LE MONDE | Par Marc Roche (Londres, correspondant)
Genève, envoyé spécial
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Vitol, Trafigura, Glencore, Cargill… Ces négociants en matières premières seraient-ils devenus les nouveaux maîtres de l’univers ? Pour eux, il y a en tout cas de quoi jubiler ces jours-ci.
D’abord parce que le trading d’énergie comme de denrées a le vent en poupe. Ensuite et surtout parce que la concurrence se réduit. Les banques d’affaires, qui concurrençaient les négociants plus « traditionnels », se recentrent sur leur coeur de métier, leur laissant le champ libre. Morgan Stanley est ainsi sur le point de céder ses activités de négoce au pétrolier russe Rosneft, tandis que Goldman Sachs a mis en vente ses entrepôts de stockage.
Dans le même temps, des hedge funds spécialisés dans les matières premières font également machine arrière, échaudés par les mauvais rendements de leurs placements.
Et même si « ce n’est pas un métier facile », comme l’assure Pierre Lorinet, directeur financier du groupe Trafigura, citant « une concurrence effrénée qui rogne les marges bénéficiaires, tandis que les coûts augmentent », le fait que l’émission par Trafigura d’une obligation de 500 millions d’euros, lancée vendredi 22 novembre, ait été souscrite trois fois montre que les investisseurs ne s’y trompent pas : ce secteur offre de bonnes affaires.
UN RÔLE-CLÉ DANS L’APPROVISIONNEMENT DES CONSOMMATEURS
Pour en savoir plus sur cette profession peu connue du grand public alors qu’elle joue un rôle-clé dans l’approvisionnement des consommateurs, direction Genève, le centre européen physique du négoce des matières premières. Sur les hauteurs de la ville, un immeuble vieillot abrite le siège de Trafigura.
Les bureaux, ultramodernes, dégagent une atmosphère empesée, froide, inquiétante, atténuée par des toiles abstraites et colorées. Ce cadre à la fois chaleureux et glacial illustre les deux activités-clés des négociants à la source de leur prééminence : l’industrie et la finance.
La première mission de Trafigura consiste à acheminer les matières premières entre pays producteurs et consommateurs. La firme, spécialisée dans le pétrole et ses dérivés, ainsi que les métaux non ferreux, organise le transport, la logistique de stockage et, le cas échéant, la transformation.
Les cinq principaux centres d’activité de Trafigura – Genève, Singapour, Montevideo, Johannesburg et Houston – sont tapis au centre d’une toile d’araignée d’où rayonnent tous les piliers du commerce international : pipelines, ports, silos, cuves, usines de transformation, frets maritimes et Bourses spécialisées.
PÉTROLE BRUT, FIOUL, CUIVRE, ZINC, CHARBON…
L’enseigne déplace des cargaisons de pétrole brut ou de fioul, du cuivre, du zinc, du plomb, du charbon ou du minerai de fer dans un vaste jeu à l’échelle du globe. L’industrie au sens le plus classique.
Mais à côté de ce rôle manufacturier, la société pratique le trading, qui consiste à acheter et à vendre des cargaisons en tirant profit des anomalies, géographiques ou techniques, des marchés physiques de matières premières.
Par ailleurs, le négociant est de plain-pied dans la finance, pour se protéger contre les évolutions des cours, les fluctuations des prix de l’affrètement ou des taux de change. Les contrats à terme, les futures, sur les marchés organisés de Londres, de New York, de Chicago ou de Singapour offrent cet outil de couverture.
L’intervenant doit également se préserver sur ces marchés contre les risques opérationnels que constituent, par exemple, les embouteillages dans les ports ou la piraterie maritime. Des montants colossaux sont en jeu.
ALLIANCE ENTRE L’INDUSTRIE, LE NÉGOCE ET LA FINANCE
Et pour couronner le tout, à l’instar de bon nombre de ses confrères, Trafigura est un gestionnaire d’actifs financiers grâce à son propre hedge fund : Galena Asset Management fait fructifier 2,5 milliards de dollars (1,8 milliard d’euros), dont 80 % proviennent d’investisseurs extérieurs. Le fonds spéculatif s’adonne, entre autres, au capital investissement dans le secteur minier.
A l’évidence, l’alliance entre l’industrie, le négoce et la finance constitue aujourd’hui un tiercé gagnant. Si les firmes marchandes n’ont pas raté l’ultime marche du pinacle, c’est aussi grâce à leur structure privée. Le capital de Trafigura est détenu à 80 % par ses cadres et à 20 % par le PDG fondateur, le Français Claude Dauphin.
Le groupe – chapeauté par une holding néerlandaise quand la société commerciale Trafigura PTE Ltd est immatriculée à Singapour – n’a pas de comptes à rendre aux analystes ou aux investisseurs. Le rapport annuel se contente de donner le chiffre d’affaires, qui s’est élevé, en 2012, à 120,4 milliards de dollars, le nombre d’employés (8 500 dans 56 pays) et la production. Sur les profits et le montant des stock-options, motus et bouche cousue.
UN SECTEUR QUI NE RESPIRE PAS LA TRANSPARENCE
« Une mise en Bourse déconnecte l’actionnaire du management. Les mêmes personnes peuvent développer une vision à long terme et prendre un minimum de risques » : aux yeux de Pierre Lorinet, il n’est pas question de suivre l’exemple de la cotation, en 2012, du rival Glencore.
Le statut privé permet aussi de laver son linge sale en famille. « En cas de conflit, les protagonistes optent généralement pour une procédure d’arbitrage indépendante à l’abri des regards plutôt que d’avoir recours à la justice afin de protéger leur réseau de contacts dans un univers concurrentiel », insiste l’avocat genevois Matthew Parish, spécialisé dans le règlement des différends entre ces chapelles du secret.
Dernier point fort, si l’on peut dire, d’un secteur qui ne respire pas la transparence : le recours extensif aux paradis fiscaux et aux artifices comptables pour brouiller les pistes.
C’est ce que reproche en l’occurrence à Trafigura Marc Guéniat, expert du négoce auprès de l’ONG suisse La Déclaration de Berne : « Son modèle d’affaires s’appuie sur une structure extrêmement complexe, disséminée dans des dizaines de juridictions très opaques. La firme démontre une certaine aptitude à se mouvoir dans des environnements risqués. »
AVENTURIERS MENEURS D’HOMMES, AMBITIEUX ET SANS SCRUPULE
A l’écouter, Trafigura reste fidèle à la philosophie de son fondateur, Claude Dauphin, qui faisait partie de cette poignée d’aventuriers meneurs d’hommes, ambitieux et sans scrupule, regroupés autour du légendaire Marc Rich, fondateur de la société qui allait devenir Glencore.
Marc Guéniat évoque les accusations portées contre la compagnie de versement de pots-de-vin à Malte et en Jamaïque, tout comme les soupçons de manipulation des prix de gaz aux Etats-Unis. De plus, la Déclaration de Berne affirme que Trafigura profite de la corruption et des problèmes de gouvernance au Nigeria et en Angola. Autant d’allégations que le groupe réfute en bloc.
A l’évidence, la grave pollution occasionnée en 2006 à Abidjan par le déversement des résidus pétroliers toxiques du navire poubelle Probo-Koala, affrété par Trafigura, a marqué un tournant pour la compagnie.
Conscient du dommage causé à sa réputation, Trafigura s’est efforcé de mettre la glasnost à l’ordre du jour. En avril, la multinationale a émis sa première obligation à Singapour, ce qui lui a imposé des nouvelles contraintes de transparence.
Par ailleurs, en novembre 2007, une fondation a été créée, visant à promouvoir l’entrepreneuriat social. Cette institution qui finance des projets de développement durable, d’éducation, de réinsertion et de santé est dirigée par un ancien responsable de Médecins sans frontières.
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