à la douane, aux impôts, à un concours, au tribunal, à l’hôpital, à tous les niveaux de l’administration, en jouant sur ses connaissances, la proximité ethnique ou en proposant de l’argent, jette la première pierre aux Libanais. Lors de notre forum de l’année dernière, quelqu’un avait accusé ces derniers de vivre entre eux. Il lui fut aussitôt rétorqué que dans toutes nos villes et bourgades existent des Dioulabougou, des Baoulékro, des Mossikro, sans que cela choque qui que ce soit ; qu’à Paris ou à New York existent des quartiers occupés majoritairement par des communautés telles que les Juifs, les Chinois, les Russes, les Hispaniques, les Noirs. De quoi d’autre n’accuse-t-on pas les Libanais ? Il suffit de réfléchir un tout petit peu pour se rendre compte que nous, les accusateurs, faisons exactement ce dont on les accuse ou alors, ils n’ont fait que profiter de nos propres turpitudes. Qui faut-il blâmer si les Libanais occupent tout le bord de la lagune de Biétry ? Ces derniers ou les autorités qui les ont laissé faire ? Sommes-nous d’ailleurs sûrs qu’il n’y a que des Libanais qui occupent ces bords de lagune ? Qui faut-il blâmer entre le corrupteur étranger et le corrompu national qui n’hésite pas à saboter l’avenir de son propre pays pour quelques prébendes ? Feu Zadi Zaourou disait : « Lorsque vous tendez un doigt rageur contre quelqu’un pour l’accuser, n’oubliez pas que trois de vos propres doigts sont pointés vers votre cœur. »
Arrêtons de stigmatiser des groupes vivant dans ce pays. Nous savons tous le mal que cela a fait à la Côte d’Ivoire dans un passé encore récent. Arrêtons de ne voir que les défauts des autres. Reconnaissons que l’histoire des Libanais dans ce pays est globalement une success-story. Aussi bien à Abidjan que dans les villes de l’intérieur, les embryons d’industrie et la grande distribution sont presque tous leur œuvre. Où sommes-nous, nous Ivoiriens, propriétaires du pays ? Où investissons-nous ? Plutôt que de passer toute notre vie à accuser les Libanais de tous les maux, nous gagnerions certainement à apprendre d’eux, à travailler dur comme eux et à investir dans notre pays. Bien sûr, il y a, au sein de cette communauté, des pourris, des bandits, des racistes, de vraies ordures. Où n’y en a–t-il pas ? Dans quelle communauté ne trouve-t-on que des agneaux, des purs, des gentils ? Chez nous les Ivoiriens ? Chez les Chinois ? Chez les Européens ? Soyons sérieux ! Commençons par travailler à corriger nos propres défauts. Nous verrons alors peut-être moins ceux des autres.
Venance Konan
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