Côte-d’Ivoire : Quand Ben Soumahoro s’adressait à Gbagbo «Un ex-rebelle chef du gouvernement, le pire est à craindre»

Extrait de Notre Histoire avec Laurent Gbagbo, Alafe Wakili, Harmattan, Paris 2003

« Abidjan, le 26/04/09

Monsieur le Président et cher frère,

Il est bien connu que plus la fonction est élevée, plus il devient héroïque – pour ne pas dire surhumain – d’écouter ce que l’on peut se dispenser d’entendre.

J’ai à votre égard une dette dont je crains de ne jamais pouvoir m’acquitter : l’amitié dont vous faites preuve à mon endroit et à l’endroit de ma famille. Mais l’amitié se nourrit de vérités et impose des devoirs.

Ainsi, à la suite de votre message à la Nation, je voudrais vous faire partager quelques inquiétudes à travers un tour d’horizon de l’actualité sociopolitique.

Vous avez-vous même souvent fustigé le fait que l’habitude était le pire ennemi du fonctionnement des États parce que d’une manière générale, elle part du principe qu’il est grave de poser des problèmes. Or, ce qui est grave, c’est justement de ne pas les poser, car ils existent.

Ainsi donc, si DIEU le veut nous irons dans quelques mois à l’élection présidentielle. Dans l’attente de l’entame de la campagne électorale, il paraît utile d’attirer notre attention à tous, c’est-à-dire l’attention de notre camp et en particulier la vôtre sur une hypothèse folle, farfelue à première vue : la victoire d’Alassane Ouattara à l’issue de ce vote.

Nous savons tous les deux que Ouattara et ses sofas fanatiques n’ont que des intérêts à défendre.

Vous et nous et tous ceux qui vous ont soutenu et suivi, ont bien montré qu’ils avaient d’abord des responsabilités vis-à-vis du pays et des populations.

Il faut avouer aujourd’hui que celles-ci n’ont pas toutes été correctement assumées. La guerre ne suffit pas ni à expliquer ni à excuser toutes nos lacunes.

Mon combat personnel contre Alassane Ouattara est connu de tous. Il est ma raison d’être, la source de ma crédibilité, de ma légitimité et de ma notoriété autour de nous et auprès des Ivoiriens ; au point qu’il peut m’être souvent reproché de faire des analyses fausses en le rendant forcément responsable et coupable de tous nos malheurs.

Cependant cette fois, j’ai décidé d’ouvrir les yeux et de faire prendre conscience de la menace Ouattara pour la présidentielle à venir. À mon avis, notre principal adversaire n’est pas Bédié, ni le PDCI relativement affaiblis.

Le danger c’est Alassane. Le RDR pour on ne sait quelles raisons est exagérément satisfait des tendances actuelles de l’enrôlement. Cela inquiète d’autant plus qu’à partir de la validation définitive de la liste électorale suivie de la distribution des cartes d’électeurs et des cartes d’identité, il sera difficile d’exercer des entraves à l’exercice du droit de vote des citoyens si d’aventure il était avéré que les tendances étaient favorables au RDR.

Il est impérieux de trouver dès maintenant un remède à notre trop grand optimisme et de freiner le déterminisme du RDR qui risque de nous être fatal.

De la présidence Bédié à la présidence Gbagbo, l’inéligibilité d’Alassane Ouattara outre le fait d’être une question de principe, reposait aussi sur la crainte de le voir remporter l’élection.

Ce n’est pas seulement parce qu’il est étranger ou d’origine étrangère qu’Alassane était exclu sous Bédié, sous Guéï et sous la Refondation, mais c’était sans doute et surtout parce que cet étranger avait du monde et était susceptible de gagner.

Ceux des cadres comme moi qui se sont rendus lucides et qui l’ont quitté ne sont pas nombreux.

Une dizaine d’années plus tard, le voici enfin candidat, comme vous-même, comme tout citoyen authentique de ce pays.

Il part avec les mêmes chances et les mêmes handicaps que tous les autres candidats !

Il jouera à l’évidence sur le thème de la victimisation. Et voici qu’il est candidat, dans un contexte international marqué par l’avènement de Sarkozy et d’Obama.

L’idée de laisser Alassane être candidat pour le battre et en finir avec son IMPOSTURE me paraît un pari risqué.

La vérité est que cet homme qui ne vise qu’à diriger ce pays par tous les moyens, se donnera après l’échec de la voie armée, tous les moyens d’y accéder de façon démocratique.

Même dans mon vécu inconscient, je n’ai jamais envisagé cette idée. Pour rien au monde, je ne souhaite que cette malheureuse perspective aboutisse.

Mais le fait est réel et la menace plane. Elle nous guette et nous devons dès maintenant, y réfléchir et y faire face.

Ma crainte se fonde aussi sur le fait que nos adversaires finissent toujours par atteindre leurs objectifs depuis le début de la crise.

Avant Lomé, nous avons exigé qu’ils désarment, ils ne l’ont pas fait. Après Marcoussis, nous avons refusé que Soro soit ministre de la Défense.

Aujourd’hui, il est Premier ministre. Peu importe les lieux et les circonstances, c’est le principe qui est en jeu. Aujourd’hui, nous avons admis qu’Alassane soit CANDIDAT.

Peut-on empêcher les Ivoiriens de penser et de dire que Soro le Rebelle ne mérite pas mieux comme Premier ministre qu’Alassane comme Président ?

Quand un ex-rebelle devient chef du gouvernement de la République, le pire est à craindre.

Pardon de vous déplaire, Monsieur le Président, mais le souci bien louable de sauver l’essentiel chaque fois, à savoir la CONSTITUTION et le fauteuil présidentiel peut-il suffire à justifier toutes ces concessions faites ?

Ma crainte est que cela nous tombe sur la tête au moment du vote. Personne ne peut déterminer ce que le citoyen électeur fera dans l’isoloir.

Chacun sait que le propre de l’erreur, c’est de se prendre pour la vérité. L’A.P.O (Accord Politique de Ouagadougou) s’est bien pris pour la vérité absolue. Or l’A.P.O n’est pas la paix. Sinon on n’aurait pas éprouvé le besoin d’utiliser un axiome pour le désigner, et on a bien tort de prendre l’A.P.O pour ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire le contraire de la guerre.

En vérité, c’est de la tension qu’il est en réalité l’ANTITHESE. Il lui fait suite et constitue donc comme elle, une phase de la guerre. Disons si l’on veut, l’A.P.O est la guerre continuée par d’autres moyens.

Il m’arrive de parler avec des cadres PDCI proches de Bédié et de ses dirigeants. Ils sont arrivés à la conclusion certaine qu’il vaut mieux brader le pays à Alassane plutôt que de subir encore cinq années de refondation et de Présidence Gbagbo, après près de dix années de pouvoir. Cette direction est-elle vraiment en déphasage avec la base ? En tout état de cause, Bédié et ses proches ne semblent plus enclins à développer une démarche patriotique et souverainiste comme on l’a vu durant la crise. Le passé et le passif ivoiritaires de Bédié l’inclinent à ne pas tisser d’alliance avec le FPI.

Espérer donc un rassemblement de vrais Ivoiriens et des souverainistes contre le parti de l’étranger paraît bien difficile à réaliser. C’est pourtant là que devrait résider l’un des thèmes forts de notre campagne électorale et de notre message politique.

Monsieur le Président et cher frère, je suis inquiet et je tiens à vous faire partager mon inquiétude et ma peur pour qu’ensemble nous menions la réflexion pour prendre les dispositions qu’il faut à l’effet d’empêcher non pas notre défaite, mais la victoire du candidat connu du RDR.

Votre expérience des hommes et de la pratique politique vous permet de comprendre qu’à part une poignée de fidèles irréductibles, ils seront nombreux autour de vous et de nous qui trahiront dès le premier chant du coq.

Ils se rallieront à Ouattara dès qu’ils sentiront le vent tourner, et il sera difficile d’espérer obtenir une révolte populaire contre une victoire d’Alassane Ouattara qui sortirait des urnes dans la mesure où il n’aura pas été l’organisateur en chef, l’organisateur principal de l’élection, de sa victoire et de notre défaite éventuelle. Nous avons fini par apprendre ensemble que le patriotisme ‘‘façon lagune Ebrié’’ est devenu le refuge des crapules. Dès lors, sur qui compter ?

Monsieur le Président, j’ai planté un décor certes sombre mais comme je le dis souvent, si vous devez périr par le fait de Ouattara, je fais partie de ceux dont la tête sera aussitôt coupée. Pourtant, je vois déjà autour de vous une attitude de je m’enfoutisme de beaucoup, qui ayant énormément gagné, sont prêts à pactiser avec le DIABLE, à condition qu’on leur garantisse la paix et la tranquillité.

À la manière d’un républicain façon Fologo, ils diront qu’ils servent la République et non un individu. Ainsi, homme d’affaires, hommes et femmes de culture, hommes et femmes politiques, société civile se mettront tous au service d’Alassane et la révolution populaire contre l’étranger n’aura pas lieu, car nous lui aurons donné et remis le Pouvoir. Parce que je ne souhaite pas cela pour vous, ni pour mon pays et nos concitoyens, je tire la sonnette d’alarme.

Dieu vous bénisse et bénisse la Côte d’Ivoire.

Comment Papa a-t-il pu ne pas se souvenir de cette lettre 18 mois après, quand la crise a débuté ? C’est vrai qu’en Décembre 2010, ce n’était plus le moment pour lui, de critiquer le choix de Malick Coulibaly, sa propre mise à l’écart de la campagne malgré ses protestations devant Simone Gbagbo, ses griefs contre Charles Blé Goudé, les récriminations des jeunes patriotes contre le président de la COJEP et tant d’autres choses.

La maison Gbagbo était en danger. Il fallait toutes affaires cessantes éteindre le feu, et faire montre d’une loyauté sans faille.

En Avril 2009, quand Laurent Gbagbo avait reçu la lettre, il avait commencé à la lire devant lui ; puis avait refermé l‘enveloppe, l’avait remise à son aide de camp, en lui demandant de bien la garder.

Par la suite, Papa attendra en vain que le Président Gbagbo comme il l’avait promis, l’appelle pour parler avec lui, pour voir comment agir. Le coup de fil ne viendra pas. Quand il prendra lui-même l’initiative d’appeler, Papa n’aura pas le sentiment d’être le bienvenu.

La période était marquée par l’idylle entre Laurent Gbagbo et Guillaume Soro. Une idylle que Papa n’a jamais acceptée. C’est assurément un an plus tard après cette lettre alerte, lors de la crise de la double dissolution de la CEI et du gouvernement que Laurent Gbagbo prendra des mesures fortes et vigoureuses.

J’étais à Londres, en pleine cérémonie de remise du prix du meilleur ministre de l’Economie et des Finances d’Afrique, du ministre Charles Diby Koffi, en présence de plusieurs membres du Gouvernement, quand la nouvelle est tombée, ce 11 février 2010, une date inoubliable. Depuis 2 jours, Laurent Gbagbo travaillait au corps Guillaume Soro, qui le dissuadait.

Face à la détermination du Chef de l’Etat, qui lui avait garanti son maintien à la Primature et la poursuite de l’accord de Ouagadougou, et après consultation de son parrain Blaise Compaoré, le Premier ministre Guillaume Soro, avait fini par céder, après avoir prévenu Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara, qui ont vigoureusement et rageusement exprimé leur opposition à un tel schéma de double dissolution du Gouvernement et de la CEI, en vertu de l’article 48.

Laurent Gbagbo a mis 10 mois pour prendre au sérieux la lettre de Papa, et pour trouver une parade et une solution. Mais était-ce, la bonne réponse aux problèmes posés? La suite des événements montrera que tel ne fut pas le cas.

Ce rôle de diseur de mauvaises nouvelles dont le Président Laurent Gbagbo avait peur, Papa avait essayé de le jouer auprès du Président Bédié. Papa avait alerté Henri Konan Bédié sur un grand malaise qui se déroulait sous nos yeux. L’analyse était encore et toujours anti-Ouattara.

Les conclusions et motivations pouvaient laisser à désirer, mais la critique semblait viser juste. Voici ce que disait à cette époque, Papa a son ami, avec qui les hauts et les bas de la relation semblaient avoir créé, moins de proximité et plus de précaution dans l’interpellation épistolaire.

« Monsieur le Président,

Avant votre voyage en Algérie, en France et au Maroc, je me suis permis de faire quelques réflexions sur l’usure du temps qui avait atteint l’image et les réalités de votre Premier ministre, Monsieur D. Kablan Duncan. L’opinion que je vous avais alors donnée sans acrimonie aucune pour le Premier ministre est je dois le dire, assez largement partagée par votre entourage immédiat, par les membres du gouvernement eux-mêmes et par l’opinion publique ivoirienne.

En plus de l’avis que j’ai essayé de défendre, il y a le fait que l’opinion nationale accepte difficilement l’idée d’un Premier ministre qui s’incruste (7 ans déjà) et qui donne l’impression de détenir un mandat électif en dehors de l’autorité du Président de la République.

Même s’il donne l’impression de ne pas faire de la politique, l’autonomie réelle que lui confère cette durée au pouvoir agace la majorité de nos compatriotes. Et puis, comment expliquer aux Ivoiriens et à l’opinion internationale que vous avez l’intention de renforcer la lutte contre la corruption et renforcer celle de la moralisation de la société, c’est-à-dire changer de politique sur ces sujets essentiels sans mettre en cause l’existence de celui qui a incarné la période antérieure incriminée par votre propre discours.

On a vu le ministre de l’Economie et parfois celui des Affaires étrangères monter en première ligne pour défendre la République pendant les périodes de tensions intérieures intenses mais à aucun moment, votre Premier ministre n’a marqué l’opinion par ses réactions personnelles. C’est pourtant logiquement sa responsabilité qui s’est chaque fois trouvée engagée.

De surcroît, le mythe de sa capacité à gérer nos relations avec les institutions de Brettons-Woods a vécu. Du reste, vous n’ignorez pas qu’Alassane Ouattara présente Duncan comme son homme et son bras armé au gouvernement qui ne saurait se passer de ses services à cause de cela. La Côte d’Ivoire ne saurait survivre à Duncan parce qu’il serait encore aujourd’hui, le seul homme à être admis dans les cercles les plus fermés de Washington grâce à l’appui supposé d’Alassane.

Or voici que chaque jour s’affirme à la face du monde et du pays, le talent et la capacité d’un ministre des Finances qui a ma sympathie certes mais qui montre non seulement la justesse de votre choix, mais sa capacité à faire mentir l’affirmation selon laquelle Duncan serait le seul homme à même de discuter avec le F.M.I et la Banque Mondiale.

D’ailleurs, aucun Premier ministre au monde ne s’attribue les fonctions qui reviennent tout naturellement au ministre de l’Economie et des Finances. Monsieur le Président, si la formation du nouveau gouvernement que vous avez annoncé a pour but de marquer une rupture avec les pratiques que réprouvent vos compatriotes, le changement devrait commencer par le remplacement de votre Premier ministre.

Or les rues d’Abidjan bruissent de rumeurs de plus en plus crédibles sur l’éventualité de la reconduction de Monsieur Daniel Kablan Duncan à la tête de votre nouvelle formation gouvernementale. Je puis vous assurer que si cela devait s’avérer exact, vous causeriez une très grande déception à votre peuple qui vous soupçonne au demeurant, de ne maintenir Daniel Kablan qu’au motif que sa femme est Baoulé de Bouaké, rapprochant ainsi les raisons de sa protection de votre Premier ministre des vieux démons du tribalisme. Monsieur le Président, pardonnez d’avance ma témérité mais les Ivoiriens, vos compatriotes attendent tout sauf la reconduction de Monsieur Duncan à la tête du gouvernement qui s’annonce pour les jours prochains.

La vieille idée selon laquelle ‘’Rien pour un chef ne doit se faire sous la pression’’ ne pourrait justifier ce qui aux yeux de la majorité des Ivoiriens, peut apparaître comme une Erreur politique. Ensuite Monsieur le Président de la République, vous avez un problème avec le Nord. Il est possible que vous ayez hérité des effets des actes posés par votre prédécesseur en 1963 mais il est incontestable que vous avez un problème avec les ressortissants du Nord du pays.

En dehors des conflits intérieurs au Pdci et qui ont fait naître le Rdr, la rumeur insidieusement entretenue depuis des années vous a attribué une volonté de ‘’dédramatisation’’ de l’administration dès votre arrivée au pouvoir en 1993. Le sentiment largement partagé par les dioulas est que vous avez brimé leurs cadres et que vous les avez spoliés au profit de ceux d’autres régions mais surtout au profit de vos parents Baoulé.

Peu importe que ce sentiment confus soit justifié ou non. Le problème est là, lancinant, résistant et de plus en plus insupportable. Pourtant je puis vous dire qu’une très grande partie de cette communauté a pour vous une réelle affection. Elle aime votre calme, votre pondération, l’intelligence avec laquelle vous avez résolu maints problèmes depuis votre accession à la Magistrature Suprême.

Ils aiment surtout l’élégance de votre force. Mais tous ces gens sont bloqués par des apparences qui ne vous servent pas. La question qu’ils se posent tous est simple et se résume ainsi : ‘’Bédié a-t-il décidé de gouverner la Côte d’Ivoire sans les dioula’’ ?

Cette idée fixe crée des frayeurs de marginalisation chez les gens du Nord. Deux attitudes sont générées par cette situation : ou la révolte qui les précipite au RDR ou la résignation qui fait le lit à une violence sur laquelle comptent les dirigeants du RDR pour vous renverser. Les raisons de ces vilains sentiments sont là, sous vos yeux, évidents, énormes, gênants et difficiles à défendre. Plus la fonction est élevée dit-on, plus devient héroïque – pour ne pas dire surhumain – d’écouter ce que l’on peut se dispenser d’entendre.

Monsieur le Président de la République, regardez bien la composition des grandes institutions du pays :

-La présidence de la République est occupée par un homme du Centre

-l’Assemblée nationale par un homme de l’Est

-La Cour suprême par un homme de l’Ouest

-Le Conseil constitutionnel par un homme du Centre

-La Primature par un homme du Sud

-Au Conseil Economique et social est annoncé un homme du Centre-Ouest

-La grande chancellerie est occupée par un homme du Centre

Parmi les sept postes les plus élevés de l’Etat, de la nation, il n’y a pas un seul homme du Nord. C’est bien la première fois que cela se produit dans ce pays. Du même coup, les apparences se retournent contre vous, même si cette situation doit tout au hasard. L’attachement que vous avez pour la géopolitique achève de convaincre même les plus sceptiques que vous avez un problème avec le Nord.

Ce sont ces arguments qu’utilisent vos adversaires pour donner de vous à l’étranger, l’image d’un Chef d’Etat sectaire, ce que vous n’avez jamais été pour ceux qui vous connaissent. Les plus meurtris par cette situation sont ceux de votre propre parti qui appartiennent à la partie septentrionale du pays. Cette géopolitique sélective les gêne terriblement, les fragilise dans leur volonté de vous aider à normaliser la situation dans leurs terroirs et les rend presque ridicules devant leurs frères qui ont fait le choix de l’opposition.

C’est également sur cette contraction que le Rdr assoie chaque jour davantage sa logique de guerre et sa volonté de déstabiliser votre régime. Tous ceux qui aiment ce pays et qui croient en votre action doivent vous le dire. C’est ce que je fais. Pour casser cette dynamique de l’insurrection et de la guerre civile prônée par ADO, il me semble impérieux de vous suggérer la nomination d’un homme du Nord au poste de Premier ministre.

Cette décision qui va rallier à votre personne la majorité des gens du Nord aura aussi la qualité de mettre fin à la mascarade et à l’illusion ADO. Alassane était tout simplement à leurs yeux, le fils du Nord qui avait occupé les fonctions les plus élevées dans la hiérarchie gouvernementale. Les incompréhensions et les préjugés ont fait le reste.

Pour résoudre le problème en ramenant le Nord et le RDR il suffit de faire pièce à ADO en proposant un autre homme du Nord au même poste. Non pas parce que le Président est redevable de quoi que ce soit au Nord quant à la désignation de son Premier ministre mais parce que c’est aujourd’hui, le seul poste disponible dont l’attribution pourrait redresser une telle situation. La normalisation que vous souhaitez tant est, me semble-t-il, à ce prix.

Mais quel homme vous proposer ? De l’avis général, y compris parmi vos proches collaborateurs l’homme qui correspondrait le mieux au profil du nouveau Premier ministre est l’ambassadeur Diarra Seydou. Il est originaire d’Odienné.

Il a plus de 60 ans et il a derrière lui une brillante carrière de diplomate. Parfaitement trilingue (Portugais, Français, Anglais) Seydou Diarra qui est agronome, s’est construit un énorme réseau d’amitié extérieure allant du Brésil à l’Europe où il a notamment occupé le poste de représentant de notre pays près la CEE pendant de nombreuses années.

Ça vous le savez. Ce que vous savez aussi, c’est qu’il a une position bien enviable aujourd’hui d’homme neutre et neuf pour la qualité de ses relations avec la société civile, les leaders de l’opposition tels Laurent Gbagbo, Francis Wodié, Zadi Zaourou Bernard. Ce que vous ne savez peut-être pas parce qu’on essaie de persuader tout le monde du contraire, c’est qu’il a de très mauvaises relations avec le RDR et son mentor ADO.

Il n’y a jamais cru et trouve même dangereuses les positions d’Alassane qu’il ne fréquente plus. Par ailleurs, je crois savoir que Seydou Diarra vous est personnellement proche. L’ambassadeur qui est un bon musulman entretient avec les autorités islamiques des rapports excellents mais distants. L’homme fait presque l’unanimité dans les milieux des cadres du Nord, de Séguéla à Touba en passant par Mankono et Odienné.

L’évocation simple de son nom pour un tel poste fait trembler les dirigeants du RDR qui sont persuadés que cela pourrait sérieusement perturber les militants de leur parti et les amener à se repositionner dans un paysage politique alors plus équilibré. La nomination éventuelle de Seydou Diarra pourrait constituer l’autre alternative à la présence d’ADO. Autant, il est dangereux de marginaliser le Nord, autant le Nord a peur d’être laissé-pour-compte par le pouvoir. Monsieur le Président, donnez à cette masse énorme de Dioula une raison de venir vers vous.

Tout Premier ministre a une mission majeure. Celle de Seydou Diarra pourrait être principalement de procéder à la normalisation des rapports du Nord avec votre personne et votre régime avant les élections de l’an 2000. Je l’en sais parfaitement capable. De surcroît l’homme vous apprécie au plus haut point et a pour vous un très grand respect. Cet homme peut être un Premier ministre idéal de transition sur un ‘’deal’’ précis avec une limite arrêtée à l’avance en accord parfait avec vous.

Seydou Diarra offre un autre avantage, celui de donner aux leaders de l’opposition l’occasion de consolider leurs positions dans le gouvernement d’ouverture (F. Wodié, Bernard Zadi) ou d’y faire leur entrée à la faveur de sa nomination. Cela pourrait fournir au leader du FPI l’occasion de donner à sa base de bonnes raisons de participer enfin à l’action gouvernementale.

Veuillez agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de mes sentiments dévoués.

Cette interpellation au Président Bédié qui datait de quelques mois, avant le coup d’Etat n’aura pas de réponses évidentes. Une rencontre a été amorcée entre le résident Bédié et Seydou Diarra à l’époque. Diaby Aboubakar Ouattara était également dans les plans pour la primature.

Concernant Seydou Diarra, l’on évoquera son refus d’être premier ministre contre Alassane Ouattara, son refus de servir une mauvaise cause sous le prétexte d’aider à l’émergence du Nord.

Seydou Diarra ne sentait pas une âme ivoiritaire, même s’il avait laissé transparaître à Papa, à plusieurs reprises qu’il n’approuvait pas les méthodes du RDR, ni celles se son mentor. En réalité, Papa ne pouvait pas avoir fait au Président Bédié cette proposition, sans l’accord, même à demi-mot du concerné.

On l’a souvent pris pour un flagorneur, un homme sans honneur, ni dignité. Il est vrai qu’il n’est pas facile d’affronter en tête-à-tête un président de la République investi de hauts pouvoirs , avec des positions de désaccord tranchées, toutefois Papa savait se servir de sa plume et de son verbe, pour dire les mauvaises nouvelles, que les chefs n’aiment pas souvent entendre ; ou que les collaborateurs n’osent pas énoncer

(…..)

Le président Bédié n’avait jamais envisagé que le président Laurent Gbagbo Koudou resterait dix ans au pouvoir ; comme il n’avait pas prévu ni le coup d’Etat de 1999, ni imaginé encore moins la tentative de coup d’Etat de Septembre 2002.

Au sujet de cette alternance ethnique qui permet a un musulman du Nord aujourd’hui, de diriger la Côte d’Ivoire et qui attenue les sentiments d’exclusion et les frustrations, le Président Bédié avaient fait preuve d’une lucidité et d’un réalisme froids.

Ces qualités lui ont-elle fait défaut en Décembre 1999, lors des événements ayant conduit au coup d’Etat ? Cette opération de putsch avait un ressort fragile et pouvait être stoppée. C’était une affaire montée au départ par des géants au pied d’argile.

Les meneurs n’avaient ni le contrôle total, ni la maîtrise absolue de l’armée, de la gendarmerie et de la police. Au sein de ces corps en armes, les éléments originaires du Nord ou plutôt les anti-ivoiritaires, n’étaient pas majoritaires comme on le verra dans la conduite des événements par Robert Guei, et par Laurent Gbagbo.

Malgré ses hésitations entre le « et » et le « ou », malgré les attaques des forces voulant une rectification, un retour aux valeurs ayant conduit au coup d’Etat, la majorité des forces armées de Côte d’Ivoire restera soudée autour du chef de la junte. Quand elle le lâchera, ce sera pour adouber Laurent Gbagbo et non pour se mettre à la disposition d’Alassane Ouattara.

L’armée, la police et la gendarmerie sont par excellence des centres de cohésion nationale, d’exaltation du patriotisme, de l’amour de la nation et de la patrie. En tant que tel, le métier des armes a été en Côte d’Ivoire, un terrain fertile à la propagation et à l’exaltation de l’Ivoirité politique, dont les gardiens et les défenseurs ne pouvaient être que les policiers, les gendarmes et les militaires.

Mais alors, comment cette armée pro-Baoulé, et ivoiritaire en 1999, cette armée qui ne pouvait pas être à la solde d’éléments soupçonnés d’être pas trop ni très ivoirien avait-t-elle pu lâcher Bédié?

Des témoignages concordent pour dire que c’est le Président Bédié qui avait lâché l’armée et le pouvoir. Tout est parti d’un coup de bluff du Sergent-chef IB qui dirigeait le groupe parti discuter avec le Président Bédié à sa résidence. Bédié restant intransigeant et inflexible sur certaines positions, notamment la libération des prisonniers du RDR, IB décrète l’échec des négociations.

Il prend alors le téléphone pour appeler un contact à l’extérieur pour dire que les discussions sont terminées. IB donne l’ordre à son interlocuteur de passer à l’action et de venir avec les éléments pour récupérer le désormais ex-Président avant qu’il ne tente de s’enfuir.

Feu à volonté !, lance au téléphone IB à son interlocuteur qui est en réalité, un civil et non un militaire.

Le coup de bluff prend. La nouvelle panique Bédié et son entourage. Alors qu’IB et ses hommes qui n’étaient pas assis sur du solide, annoncent leur départ et menacent de revenir nettoyer le coin et prendre le Président Bédié et les siens, ceux-ci conviennent de ne pas rester pour attendre le retour des putschistes.

Si à cet instant précis, la garde du Président Bédié avait arrêté IB et ses camarades, c’était fini. Il n’y aurait pas eu de coup d’Etat. Rien ne se serait passé.

Mais, le président Bédié prendra le tunnel pour accéder à l’ambassade de France. Ensuite, ordre sera donné aux généraux de ne pas attaquer, de ne pas résister. En réalité, il n’y avait aucun adversaire ni troupes combattantes en face.

Humiliés, les ivoiritaires de l’armée feront entendre leurs voix en s’opposant au choix des généraux Palenfo et Coulibaly pour diriger la transition. D’ou l’appel fait à Robert Guei. La même union sacrée fonctionnera en 2000 en faveur de Laurent Gbagbo, qui saura entretenir le soutien et le moral des troupes jusqu’à la crise postélectorale. Résultat: peu de trahison au sommet et pas de défection ni de désertion massive.

Au sujet de Guillaume Soro, il n’a jamais cessé jouer ce rôle. De façon si directe et incessante que Laurent Gbagbo le rabrouera bien de fois. Papa n’a jamais apprécié ni accepté l’accord de Ouagadougou, ainsi que la promotion du SG des Forces nouvelles. Papa a très mal supporté cette trouvaille de Laurent Gbagbo, même s’il avait été satisfait de l’échec prévisible pour lui, de Charles Konan Banny.

Il n’a jamais compris comment après être passé de l’amitié au rejet, de l’amour à la haine, Laurent Gbagbo pouvait à nouveau confier son sort et le destin de la Côte d’Ivoire à Blaise Compaoré.

Quand commencent les discussions pour l’accord de Ouagadougou, j’en suis content. L’IA avait déjà fait état à quelques reprises du mécontentement des Forces nouvelles et de leur leader.

Dans le fond, j’estimais que le pays n’en avait pas besoin ; néanmoins sur le plan professionnel et au niveau du flair et de l’intuition politiques, je sentais que c’était un processus qu’il était juste d’avoir senti et encouragé tant dans mon journal, qu’à travers des échanges. La tournure conflictuelle prise par les relations entre Laurent Gbagbo et Charles Konan Banny enfermait dans une impasse.

L’élection présidentielle restait désormais une vue de l’esprit. Les Forces nouvelles n’appréciaient plus les méthodes Banny. Guillaume Soro était à une autre phase de sa maturation politique. Il ne voulait plus rien faire qui puisse faciliter le travail de Charles Konan Banny. C’est de cette même manière que l’attitude des Forces nouvelles, combinée aux ruses de Laurent Gbagbo, avaient mise hors-jeu Seydou Diarra.

Après avoir un an plus tôt, échoué à être lui-même Premier ministre. Guillaume Soro semblait se dire que cette fois, c’était jouable. De son côté, Laurent Gbagbo ne voulait plus pédaler, ni poursuivre le tandem avec Charles Konan Banny. Pour cette raison, le chef de l’Etat était prêt à tout. Charles Konan Banny semblait ne rien sentir, s’accrochant désespérément à la Primature.

Extrait de « Notre histoire avec Laurent Gbagbo, Harmattan, Paris Alafé Wakili

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