Gbagbo, le pouvoir à tout prix

Par Vincent Hugeux –

Nettement battu dans les urnes par Alassane Ouattara, le président sortant s’est choisi un destin de putschiste. Lançant, au passage, un défi hasardeux à la communauté internationale. A la France, en particulier. A mi-chemin de Jack Lang et de George W. Bush, le sortant Laurent Gbagbo se plaisait à assimiler, au gré des meetings de campagne de l’entre-deux tours, son ballottage contre Alassane Dramane Ouattara, alias ADO, au « combat entre le jour et la nuit, le bien et le mal ». Il y a du vrai dans ce raccourci, mais à front renversé: sous un ciel lourd d’orages, la Côte d’Ivoire vit le énième avatar de la lutte ancestrale entre la force et le droit, le cynisme et la morale. Avec en guise d’arbitre le facteur temps. Pour l’heure, celui-ci semble jouer en faveur du sortant, virtuose de la guerre d’usure. Gbagbo, qui a pris soin d’acheter l’allégeance des hauts gradés de son armée, contrôle l’appareil d’Etat. De même que les ressources et les atouts – cacao, café, pétrole, débouchés maritimes – du pays « utile ». Vaincu dans les urnes, le tribun d’ethnie bété s’efforce de restaurer une illusion de normalité. Pour preuve, la cérémonie d’investiture solennelle du 4 décembre, la réouverture trois jours plus tard des frontières ou la nomination d’un Premier ministre acquis à la cause mais étranger au sérail partisan, l’économiste Gilbert Marie N’gbo Aké; riposte transparente à la reconduction, par Ouattara, du chef de gouvernement Guillaume Soro, pourvu en outre du portefeuille – virtuel – de la Défense. La patrie des Eléphants aurait ainsi deux présidents et deux cabinets. Erreur de parallaxe: il a un chef d’Etat dûment élu, mais impuissant; et un putschiste électoral isolé, réprouvé, mais solidement arrimé à son fauteuil. D’autant qu’ADO n’a aucun intérêt à lancer dans l’immédiat ses troupes à l’assaut du palais, au risque de les exposer à une impitoyable répression, de ternir son aura légaliste et de raviver le spectre de la partition Nord-Sud. Les prestations de serment des deux prétendants à la charge suprême symbolisent cette dissymétrie paradoxale : celle du mauvais perdant fut pompeuse à souhait; celle du vainqueur sans couronne, reclus dans un palace du quartier Riviera, manuscrite et transmise par porteur au siège d’un Conseil constitutionnel aux ordres du tricheur. « Je suis, répète à l’envi l’ancien historien marxisant, un enfant de la démocratie. » Parole de fils indigne, mal élu en 2000 pour un quinquennat qui durera dix ans, et point élu du tout une décennie plus tard. Un cas d’école pour la communauté internationale Le chaudron ivoirien soumet la communauté internationale à un périlleux cas d’école. Les Nations unies, l’Europe des 27 et les Etats-Unis ont reconnu la victoire d’ADO et prié son rival de s’effacer. Mieux, l’Union africaine (UA), fût-ce mezza voce, et la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) ont fait de même, privant ainsi « Laurent » de son refrain favori: celui du vaillant héros du continent noir aux prises avec un vaste complot impérialiste et néocolonial. Reste qu’en confiant à Thabo Mbeki une médiation vouée à l’échec, l’UA a pris le risque de brouiller son message. Investi d’une mission d’intercession en 2004, l’ex-président sud-africain avait certes arraché aux belligérants ivoiriens un accord purement formel, mais fut écarté pour « gbagbophilie » chronique. Son seul succès? Avoir convaincu l’ami Laurent de laisser ADO briguer la présidence… De même, expédié au Zimbabwe, Mbeki aura, au nom de la stabilité, amplement ménagé le vieux satrape Robert Mugabe, contraignant son challenger floué, Morgan Tsvangirai, d’endosser le costume ingrat de Premier ministre. Soyons clair: rien ne prouve que les sanctions à venir – suspension de telle instance, rétorsions financières, mise en quarantaine du clan des faucons ivoiriens – suffiront à fléchir le « boulanger d’Abidjan », ainsi surnommé pour son aptitude à rouler ses rivaux dans la farine. Pas davantage d’ailleurs que la mise en demeure du Fonds monétaire international (FMI), partenaire vital pour un pays miné par l’endettement. L’ONU, qui a englouti des centaines de millions d’euros dans un scrutin ainsi dévoyé et entretient sur place, à prix d’or, un contingent d’environ 8000 soldats de la paix, manque de leviers coercitifs. La hantise du carnage fait le reste. Quoique louable, la quasi-unanimité affichée à l’étranger risque, si elle ne porte pas ses fruits à brève échéance, de se fissurer au fil des semaines. Realpolitik oblige. Pis, elle alimente la rhétorique national-populiste chère à Gbagbo. « Jamais notre souveraineté, martèle-t-il, ne sera piétinée. » Qu’importe que la volonté des citoyens ivoiriens, elle, le soit. 15 000 Français, otages potentiels Que faire dans l’hypothèse, plus que vraisemblable, où « Laurent » s’accrocherait? La question plonge dans l’embarras un éminent conseiller élyséen. « S’il se « mugabise » [allusion à Mugabe] pas grand-chose, convient-il. Dès lors qu’on échappe au bain de sang, le pire des scénarios, le dénouement risque de traîner en longueur. » Plus que d’autres, la France, deuxième partenaire commercial et premier investisseur, doit jouer serré. Les faucons abidjanais disposent, avec les 15.000 ressortissants hexagonaux établis en Côte d’Ivoire, d’un formidable vivier d’otages potentiels. Nicolas Sarkozy n’en a que plus de mérite de parler clair, saluant l’élection « incontestable » de son ami Ouattara, et invitant le « boulanger » à quitter son pétrin pour mieux sortir sa patrie de celui où elle se trouve. Réfugié dans un autisme hautain, Gbagbo choie les boutefeux de son entourage et en évince les tièdes. Sans doute préfère-t-il finir en roitelet d’une principauté prospère, voire en orgueilleux paria, qu’en empereur retraité. Sans doute est-il prêt à se battre jusqu’au dernier Ivoirien.

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