L’Afrique du Sud se sent-elle concernée par les difficultés des autres pays africains ?

J’ai aimé le Desmond Tutu qui se dressa contre la domination des Blancs (21 % de la population) sur les Noirs (67% de la population).

J’ai moins aimé le Tutu qui ne se prononça jamais sur la confirmation de l’acquittement de Laurent Gbagbo par la Cour pénale internationale (CPI), le 31 mars 2021.

Desmond Tutu était allé voir Laurent Gbagbo à Korhogo le 2 mai 2011 en compagnie du Ghanéen Kofi Annan et de l’Irlandaise Mary Robinson. Selon plusieurs sources convergentes, il avait profité de cette visite pour demander à Laurent Gbagbo de reconnaître Alassane Ouattara comme le vainqueur du second tour de la présidentielle de novembre 2010. Mais l’ex-président ivoirien lui aurait répondu qu’il préférait que le prélat sud-africain lui offre une Bible.

Quoi qu’il en soit, le Prix Nobel de la paix 1984 ne fit aucun commentaire quand Gbagbo fut acquitté. On ne le vit pas célébrer le retour de Laurent Gbagbo dans son pays, une chance qui ne fut donnée ni au Dahoméen Béhanzin, ni à l’Ivoirien Kadjo Amangoua, ni au Guinéen Samory Touré, ni au Malien Ahmadou Tall, ni au Sénégalais Alboury Ndiaye déportés par les Blancs et morts en exil.

Pourquoi Desmond Tutu fut-il incapable de dire que cet acquittement signifiait que Gbagbo avait été injustement humilié et envoyé à la CPI et que les vrais criminels, soutenus et protégés par ceux que Jean Ziegler nomme “les nouveaux maîtres du monde”, méritaient d’être recherchés, arrêtés et enfermés? Craignait-il de fâcher les Occidentaux?

L’évêque anglican m’a donné l’impression qu’il accordait plus d’importance à l’injustice en Afrique du Sud qu’à celle que subissaient les autres fils du continent. Et c’est une des choses qui me gênent dans le comportement du peuple sud-africain. En effet, hormis Mandela, Thabo Mbeki et Julius Malema, nos frères d’Afrique du Sud semblent avoir vite oublié tout ce que fit le reste du continent pour eux au moment où ils étaient aux prises avec l’apartheid. Beaucoup d’Africains sub-sahariens pensaient que l’Afrique du Sud se montrerait plus solidaire, qu’elle tirerait les autres pays comme une locomotive tire les wagons, qu’elle prendrait les devants pour défendre les intérêts des Africains ou éteindre le feu là où il était allumé. Or, que ce soit en Côte d’Ivoire ou en Libye en 2011, Jacob Zuma manqua de fermeté et d’audace. Lui, qui semblait avoir été convaincu par Laurent Gbagbo lors de leur entretien à Abidjan, changea d’avis sur la crise post-électorale dès que Nicolas Sarkozy lui fit une promesse farfelue (donner un siège à l’Afrique du Sud au Conseil de sécurité de l’ONU). Zuma donnait ainsi l’impression que la liberté et la souveraineté des autres pays africains comptaient peu pour lui. Je ne suis pas certain que son successeur soit habité par le désir de redresser la barre afin d’améliorer l’image du pays.

Mbeki, lui, avait du caractère et militait ouvertement pour la renaissance africaine. Induit en erreur par la France et ses valets africains, il exigeait au début une reprise de l’élection d’octobre 2000. C’est le massacre des 64 jeunes Ivoiriens le 6 novembre 2004 par la force Licorne qui fera tomber les écailles de ses yeux. Il crut bien faire en proposant en 2005 à Gbagbo d’autoriser la candidature d’Alassane Ouattara mais l’humiliation et le transfèrement de Laurent Gbagbo de Korhogo à La Haye lui feront comprendre que l’homme dont il plaida la cause “n’a ni foi en l’honneur ni parole d’honneur”, que le seul but de cet homme est “de contenter ceux qui il y a seulement 50 ans mettaient son peuple dans les chaînes de l’oppression”. Et Mbeki d’ajouter : “Je me sens un peu responsable de la situation ivoirienne dans la mesure où c’est moi qui ai persuadé le Président Gbagbo de permettre à Ouattara d’être candidat. Je n’ai pas assez de mots pour vous dire le dégoût que m’inspire cet homme. Heureusement que la vie des hommes n’est qu’une petite étoile filante dans l’histoire du monde. La Côte d’Ivoire se retrouvera un jour.”

Si Tutu avait fait une déclaration similaire, j’aurais applaudi et dit que, pour lui, les droits de l’homme doivent être respectés partout et pas seulement en Afrique du Sud.

Il faut avoir lu “L’Afrique du Sud en Afrique, superpuissance ou néocolonialiste ?” de Liesl Louw-Vaudran pour se rendre compte que, si l’influence de la nation arc-en-ciel est en déclin, c’est parce que ses dirigeants n’ont pas su répondre aux attentes des Africains ni satisfaire les espoirs que les Noirs sud-africains avaient placés en eux. D’après plusieurs analystes, la Commission vérité et réconciliation (CVR), que présida Tutu, a échoué en partie parce qu’elle fut incapable de “faire rendre des comptes aux responsables politiques et militaires de l’apartheid”, [parce qu’elle] a ignoré des caractéristiques fondamentales qui ont pesé sur toute la population non blanche, [parce que] ni les déplacements forcés des populations, ni la spoliation des terres, ni l’exploitation économique de la main-d’œuvre ni le système de pass n’ont été évoqués” (cf. Laeticia Bucaille, “Vérité et réconciliation en Afrique du Sud. Une mutation politique et sociale” dans ‘Politique étrangère’, 2007/2, pp. 313 à 325). Pour sa part, Winnie Mandela estimait que Nelson Mandela n’aurait jamais dû créer cette commission car “qu’est-il sorti de bon de la vérité et en quoi cette vérité aide-t-elle qui que ce soit à savoir où et comment leurs proches ont été tués ou enterrés?”

On a tous en mémoire les violences xénophobes de 2008 et 2015. Même si l’Afrique du Sud n’a pas le monopole de la chasse aux étrangers sur le continent, on espérait mieux d’elle. Or elle a déçu en interne comme à l’extérieur, ce que résument bien les propos tenus en 2017 par Sipho Pityana, homme d’affaires sud-africain : “En tant que nation qui jouissait d’une autorité morale, l’Afrique du Sud a désormais perdu toute crédibilité, une situation qui risque d’avoir des conséquences désastreuses dans l’avenir.”

Lorsque Mouammar Kadhafi a été abattu comme un chien, lorsque Laurent Gbagbo et son épouse ont été maltraités au nez et à la barbe des soldats français, je n’ai pas entendu Desmond Tutu protester. Pour s’être tu sur ces situations dramatiques et d’autres, il a donc contribué, à mon avis, à l’affaiblissement de l’autorité morale de l’Afrique du Sud.

Jean-Claude DJEREKE

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