La question de la Justice dans l’opinion publique Ivoirienne (Deuxième partie)

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Sansan Kambilé, Garde des Sceaux, ministre de la Justice.

Par Pierre Soumarey

2 – Le rapport à l’égalité des poursuites

Il convient de rappeler, même si cela peut paraitre superflu au premier abord, que la nation ivoirienne, est une unité territoriale et communautaire indivisible, dans laquelle tous les citoyens jouissent indistinctement des mêmes droits et mêmes obligations, par opposition à une conception ethniciste et discriminatoire. Les justiciables y sont tous égaux devant la Loi. À partir de ce postulat, toute conception qui catégoriserait les justiciables, en fonction de leur proximité politique ou de leur appartenance culturelle, s’élabore sur des bases erronées. Une telle conception produit, en fonction de son idéologie, une construction où l’accusation peut être déclenchée à la faveur de ces seuls critères catégoriels, au mépris de la réalité probante des faits. Une telle représentation est à l’évidence excessive et caricaturale, car en s’éloignant des faits, elle se détourne du terrain juridique pour s’installer sur un terrain partisan (idées, pensées sociales et politiques propre à un groupe). Aussi, c’est sur ce terrain politique, qu’elle développe une théorie du « complot », et tient un discours qui fait écho au « Goulag ». C’est une posture, un parti pris dans un conflit socio-politique, qui n’a plus rien de juridique. Vouloir sur cette base, faire accepter comme vérité, une représentation caricaturale du juge, le faisant apparaître comme étant le juge de « l’accusation » et des « vainqueurs », est potentiellement dangereux. Cette volonté exprime une attitude de défiance à l’égard de la mission constitutionnelle de l’autorité judiciaire, et jette sur l’institution un discrédit qui ne tient pas compte des contraintes de la règle de droit et des limites qu’elle pose. La nomination des magistrats du siège et la procédure de désignation des jurés, ne constituent ni une raison suffisante, ni une novation. C’est la Loi et celle-ci est constante en Côte d’Ivoire depuis des décennies. Elle n’est pas la caractéristique d’un pouvoir en particulier, mais celle de notre droit, marqué par un emprunt excessif à des modèles extérieurs (manque d’audace ?). Certes, il est possible et même souhaitable, d’imaginer des mécanismes plus éloignés du Pouvoir Exécutif, mais ceci est un autre sujet. Pour revenir à la profonde crise de confiance dont souffre l’autorité judiciaire, à raison ou à tort, questionnons les faits qui l’ inspirent.

Dans le contexte Ivoirien, les opportunités de poursuites couvrent 3 périodes distinctes, en premier lieu, les faits liés à la rébellion, ensuite, ceux relatifs à la crise postélectorale, enfin, ceux commis en période de normalisation ou dite « normalisée».

A ) – Les faits dirigés contre la légalité constitutionnelle ont été éteints par l’article 132 de la Constitution de 2000 (« il est accordé l’immunité civile et pénale aux membres du Comité national de Salut public (CNSP) et à tous les auteurs des événements ayant entraîné le changement de régime intervenu le 24 décembre 1999 ») . Ceux de la rébellion armée ont été également éteints par la loi N=B0 2003-309 du 8 août 2003 portant amnistie des faits et évènements intervenus depuis le 17 septembre 2000, à l’exception des infractions économiques, des infractions constitutives de violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire et autres. En résumé sont visés par cette amnistie les faits relevant de l’atteinte à l’autorité de l’Etat, à la sûreté de l’Etat et à l’ordre public. Cette situation juridique n’est ni le fait de l’institution judiciaire (accord de paix, vote de la représentation nationale), ni celui du Pouvoir actuel (antériorité de la loi, continuité législative). Premier constat : les politiques n’ont pas oubliés de se protéger et nos chers élus ont suivi le mouvement (trahison de la volonté populaire ?). Second constat : les faits non couverts par cette amnistie n’ont jamais été poursuivis depuis 2003 . Conséquence : ces infractions sont frappées aujourd’hui pour la plupart par la prescription (épuisement des possibilités de poursuites sur une échelle de 1 à 10 ans, cf. loi N° 98-745 du 23 Déc. 1998 portant Code de Procédure Pénale). En revanche, pour celles qui sont imprescriptibles, quelles ont été les actions engagées par l’institution judiciaire, la société civile et politique ? Aucune. Constat : l’institution judiciaire n’est pas concernée par les arrangements politiques. Elle ne vote pas les lois. Alors pourquoi vouloir confondre aujourd’hui le judiciaire et la politique en omettant ces données essentielles ? Pour des objectifs politiques. Il faut rappeler que le principe de la légalité comporte une interdiction de l’application des lois pénales par analogie. Il est impératif d’appliquer les textes tels qu’ils sont, sans outrepasser leurs termes et leurs prévisions. Le corollaire qui s’en dégage, est qu’on ne peut pas demander au Ministère Public de revenir sur cette période au motif de la continuité de l’État, sauf à ignorer ou piétiner le Droit. Il est remarquable que l’assassinat de l’ancien Chef d’État, le Général Guéï (septembre 2002) ait pu être instruit avant la prescription (septembre 2012), grâce à la vigilance de sa famille. Il est difficile de revenir en arrière en raison des contraintes juridiques qui s’y opposent, comme nous l’avons vu, et de la modestie des moyens dont dispose l’institution judiciaire pour traiter 3 périodes à la fois. En face de cette faiblesse, la CPI s’est substitué à la justice ivoirienne, en s’autosaisissant des violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire couvrant cette période. Les choses suivent leur cours. il n’y a ni déni de justice, ni sélectivité. Il y a des contraintes juridiques (extinction par des lois), des limites temporelles (extinction par la prescription) et des réalités (faiblesse de moyens)

B) – Le phénomène de violence massive consécutif aux élections de 2010, est traité à 3 niveaux : 1- Le fond de réparation et d’indemnisation des victimes.
2- La mise en œuvre de l’action publique contre les auteurs, coauteurs, complices ou commanditaires des infractions visant l’autorité ou la sécurité de l’État, ou encore portant atteintes à l’ordre public. 3- Les initiatives privées engagées pour des préjudices personnels causés par des auteurs individuels nettement identifiés (récupération et destruction de propriétés et autres).

Lorsque le contrat social a été rompu, la société et la Justice ont le devoir de retisser le lien social en réparant les préjudices subis par les populations et en poursuivant les auteurs des infractions ou crimes qui en sont la cause. Cette mission a été confiée à des autorités civiles (CDVR, CONARIV) indépendantes et impartiales. La démarche semble avoir été inclusive, et menée en direction de toutes les parties belligérantes. Elle semble donc équilibrée, même si l’on déplore son extrême lenteur et ses insuffisances. Il sera observé que le pouvoir judiciaire n’est pas concerné ou associé au processus. Dès lors, il ne saurait être comptable de ce volet. Il n’en va pas de même de l’action publique qu’il a engagée. À l’évidence et contrairement à une impression dominante dans l’opinion publique (médias, réseaux sociaux), il n’existe qu’une seule des parties belligérantes qui a été, ou pu être, tentée de poursuivre la belligérance, dans un esprit de résistance ou de revanche, en vue de reprendre le pouvoir et les avantages perdus lors de ces élections, ou encore de renverser par les armes le nouveau pouvoir issu de ces élections controversées. Confronté à ce mouvement insurrectionnel, l’État en déliquescence à cette époque (2011) n’a pas fait le choix de l’autorité judiciaire (totalement déstructurée), pour contrôler l’application des textes, dont la garantie des droits fondamentaux, pour répondre à cet énorme défi pour la survie de l’État, sa stabilité et la restauration de l’ordre public. Ce qui explique la vague d’arrestations de personnalités politiques de premier plan, survenue immédiatement après la guerre en vue de la faire cesser définitivement. Ceux-ci appartiennent exclusivement à l’une des parties au conflit : la faction FPI/LMP. On ne saurait parler d’opposition à cette époque, mais de pouvoir concurrent, de nouvelle rébellion ou encore du camp des vaincus. L’immense majorité de ce contingent a été libérée depuis lors (liberté provisoire, peines sans mandat de dépôt, acquittement, sursis), à l’exception notable de l’ancien couple présidentiel, frappé par une double procédure (CPI) et une poignée d’officiers militaires. En jugeant sur place Madame ÉhIvet Simone GBAGBO pour les même faits que ceux que la CPI lui reproche, non seulement cette dernière a désormais toutes les chances d’échapper à la Justice Internationale, mais le récent verdict d’acquittement dont elle a bénéficié, aidera puissamment la défense de son époux à la CPI (plaidoiries), mieux que toutes les actions du FPI/LMP à ce jour. Les autres poursuites relatives à des personnes civiles et militaires, ou leur maintien dans les liens de la détention, semblent correspondre à des faits avérés (dénonciations et aveux) dans des affaires d’une particulière gravité (meurtres et actions armées en bande contre la sureté de l’État). Ici seuls la réalité des faits doit être considérée pour former un jugement sur l’institution judiciaire. Ce qui frappe d’entrée est l’absence d’harmonie dans les décisions, nous y reviendrons, et surtout le fait que des citoyens puissent être arrêtés et libérés sans jugement suite à des accords politiques, comme si la médiation judiciaire n’existait pas. Si ceux-ci ont pu servir de support à la libération de certains et au dégel de leurs comptes, c’est la preuve manifeste que les motifs de leur arrestation ou du gel de leurs avoirs, pouvaient être aussi politiques. Lorsque le politique se substitue au juge, ou l’écarte des décisions d’application de peine, nous ne sommes plus dans un état de droit. Durant cette période, force est de constater, que l’État pour légitimer ses actions, les a habillées très grossièrement, de la vertu du droit, alors qu’il en était rien, si l’on excepte les attitudes réelles ou supposées d’insurrection (refus de reconnaître l’autorité légitime et légale du pouvoir issu des urnes, actions subversives, rébellion armée). La prévention d’actes éventuels, ne permet pas d’établir en droit des faits. Pouvait-il en être autrement dans un contexte où la courbe de la belligérance n’avait pas encore régressée de manière significative ? L’efficacité et l’ordre ont été préférés à la justice. Il y avait-il une alternative plus viable ou un choix plus avisé ? Le résultat est là pour le dire. Pour la sélectivité des poursuites, il est nécessaire de trouver des faits identiques, qui n’auraient pas fait également l’objet de poursuites. Ceux-ci sont pratiquement inexistants de la part des « pro-Ouattara. Faute de comparaison, ce reproche doit être abandonné, pour cette période précise. Cependant, au risque de se répéter (Cf. Première Partie), les crimes pointés par la Commission Nationale d’Enquêtes (de la part des Pro-Ouattara et pro-Gbagbo) n’ont toujours été poursuivis et jugés. Ce qui constitue un déni de justice et une anomalie flagrante au détriment des victimes. Une fois de plus la politique a pris le pas sur la justice. Des lors, que la Justice ne peut pas aller au bout de sa mission et de ses obligations, au motif, entre autres, de protéger des individus, elle est déséquilibrée. Cette situation est plutôt un argument pour une amnistie.

C) – Les poursuites en période normalisée (reconstitution de l’appareil judiciaire et norme de pleine capacité de l’État) sont aujourd’hui entièrement soumises au contrôle de l’institution judiciaire, quand elles ne résultent pas de sa propre initiative. Dès lors, il faut apprécier les affaires au cas par cas, et analyser les statistiques pour mesurer l’importance de la pratique sélective ou inégalitaire (% des poursuites et arrestations de personnes appartenant à l’opposition, rapporté au nombre total de poursuites engagées et le nombre d’incarcérations rapporté à la population carcérale totale, pour cette période). Cette méthodologie neutralise les effet symboliques, qui ne permettent que très rarement d’accéder à la forme substantive d’un phénomène dominant, dont la signification réside le plus souvent dans l’habitus (degré de permanence et de récurrence du phénomène observé). En réalité, les arrestations « symboliques » (cadres de l’opposition ou leaders d’opinion) n’apparaissent qu’à de rares occasions dans une série d’arrestations, considérées sur une même période. Peut-être, qu’il s’agit moins d’une pratique dominante, que d’une coloration particulière apportée à un phénomène général (arrestation de personnes de toutes sensibilités et appartenances), repris néanmoins dans un discours plus politique qu’objectif. D’ailleurs, le terme de « coloration » est un mot bien faible au regard de l’inflexion profonde que ce terme fait subir à des concepts comme l’égalité devant la loi, ou la représentation d’un pouvoir décrit comme interventionniste et sélectif, en matière de justice. Sans aller jusqu’à dire que la manipulation du symbolique possède quelque chose de l’ordre de l’arbre qui cache la forêt, de la tâche qui aveugle et détourne de la réalité, ou encore, de « la lettre volée, partout exposée et jamais réellement visible ». On peut considérer, avec raison, que cette sémantique assise sur des arrestations symboliques conduit à des interprétations réductrices. En les ramenant à la politique et à la mémoire, elles sont bien reçues dans une partie de l’opinion, proche culturellement ou politiquement de ces hommes-symboles. C’est dans ce symbolisme profane que se condensent les reproches adressés à la justice, sous le rapport de l’égalité des poursuites. De la même manière, en nous basant toujours sur le caractère extensible des symboles, il existe des contre-symboles (Ourémi dans l’Ouest et tout récemment Soul to Soul), qui pourraient contrebalancer les premiers. Ces exemples symboliques suffisent-ils à conclure à une égalité ou une inégalité dans les poursuites ? Nous nous rendons immédiatement compte du caractère réducteur et exagérément globalisant de cette méthode, dans la confrontation à la réalité. Nous voulons faire valoir, que c’est dans l’étude statistique que l’on peut mesurer véritablement la distribution des poursuites, pour établir selon qu’il est le plus largement observé, si elles sont orientées ou pas vers telle ou telle catégorie de citoyens. Or, jusqu’à preuve du contraire, cette inégalité n’est pas établie par un procédé objectif. Reste la question des poursuites de la CPI. Celle-ci sort du cadre de la justice nationale, qui nous occupe aux présentes.

3 – Rapport à la proportionnalité et la justesse de décisions

Faire un lien entre les décisions de justice, et la qualité ou l’appartenance des justiciables, constitue une accusation grave qui mérite toute notre attention et un examen approfondi, car ce serait accepter un système profondément discriminatoire, et en cela totalement insupportable, s’il était avéré. En effet, il est nécessaire de sortir d’une logique de vengeance, d’une logique de punition, d’automaticité dans laquelle une infraction, doit entrainer nécessairement une peine. Aucune infraction ne peut trouver d’équivalence dans une peine, sans considérer au préalable le contexte et les conditions de sa commission, pour évaluer les chances à donner aux justiciables, et évaluer les risques que la mise en liberté de ceux-ci, font courir à la société et à l’État (sécurité, ordre public, paix sociale). Les peines systématiques, malgré la nécessité de leur effet dissuasif sur les populations, nous font perdre de vue, le sens de l’individualisation des peines. Seuls les aspects préventif et protecteur doivent être retenus dans leur prononcé. C’est ce dernier principe qui semble avoir été appliqué lors de la vague des premiers procès post-crise dits des « pro-Gbagbo ». Ceci a fait dire, à tort, à l’opinion, qu’il s’agissait de décisions à géométrie variable et à la tête du client. Dès lors, le lien entre ces décisions et la qualité ou l’appartenance des justiciables, n’est pas démontré, au contraire.
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CONCLUSION

D’une manière générale ce qui choque l’observateur c’est l’impunité, la corruption et le laxisme qui gangrènent la société depuis des décennies. Des députés possèdent des affaires privées et soumissionnent néanmoins à des offres de marché public. Des militaires mettent en œuvre des armes contre l’État, sans être inquiétés par la justice militaire. Des fortunes colossales se battissent dans ce pays sans que la licité de leur origine ne soient jamais questionnée par la justice. Des marchés brulent, la route tue, des maisons s’écroulent, des marchés publics sont attribués sans respecter les règles, sans que des enquêtes ne soient engagées pour situer les responsabilités et condamner les fautifs. Dans certaines matières (civil, foncier, commercial, familial, immobilier) la corruption et le trafic d’influence sont suffisants pour engager ou éteindre une poursuite, ou pour déterminer l’issu d’un procès. Le préjugé négatif que l’opinion porte sur l’institution judiciaire concerne ses aspects, plutôt que l’inégalité des poursuites. Tous les citoyens sans distinction, sont un jour ou l’autre confrontés à ces situations. C’est donc un phénomène largement répandu, pour justifier, de manière empirique, une opinion unanimement partagée.

Si, le quart des infractions commises en Côte d’Ivoire était réprimé et effectivement sanctionné, les prisons n’y suffiraient pas. Il y a donc manifestement un problème sociétal beaucoup plus profond de conduites sociales et de pratiques économiques et politiques. L’institution judiciaire n’est que le reflet de la société dont elle est le produit et dans laquelle elle exerce (éducation, formation, environnement). Quel que soit « la couleur » du Pouvoir Exécutif, un pouvoir ne peut pas garantir l’indépendance d’un autre pouvoir. C’est une fiction. La réflexion doit s’engager sur l’autonomisation du pouvoir Judiciaire (budget, césure avec l’Exécutif) et un profond assainissement de l’appareil lui-même (radiation, condamnations, contrôle, développement de carrière au mérite.) L’indépendance n’est pas une récompense ou un euphémisme, mais une responsabilité.

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