Côte d’Ivoire 2011: Comment y « planter du Blanc » ! (Jean-Pierre BEJOT)

Par JEAN-PIERRE BEJOT

La dépèche diplomatique

« Du hublot de l’avion qui nous conduit à Paris, se déroule sous nos pieds un paysage varié, compartimenté, harmonieux par sa diversité même, qui donne à l’œil quelque peu exercé la vision d’une nature domestiquée par l’homme. Tout semble achevé… A quelques heures de ciel, l’Afrique Noire, avec ses immensités monotones, ses savanes arides, ses forêts luxuriantes et profondes, offre un spectacle bien différent, celui de l’écrasant triomphe de la Nature sur l’Homme. L’Europe n’a pas assez de richesses pour trop de bras. L’Afrique Noire n’a pas assez de bras, ni de têtes, pour exploiter ses richesses à peine soupçonnées. Plantons donc du Blanc en Afrique noire ! ».

Relisant ce qui a été écrit sur la visite que vient d’effectuer François Fillon à Abidjan, et les commentaires des uns et des autres (« Il n’y aura alors plus qu’à se pencher pour récolter des marchés » a écrit La Lettre du Continent, faisant état de l’aide financière française à la Côte d’Ivoire), je repensais à ce texte signé de Armand Josse, alors sénateur de la Côte d’Ivoire, et publié dans la revue AOF Magazine (décembre 1954).

« Plantons du Blanc en Afrique Noire ». Proposition insultante. Plus encore quand on poursuit la lecture du texte de Josse : « L’arrivée massive de travailleurs européens en Afrique Noire s’oppose-t-elle aux grandes lois ethniques du Monde ? Certainement pas […] Eisenhower descend-il des Iroquois ? Péron est-il Inca ? Le maréchal Juin [qui régnait alors pour le compte de la République française sur le Maroc] appartient-il à la fière race des cavaliers berbères du Grand Atlas ? Le président Kruger, l’âme de la guerre des Boers, est-il Bantou ? Cette loi répond à mes espérances ».

Près de soixante ans plus tard, ce texte fait froid dans le dos par tout ce qu’il sous-entend, méprisant tout à la fois les « Noirs » (qui ont des bras mais pas de tête) et les « travailleurs ». Il est le reflet d’une époque ; celle de la colonisation économique triomphante. Révolue ? Oui, bien sûr (quoi que les propos de Fillon sur la « francité » de Eva Joly, candidate à la présidentielle française, résonnait curieusement dans un pays qui a mis le feu aux poudres avec « l’ivoirité »). Mais on ne peut nier que la visite de Fillon et de son escouade de patrons a créé un malaise chez les Ivoiriens qui entendent parler de centaines de millions – et, au total, de milliards – d’euros déversés dans les caisses de l’Etat ivoirien alors que la situation des populations, après des années de galère et des mois de pénurie absolue, est toujours plus que précaire.

Cette manne financière fait se frotter les mains des entrepreneurs locaux français – qui, par ailleurs, vont être indemnisés pour les dommages subis en Côte d’Ivoire – et des multinationales qui y ont leurs entrées. Baudelaire Mieu, dans Jeune Afrique (10 juillet 2011), cite ainsi un « industriel français du BTP présent dans le pays depuis trente ans » : « La France se portait bien en Côte d’Ivoire sous Gbagbo, avec Ouattara ce pourrait être l’extase avec les 200 filiales de groupes français exerçant à Abidjan, elles ne subiront plus de pressions. C’est une ère nouvelle qui s’ouvre ». Le plus gênant dans cette affaire est, effectivement, que « la France se portait bien en Côte d’Ivoire sous Gbagbo » tandis que les Ivoiriens étaient au plus mal ; ce qui laisse augurer qu’ils pourraient se porter toujours aussi mal dans les mois et les années à venir et que ce n’est un souci pour personne dès lors que les entreprises étrangères, elles, se portent bien.

Fillon était conscient de l’extravagance de la situation. La Côte d’Ivoire sort meurtrie de plus d’une décennie de gestion par la clique de Laurent Gbagbo (dont les crimes économiques n’ont rien à envier aux crimes politiques) ; les Ivoiriens le sont plus encore. Et le voilà qui vient chanter les louanges des Français en Afrique au soir du 14 juillet, jour de fête nationale (« Nous avons besoin de vous pour promouvoir en Afrique le visage d’une France dynamique, audacieuse devant les défis lancés par la mondialisation » a-t-il lancé en direction des 14.000 Français de Côte d’Ivoire), en compagnie du secrétaire d’Etat aux Français de l’étranger (portefeuille inédit dans notre gouvernement et confié à l’ex-judoka David Douillet) ; il s’incline dans le hall d’un hôtel (géré par une chaîne française : Novotel) devant le souvenir des deux victimes françaises des « gbagboïstes » lors d’une bataille d’Abidjan dans laquelle notre armée – via la force Licorne – s’est impliquée (mais il y a eu plus de 3.000 victimes ivoiriennes).

Notre premier ministre français a eu raison d’appeler « ceux qui parlent de Françafrique à changer de vocabulaire et […] de logiciel ». Il ne s’agit plus de « diplomatie d’influence » au bénéfice d’hommes politiques et d’hommes d’affaires ; il s’agit de « diplomatie d’ingérence ». Ally Coulibaly, conseiller diplomatique de ADO et son ambassadeur en France, l’avait dit, le 8 juin 2011, aux opérateurs économiques français lors d’une rencontre organisée à Paris : « Nous attendons que vous preniez la part qui vous revient dans le financement du programme d’Alassane Ouattara ». Au passage, d’ailleurs, Fillon a réécrit l’histoire, tirant un trait sur la crise de la fin des années 1980-début des années 1990, les années de « l’ivoirité » et de l’argent gâché de la dévaluation (celles de Henri Konan Bédié), considérant que « le miracle ivoirien » avait décliné « à partir des années 2000 » alors que cela faisait pas loin de deux décennies que le miracle n’était plus qu’un mirage. L’occasion de faire l’impasse sur les connexions entre le monde français des affaires (celui qui, d’ailleurs, accompagnait le premier ministre le 14 juillet) et le « clan » Gabgbo (pour reprendre une expression utilisée par Fillon).

La France devient donc un « partenaire décomplexé » – il faut l’être pour oser, un 14 juillet, débarquer avec des valises d’euros et, après les avoir déposées à la présidence de la République, se rendre au QG des forces françaises dans le pays -, un « partenaire de référence ». Faut-il s’en offusquer ? Sûrement pas. Depuis près de dix ans, via la force Licorne, la France a dépensé plusieurs milliards d’euros en Côte d’Ivoire, les entreprises françaises dans le pays ont été pillées en 2004 et en 2011 (20 millions d’euros ont été débloqués par le gouvernement pour les dédommager). Philippe Bernard, dans Le Monde (daté du 16 juillet 2011), rappelait que les entreprises françaises « représentent déjà 26 % du PIB ivoirien et 50 % des recettes fiscales du pays ». Et Jean Kacou Diagou, président de la Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire, affirmait dans Les Echos (13 juillet 2011 – entretien avec Marie-Christine Corbier) : « Je crois que, si les troupes françaises n’avaient pas été là, nous serions encore en train de nous entre-tuer » ; il évoque, par ailleurs, le « trou dans lequel se trouve la Côte d’Ivoire ». Avec un tel état des lieux qui peut penser que la Côte d’Ivoire est libre de choisir son destin et que la France n’est pas en droit de réclamer son dû ? La « démocratie » ivoirienne a été payée par les contribuables français. Et, après tout, ces dernières années, les responsables politiques ivoiriens n’ont cessé d’appeler à l’aide la « communauté internationale » ; et ils continuent de le faire.

On peut bien sûr regretter qu’un pays, parmi les plus riches en ressources naturelles du continent, celui pour lequel la dévaluation du franc CFA a été décidée voici dix-sept ans (avec, en appui, une manne financière considérable), bénéficie aujourd’hui de l’intérêt de la France et de la « communauté internationale » – c’est une prime à l’irresponsabilité politique et à l’impéritie économique – quand tant d’autres pays s’efforcent, avec leurs propres moyens de se sortir seuls des difficultés conjoncturelles (et, à l’instar du Burkina Faso, des effets collatéraux de la crise ivoirienne). Mais, finalement, c’est en Côte d’Ivoire et nulle part ailleurs que les Français voulaient, voici près de soixante ans, « planter du Blanc ». Ils vont enfin y parvenir !

JEAN-PIERRE BEJOT
LA DÉPÊCHE DIPLOMATIQUE

Commentaires Facebook

Les commentaires sont fermés.